SCÈNE QUATRIÈME.
Intérieur du Palais de la Duchesse. Un Salon.
La Duchesse RÉGANE le Comte de GLOCESTER.
LE COMTE DE GLOCESTER. - En vain vous me l'assurez, Madame ! en vain mes yeux en voient les preuves ! mon cœur se révolte de supposer mon fils, cet Edgard dont j'étais si fier, capable d'une semblable noirceur. Quoi ! appeler des étrangers dans notre royaume pour le dévaster, et demander la tête de son vieux père afin de s'emparer de son héritage avant le temps marqué par la nature.
RÉGANE. - Vous le dites vous même mon cher comte, ce sont là les torts de votre fils aîné.
GLOCESTER. - De la part d'Oswald ces infamies m'auraient moins surpris.
RÉGANE. - Voilà comment juge l'aveugle prédilection... Votre fils Oswald. a surpris ce complot j'en ai la preuve, sans qu'il m'en ait parlé cependant ; et il a fait sauver son frère.
GLOCESTER. - Le monde est bouleversé, ma raison est confondue ; je ne comprends plus rien à ce qui se passe sous mes yeux.
RÉGANE. - Vous vous retirerez pour quelque temps de la cour. Noble comte, ce n'est point une disgrâce ; mais nous pensons que vous avez besoin de repos pour vous remettre du choc d'une si rude nouvelle.
(Le Comte sort.)
RÉGANE. - À nous deux, mon cher Oswald ; maintenant tu es un habile courtisan, sans conscience et sans cœur. Lorsque nous aurons tiré de ta vénalité les services que nous en attendons, nous aurons soin de purger la terre d'un aussi misérable vaurien.
SCÈNE CINQUIÈME,
La Duchesse RÉGANE, OSWALD, un Courrier.
OSWALD. - Ma noble maîtresse, voici un envoyé de votre père, qui vous annonce son arrivée chez vous.
RÉGANE. - Qu'est-ce cela, mon père devait rester six mois chez ma sœur ; prétend-on me jouer de cette façon ?
OSWALD. - J'ai fait causer cet homme : il paraît que les procédés de la duchesse d'Albanie ont mis le Roi en si grande colère, qu'il n'a pas voulu rester plus de vingt-quatre heures dans son palais.
RÉGANE. - Nous saurons comment elle a agi, afin de faire plus mal encore. De cette façon, notre hôte se mettra à la raison ; ou bien il retournera à la cour de ma sœur. Dites à l'envoyé de mon père qu'il lui réponde que son arrivée inattendue nous cause un mortel embarras mais que, néanmoins, par égard pour la longue route qu'il vient de faire, nous consentons à lui donner un abri momentané.
(Oswald sort.)
RÉGANE. - Ma sœur me joue-là un tour dont je saurai me venger !
OSWALD, rentrant. - Voici maintenant un courrier qui arrive de la part de la duchesse d'Albanie.
RÉGANE. - Fais-le entrer.
(Oswald sort et ramène le courrier.)
LE COURRIER. - Noble Souveraine, la duchesse d'Albanie m'envoie vous prévenir de ce qui est arrivé chez elle. D'après les conventions que vous avez faites ensemble ; elle a voulu apprendre à son père qu'en se démettant de sa couronne, il avait perdu le droit de commander. Mais rien n'a pu calmer l'humeur violente du vieux Roi, et il est parti pour venir vous demander justice des prétendus outrages de votre sœur.
RÉGANE. - Dites à la duchesse d'Albanie qu'avant peu je lui renverrai le Roi aussi souple et aussi obéissant qu'un enfant. (Le Courrier sort.) Oswald, faites savoir à tous les gens de ma maison que je leur ordonne de manquer ouvertement de respect au Roi. À peine la garde qu'il traîne à sa suite sera-t-elle entrée dans le palais que j'entends qu'on la désarme ; à moins que, par une prompte obéissance, elle n'abandonne le service du maître qui n'est plus en état de la gouverner. Enfin, quand le Roi arrivera vous le conduirez ici. (On entend des fanfares.) Allez vite Oswald, je reconnais les trompettes de sa garde. Rien de trop respectueux dans vos manières, vous m'entendez.
(Il sort.)
SCÈNE SIXIÈME.
RÉGANE, LE ROI LEAR.
RÉGANE. - Vous me voyez .étrangement surprise de votre arrivée, mon père.
LE ROI LEAR. - Ma chère Régane, ta sœur s'est indignement conduite à mon égard ; déjà l'accueil que je reçois ici me trouble étrangement ; mais tu vas réparer tout cela, j'en suis sûr. Voyons ma fille, toi qui as si bien su me répondre devant le conseil, lorsque je t'interrogeais sur tes sentiments pour moi, trouve quelque bonne parole aujourd'hui pour accueillir le père qui s'est dépouillé en ta faveur.
RÉGANE. - Il paraît que ma sœur a eu beaucoup à se plaindre de votre humeur chagrine !
LEAR LEAR. - Peut être, ma bien-aimée Régane, aussi ai-je fait de sages réflexions durant mon voyage, et puisque je n'ai plus d'espoir qu'en toi, j'ai résolu de me soumettre en tout à ta volonté. Gonerille a réduit ma garde à cinquante chevaliers, je me contenterai de ce nombre. Elle a refusé de me payer mon revenu, je ferai en sorte de vivre avec le peu que tu me feras compter.
RÉGANE. - Vous n'aurez point ici d'autres serviteurs que les miens, c'est un point arrêté.
LE ROI LEAR. - Qu'entendez-vous par-là, ma fille ?
RÉGANE. - À l'instant où je parle, vos gardes sont désarmés ; et nous allons vous nommer un gouverneur qui sera chargé de nous rendre compte de toutes vos actions.
LE ROI LEAR. - Je puis donc dire adieu à la patience, puisque la patience ne sert qu'à enhardir mes ennemis contre moi. Que le Ciel te confonde, misérable hypocrite ! Fille sans cœur je ne veux pas même abriter ma tête une nuit sous ton toit. Depuis que j'ai déposé ma couronne je vois bien que l'expérience commune à tous les hommes, me manquait. Gonerille en usait probablement bien à mon égard, puisque sa générosité me laissait encore les apparences d'un maître. Je retourne vers elle ; ce qu'elle m'a accordé, je m'en contenterai et tu ne me reverras plus odieuse Régane, opprobre de la nature. Puissent tes fils te rendre un jour le mal que tu fais à ton père !
SCÈNE SIXIÈME.
Encore le devant du Château.
KENT, EDGARD (déguisé comme lui en mendiant).
KENT. - Restez ainsi auprès de moi, mon jeune ami. Je contreferai l'aveugle, et vous passerez pour mon fils. Cet habit de matelot qu'on vous avait donné aurait servi à vous faire reconnaître par ceux-là même qui ont juré votre perte. Qui sait si des assassins ne vous guettent pas sur la route que l'on vous a conseillé de prendre ? Attendons ici pour savoir ce qui est arrivé dans le château puis nous verrons à secourir ce malheureux vieillard qui reçoit de si dures leçons de la Providence.
EDGARD. - Encore si j'avais pu aller me jeter aux pieds de mon père.
KENT. - Oubliez vos maux, jeune homme, pour ne songer qu'à servir la cause de votre Roi. Si l'évènement nous est favorable, vous aurez le temps à votre âge, de réparer les douleurs de quelques jours.
EDGARD. - Pardon, noble Kent, c'est la dernière plainte qui s'échappera de mon sein ; me voilà uniquement dévoué aux intérêts de mon souverain. Mon frère sort du palais.
KENT. - Cachons-nous au plus tôt.
(Ils disparaissent.)
SCÈNE HUITIÈME.
Les Précédents (cachés), OSWALD.
OSWALD. - Il faut que je fasse diligence pour que la duchesse d'Albanie ne soit plus chez elle lorsque le roi y reviendra. Les deux cours vont se réunir dans un château situé sur la frontière, et c'est là que s'accompliront sans doute, les projets de ma maîtresse contre sa sœur. Je suppose bien que la duchesse d'Albanie et son noble époux vont rester captifs dans cette forteresse où on les invite à des fêtes.
(Il s'en va.)
SCÈNE NEUVIÈME.
LE ROI LEAR, LE FOU, KENT, EDGARD.
LE ROI LEAR. - Sortir ainsi seul, à pied, de ce palais ! Comment allons-nous retrouver notre chemin, mon pauvre fou ?
LE FOU. - En le demandant, mon bon maître, puisque nous voilà réduits à la simple condition des plus misérables passants.
(Kent et Edgard se montrent.)
LE ROI LEAR. - Quels sont ces gens de mauvaise mine qui viennent vers nous ?
LE FOU. - Depuis que j'ai vu les grands seigneurs se montrer lâches et perfides je n'ai plus la moindre défiance de ceux qui portent des haillons. Holà l mes bons amis pourriez-vous nous enseigner le chemin le plus court pour sortir du duché de Cornouailles ?
KENT. - Moi je suis un pauvre aveugle, mais voilà mon jeune fils, un gaillard qui a de bonnes jambes, qui saura vous guider. Seulement, il faudra me souffrir dans votre compagnie, car je ne peux pas rester seul ici.
LE ROI LEAR. - Nous voilà une belle escorte digne d'un Roi détrôné ; qu'en dis-tu mon fou ?
LE FOU. - Il me semble que nous n'en avons jamais eu de plus noble et de plus sûre.
LE ROI LEAR. - Comment l'entends-tu ?
LE FOU. - Tant de cœurs faux se cachent sous de brillants habits qu'il ne serait pas étonnant de rencontrer le dévouement et la loyauté sous des baillons.
KENT, au fou, à part. - Tu m'as reconnu.
LE FOU. - À la première vue et j'aurais voulu pouvoir me jeter à vos pieds.
KENT. - Homme généreux. Quelle âme ton rôle nous empêchait de voir.
LE ROI LEAR. - Eh bien partons-nous ? Mais avant cela il faut régler le salaire de nos conducteurs. le leur donnerai ma chaîne d'or et mon gobelet, les seuls joyaux qui me restent.
KENT. - De pauvres gens comme nous sont accoutumés à marcher ; garde ta chaîne et ton gobelet, pauvre seigneur nos bras et nos jambes sont à ton service.
LE ROI LEAR. - Des larmes de reconnaissance mouillent mes yeux, voici la première joie qui me touche depuis que je ne suis plus Roi.
LE FOU. - Il ne tient pas compte de ce que je fais moi ; au fait, rien n'est plus naturel : il était mon maître et je ne l'ai pas quitté.
EDGARD, s'approchant du roi. - Mon bon Seigneur, daignez vous appuyer sur mon bras, je soutiendrai votre marche. Où allons-nous ?
LE ROI. - Chez la duchesse d'Albanie.
KENT. - N'aimeriez-vous pas mieux vous rendre en France ?
LE ROI. - Non, pas avant que j'aie encore éprouvé la pitié de la duchesse dont je suis le père, car vous voyez en moi le Roi Lear.
KENT. - Je le savais, mon bon maître.
LE ROI. - Tu le savais, et tu osais discuter mon dessein...
KENT. - Commandez à vos serviteurs, mon souverain, ils n'ont pas d'autre volonté que la vôtre. (à part à Edgard.) Il faut encore le satisfaire en cela. Pendant ce temps-là, je vais faire prévenir la reine de France de tout ce qui se passe ici..
La toile se baisse.
ACTE QUATRIÈME.
SCÈNE PREMIÈRE
(Une salle d'armes dans un château saxon.
Des Seigneurs des Cours de Cornouailles et d'Albanie.)
G0NER!LLE, RÉGANE, OSWALD.
GONERILLE. - J'ai cédé à votre désir ma sœur, me voilà chez vous ; mais il me semble que vous avez choisi un séjour bien lugubre pour y donner des fêtes.
RÉGANE. - Nous saurons embellir cette demeure, ma chère duchesse ; ne vous en mettez point en peine ; mais, ayant aussi le projet de chasser, je ne pouvais pas trouver un lieu plus favorable à ce plaisir nous sommes ici environnées de forêts.
GONERILLE. - C'est juste mais que pensez-vous que va dire notre père lorsqu'il ne trouvera personne dans mon palais pour le recevoir ?
RÉGANE. - Il prendra encore une nouvelle leçon de patience et ces voyages répétés finiront peut-être par user cette vie que l'on croirait immortelle.
GONERILLE. - Au fond, son malheur me fait pitié.
RÉGANE. - À votre aise, ma sœur, alors il fallait prendre soin de lui.
GONERILLE. - J'ai suivi vos conseils.
RÉGANE. - Épargnez-moi vos réflexions, ne songeons, s'il vous plaît, qu'à régler les intérêts de nos deux royaumes et à faire diversion à ces graves débats par les plaisirs qui ne nous manqueront pas.
GONERILLE. - Vous élevez des prétentions qui ne me semblent pas justes, Régane. On m'a montré les limites que vous voulez assigner à votre royaume, moi je soutiens que vous empiétez sur les états que mon père m'a concédés.
RÉGANE. - Soit, je vous les abandonnerai, à la condition que vous allez me reconnaître pour votre héritière en cas que vous mourriez sans enfants.
GONERILLE. - Cet acte, je le ferai volontiers quand je serai plus vieille.
RÉGANE. - Cela n'est pas prudent, car s'il vous survenait un malheur, Cordélia rentrerait en maîtresse ici pour réclamer sa part de vos États.
GONERILLE. - Dans ce château, je vous l'avoue, je ne me sens pas libre.
RÉGANE. - Que craignez-vous de moi ? Ne pourrez-vous pas changer l'acte plus tard, si je vous donnais quelque sujet de plainte ? Le meilleur moyen au contraire de vous assurer mon alliance est de m'enchaîner par l'obligation de mériter que votre don soit maintenu.
GONERILLE. - Eh bien soit ! Allons signer cet acte.
RÉGANE. - Venez, chère sœur. (Haut à Oswald.) Que tout s'apprête pour la chasse. (Tout bas.) Songe à ce que tu as promis.
OSWALD. - Mon coup d'œil est sûr. La flèche atteindra le but.