THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE DEUXIÈME.

Fanfares au dehors.

LES PRÉCÉDENTS, RÉGANE ET GONERILLE rentrent. 

 

RÉGANE. - Encore le Roi, il nous poursuivra donc partout.


GONERILLE. - Envoyez lui quelques secours sans le faire entrer.


RÉGANE. - On l'a déjà introduit, je l'entends qui survient.


SCÈNE TROISIÈME.

LES PRÉCÉDENTS, LÉAR, EDGARD, le Comte de KENT, LE FOU.


RÉGANE. - Quelle suite ! qu'on jette à la porte tous ces manants qui viennent salir les dalles de notre palais.


KENT. - Puisqu'on a chassé les chevaliers que le Roi s'était réservé, il a bien fallu qu'il appelât à lui les hommes de bonne volonté. Ce n'est pas notre faute à nous si les seigneurs que Lear a enrichis se sont détachés de lui pour servir les nouvelles souveraines. Au reste, nous avons fait de notre mieux et pour que les pieds du vieillard ne fussent pas souillés par la boue, déchirés par le roc, nous l'avons porté sur nos épaules.


LE ROI LEAR. - Mes filles, je me présente une dernière fois devant vous, la prière sur les lèvres, ne me rejetez pas.


GONERILLE. - Que ne restiez-vous chez ma sœur ?


RÉGANE. - Vous avez quitté Gonerille avant le temps, je ne vous dois rien.


GONERILLE. - Croyez-moi, partez pour la France.


LE ROI LEAR. - Oui, je vais auprès de votre sœur porter mes ressentiments ; je le reconnais trop tard elle seule me donnait une preuve de tendresse en mesurant les paroles de son dévouement.


EDGARD (à Kent, à part). - Mon frère Oswald est ici, j'ai envie de l'avertir du danger qu'il court, et de sauver par ce moyen la duchesse d'Albanie.


KENT. - Sur la vie du Roi, gardez-vous de commettre une pareille imprudence. Pas un mot je vous prie, d'ailleurs des renforts nous arrivent. Cordélia sera ici à temps pour empêcher que ce forfait s'accomplisse.


LE ROI LEAR. - Partons mes fidéles, exposons nous encore une fois à l'inclémence de l'air. J'aime mieux mourir de froid et de misère que de rester plus longtemps auprès de ces deux infâmes.
(Régane et Gonerille chassent le Roi.)


RÉGANE. - Allez, vieux radoteur, qui ne savez ni ce que vous dites, ni ce que vous voulez !


GONERILLE. - Portez ailleurs vos malédictions, oiseau de malheur.


LE ROI LEAR. - La vengeance divine plane sur vos têtes ; elle ne tardera pas à vous atteindre.
(Il sort.)


RÉGANE. - Chevaliers que l'on s'apprête pour la chasse !



SCÈNE QUATRIÈME.



Au fond du théâtre on voit la mer. À droite, finit une forêt ; la gauche est découverte et accidentée de rochers qui forment des hauteurs sur les bords de l'océan. On entend au loin les fanfares de la chasse ; un cerf traverse la plaine et rentre dans la forêt.

LE DUC D'ALBANIE, seul. - Il se trame certainement quelque chose contre nous, et puisque je suis parvenu à m'échapper de la chasse, je vais retourner dans mes domaines et rassembler au plus tôt une armée pour défendre Gonerille et l'arracher au pouvoir de sa sœur. Régane est un monstre : elle a entraîné la duchesse d'Albanie, par son exemple, à méconnaître ses devoirs de fille, et elle en sera certainement victime. Par où aller pour ne rencontrer aucun des gens du duc de Cornouailles, le digne époux de ma belle-sœur ? Si je voyais une barque, je m'enfuirais par les côtes ; mais le ciel est menaçant : il fera certainement une tempête avant peu.


SCÈNE CINQUIÈME.

LE DUC, OSWALD, GONERILLE, RÉGANE,


OSWALD. - Noble duc, ma maîtresse vous cherche, elle voudrait vous avoir à ses côtés pendant la chasse.


LE DUC, à part. - Je suis surveillé, il faut revenir. Le soupçon hâterait ma perte. La vue de la mer me plaît infiniment ; j'étais arrêté à regarder cet orage qui se forme là-bas. Dans un instant je vous rejoins.


OSWALD. - La duchesse de Cornouailles est près d'ici à vous attendre ; je suis vos ordres pour vous ramener auprès d'elle.


LE DUC D'ALBANIE. - S'il en est ainsi, partons, Oswald. Ma sœur a en toi un serviteur bien intelligent.
(Ils s'éloignent.) (Des Seigneurs et les Princesses, à cheval, traversent rapidement le théâtre. Des fanfares. Le Duc et Oswald arrivent par derrière. Gonerille se rapproche de son époux, ils restent à l'écart.)


GONERILLE. - Ne me quittez pas, pour l'amour de moi, mon cher duc. Je ne sais ce qui se passe, mais Régane affecte une tendresse pour moi qui me cause de l'inquiétude.


LE DUC D'ALBANIE, - Le mieux serait de nous échapper.


G0NER!LLE. - Je veux me sauver la première. Occupez la duchesse pendant que je mettrai mon cheval au galop au premier détour.
(Ils passent.)


RÉGANE, se rapprochant d'Oswald. - Lorsque le duc sera engagé dans une conversation avec moi et entouré de manière à ne pas pouvoir s'échapper, surveille Gonerille ; je vois qu'elle commence à concevoir quelque crainte ; elle va vouloir s'enfuir. Ton trait l'atteindra et tu auras soin de t'assurer si la blessure est mortelle.


OSWALD. - Tout sera fait ainsi que vous le souhaitez.
(En ce moment Gonerille se dirige au galop vers le fond de la forêt. Oswald part d'un côté opposé mais pour la rejoindre.)


LE DUC D'ALBANIE. Je vais suivre Gonerille : elle s'engage seule dans la forêt, je crains qu'il ne lui arrive quelque chose.


RÉGANE. - Mon cher duc, tous les environs sont remplis de mes gens et des vôtres il n'y a pas le moindre risque ; laissez notre sœur en liberté. Ce site est magnifique, nous ferions bien de nous y reposer et d'y prendre le repas que mes officiers de bouche ont apporté. Allons attacher nos chevaux sous les arbres, et les trompettes sonneront pour attirer nos gens par ici. Gonerille entendra cet appel, et elle nous rejoindra.
(Ils vont vers la forêt, disparaissent, et reviennent à pied. Le duc d'Albanie est entre deux officiers de Régane.)

(Des cris partent de la forêt.)


RÉGANE. - Qu'est-ce que cela ?


LE DUC D'ALBANIE. - Ce sont mes gens qui appellent au secours il y a quelque trahison.


RÉGANE, à ses officiers. - Ne souffrez pas que le duc s'éloigne avant que ses soupçons soient éclaircis !
(Les gardes se rapprochent du Duc.)


LE DUC. - Suis-je prisonnier ?


RÉGANE. - Jusqu'à ce que nous soyons justifiés mon frère.


SCÈNE SIXIÈME.

LES PRÉCÉDENTS.


Deux Soldats du duc d'Albanie amènent Oswald qu'ils tiennent par les bras.


UN SOLDAT, au duc d'Albanie. - Nous avons laissé la duchesse assassinée et sans vie à cent pas d'ici. Ce jeune officier est l'auteur de ce crime.


RÉGANE. - Si tu dis vrai, il va subir un châtiment aussi horrible que sa noire perfidie. Notre sœur, misérable, tu as osé attenter aux jours de notre sœur ! Tu l'as tuée ?


LE SOLDAT. - Elle n'est que trop bien morte.


LE DUC. - Je veux aller voir s'il ne reste aucun moyen de la secourir.


RÉGANE. - Que l'on accompagne mon frère, pour moi je veux en finir avec ce scélérat.
(Le Duc s'en va toujours suivi des gardes de Régane.)


OSWALD, à la duchesse. - Je compte sur votre clémence, princesse.


RÉGANE, sans lui répondre. - Que l'on pende ce malfaiteur.


OSWALD. - Ma souveraine, je vous en conjure, ayez pitié de moi, je n'ai rien fait que par vos ordres.


RÉGANE. - Imposteur ! Tu ne diras pas un mot de plus ; qu'il meure sur-le-champ, et que son corps reste la proie des oiseaux sauvages.

(On emmène Oswald.)

(à sa suite.) Maintenant allons vers ma malheureuse sœur.



SCÈNE SEPTIÈME.



La nuit vient par degrés, il fait tout-à-fait sombre, l'orage gronde dans le lointain ; à la lueur des premiers éclairs on voit le corps d'Oswald suspendu à un arbre. La mer est très agitée ; on aperçoit des vaisseaux à l'horizon.



LE ROI, KENT, EDGARD, LE FOU.



LE ROI LEAR. - Arriverons-nous bientôt, mon bon Kent ?


KENT. - C'est ici, mon noble souverain, et déjà, à la lueur des éclairs, je découvre les vaisseaux qui nous amènent les secours du Roi de France et des nouvelles de votre bien aimée Cordélia.


LE ROI LEAR. - Je mourrais de honte s'il fallait me retrouver en suppliant devant cette fille si indignement chassée.


KENT. - Elle n'a pas cessé un seul instant de vous honorer et de vous bénir.


LE ROI LEAR. - Ton retour auprès de moi est un gage de sa sollicitude. Mes yeux affaiblis par les pleurs ne t'ont pas reconnu, tout d'abord ; mais peu à peu le son de ta voix s'est insinué dans mon souvenir et ta présence m'a rendu le courage. Quel est ce jeune homme qui est avec toi ? S'il m'en souvient, tu n'avais pas de fils ?


KENT. - La guerre a moissonné tous ceux qui sont nés de moi.


LE ROI LEAR. - Ah ! tu n'as pas d'enfants, je t'en félicite Kent, moi je pleurerai toute ma vie pour en avoir eu.


KENT, à part. - Sa tête s'affaiblit de plus en plus. Grands Dieux conservez lui assez de raison pour qu'il reconnaisse Cordélia et jouisse de quelques jours de repos. (Au roi.) Sire, le brave jeune homme qui m'accompagne est le fils du comte de Glocester. Sa vie est en péril comme la nôtre.


LE ROI LEAR. - Est-ce qu'il a aussi livré son héritage à ses filles avant sa mort ?


LE FOU. - Mon bon maître, voilà des vaisseaux qui fendent les mers, ils s'approchent ; votre fille Cordélia envoie une armée pour vous rendre votre couronne.


LE ROI LEAR, avec terreur. - Cachez-moi, que mes filles ne me découvrent pas, j'ai vu du poison sur leurs lèvres, des poignards dans leurs yeux, elles m'arracheraient violemment ce qui me reste de vie, si nous nous rencontrions encore une fois.
(Edgard, qui est allé du côté où est le corps de son frère revient vers Kent.)


EDGARD. - Comte de Kent, un cadavre est suspendu à l'un des chênes de la forêt.


KENT. - Dans le temps où nous vivons, les exécutions ne sont pas rares.


EDGARD (seul). - La faveur des princes ne peut pas être aussi passagère. C'est sans doute la nuit qui donne à ce fantôme l'apparence de mon frère Oswald.


LE FOU. - C'est singulier, la même idée m'a frappé.



SCÈNE HUITIÈME.

LES PRÉCÉDENTS, LE DUC D'ALBANIE enveloppé d'un manteau.



KENT. - Silence ; un homme s'approche de ce côté. Ne lui parlons pas avant de nous être assurés que personne ne le suit.


LE DUC. - Quel temps ! le ciel semble prêt à foudroyer les hommes et à effacer toute trace de la terre en l'abîmant de nouveau sous les eaux.

(Des éclairs.)

Il y a des hommes de ce côté, holà mes bons amis, qui êtes vous ?


LE COMTE DE KENT. - Des mendiants, des malheureux ; notre costume vous dispenserait de nous demander notre qualité, s'il faisait jour.


LE DUC. - Alors vous êtes justement de ceux que je cherche, car pour de l'or vous me conduirez dans mon pays.


KENT ? à part . - C'est le duc d'Albanie.


LE DUC. - Pour vous-mêmes, mes honnêtes gens, il n'est pas sûr de rester ici. Ce duché va être le théâtre d'une guerre. Il est arrivé de terribles événements à la cour de Cornouailles.


KENT. - Les pauvres gagnent toujours quelque chose aux querelles des riches, et le duc d'Albanie lui-même souhaiterait peut-être en ce moment de n'être qu'un mendiant.


LE DUC. - Si tu m'as reconnu, bon homme, tu dois savoir que je payerai généreusement ton assistance.


KENT. - Ma fidélité est engagée ailleurs. Je défends ici un pauvre vieillard, chassé par ses filles et ses gendres de palais en palais, et qui n'a plus que le ciel pour abri.


LE DUC. - Le Roi Lear ! alors tu es le comte de Kent.


KENT. - Puisque tu nous a découverts, Duc, tu deviens notre prisonnier. Edgard, veillez sur tous les mouvements du prince. Vous m'excuserez, noble seigneur ; mais nous n'avons pas envie que vous ailliez avertir la duchesse de Cornouailles et votre auguste épouse que des proscrits sont auprès d'elle.


LE DUC. - Gonerille n'existe plus, elle est morte victime de la trahison de sa sœur. Le duc et la duchesse de Cornouailles sont aujourd'hui mes seuls ennemis.


KENT. - Puissance du ciel ! Tu commences déjà à punir les coupables.


LE DUC. - Le jeune Glocester, Oswald le favori de Régane, a payé de sa vie son obéissance aux ordres de sa maîtresse.


EDGARD. - Oh, mon frère ! je ne m'étais donc pas trompé ?


KENT. - Duc d'Albanie, je vois que nous pouvons nous ouvrir à vous. La tempête retient en ce moment en pleine mer les vaisseaux du Roi de France. Un débarquement va s'opérer sur celte côte-ci même, entre ces rochers voulez-vous combattre pour le malheureux Roi que ses filles ont si inhumainement trahi ?


LE DUC. - Je n'aspire qu'à me jeter à ses pieds et à obtenir de lui-même le droit de le défendre. Où est-il ?


KENT. - Là, sous l'abri d'un manteau ; lui qui a donné ses palais avant l'heure où il devait descendre dans la tombe. Il dort en ce moment, vous lui parlerez à son réveil, mais vous aurez de la peine à en obtenir une réponse précise, son esprit ne semble plus capable d'entendre ce qu'on lui dit.
(Le temps s'est éclairci peu à peu, les vaisseaux se sont rapprochés, et le débarquement s'opère derrière les rochers.)


 




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