LE ROI LEAR
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Bernard, Laure
1837
domaine public
NOMS DES PERSONNAGES.
LE ROI LEAR, Roi de la Grande-Bretagne.
LE ROI DE FRANCE.
LE DUC DE CORNOUAILLES, Gendre du roi Lear.
LE DUC D'ALBANIE, Gendre du roi Lear.
LE COMTE DE GLOCESTER.
LE COMTE DE KENT.
EDGAR, fils du comte de Glocester.
OSWALD, fils du comte de Glocester.
LE FOU.
GONER!LLE, fille du noi Lear.
RÉGANE, fille du noi Lear.
CORDÉLIA, fille du noi Lear.
Chevaliers, Gardes, Officiers, Pages, Soldats et Suite.
NOTA. Nous avons emprunté à Shakespeare les inspirations de cette pièce de notre Théâtre des Marionnettes ; mais nous n'avons pas plus eu le dessein de le reproduire que nous n'avons la prétention de voir jouer nos pièces par des acteurs réels. Donner une forme intelligente à l'un des amusements familiers aux enfants, est notre seul but notre unique ambition.
ACTE PREMIER.
SCÈNE PREMIÈRE.
Le Cabinet du Roi.
LE ROI LEAR, LE COMTE DE KENT.
(Tous deux sont avancés en âge ; le Roi est de beaucoup plus âgé que son Conseiller.)
LE ROI LEAR. - Comte de Kent, tu as toujours été mon bon et loyal serviteur je veux me confier à toi aujourd'hui pour te faire part de mes projets.
KENT. - Mon souverain peut compter sur mon dévouement et sur ma discrétion.
LE ROI LEAR. - L’âge pèse sur moi, mon vieil ami et, selon le cours ordinaire de la vie humaine, il y a longtemps que j'aurais dû céder, par ma mort, le trône à un héritier. Je sens que mes facultés s'affaiblissent, le poids d'une couronne devient trop lourd pour mes cheveux blancs, et je veux récompenser la tendresse de mes filles en partageant, dès aujourd'hui, mon royaume entre elles.
KENT. - Gardez-vous, ô mon roi ! de vous dépouiller de la grandeur que vous tenez des dieux, et restez, jusqu'au dernier jour, le chef et le père de vos sujets.
LE ROI LEAR. - J'ai besoin de repos, Kent ; il me tarde aussi de reconnaître la soumission de mes filles et de mes gendres en les élevant au rang suprême par ma propre volonté. Ce sera un doux spectacle de voir le roi déchu, le père, devenu le sujet de ses enfants, leur être plus cher à tous et recevoir des respects qui ne seront plus inspirés par le rang, mais par la tendresse filiale et la reconnaissance.
KENT. - Si les conseils d'un sujet fidèle peuvent quelque chose sur le cœur d'un roi, je vous en conjure, mon digne maître, ne tentez pas ainsi la fortune. Comme roi, vous avez vu vos enfants et vos sujets empressés à vous honorer, à vous obéir... Ne renversez pas l'ordre des lois humaines en élevant vos filles au-dessus de vous, en n'étant plus pour les courtisans la source de toutes faveurs ; enfin ne faites pas que la part de revenu que vous vous réserverez, paraisse, avant peu, à vos héritiers une charge trop lourde pour le trésor royal.
LE ROI LEAR. - Est-ce de mes nobles filles comte de Kent, que tu oses parler ainsi ? La duchesse d'Albanie, Gonerille, te paraît donc une femme au cœur bas et faux ? Régane, l'épouse de Cornouailles ne t'inspire pas plus de respect et ma pieuse Cordélia dont tant de souverains recherchent l'alliance, n'est, à tes yeux, qu'une princesse hypocrite, qui vise à ravir la meilleure part de mes états comme elle a envahi mes plus douces affections ?
KENT. - Le respect enchaîne ma langue, et je me laisse condamner sans être entendu. Puisse l'avenir donner un démenti à mes prévisions et n'apporter que des jours sereins au meilleur des pères.
(Il veut s'en aller.)
LE ROI LEAR. - Tu resteras, conseiller déloyal ; tu vas assister, pour ta punition, au partage que je médite, et je te permettrai seulement alors de te retirer ; car mes filles ne doivent avoir auprès d'elles que des sujets dévoués.
KENT. - Si vous me confiez à la clémence de Cordélia, je n'ai rien à craindre ; elle me permettra de lui exposer, sans détour, toute ma pensée.
LE ROI LEAR. - Ne t'ai-je pas autorisé à le faire, moi aussi ? Allons parle, comte de Kent, car je ne voudrais pas terminer mon règne par un acte d'injuste rigueur envers toi.
KENT. - Dussé-je m'exposer à perdre cette nouvelle grâce, je veux encore vous dire, ô mon roi que celui qui a toujours commandé ne peut pas trouver une place qui lui convienne au-dessous du rang suprême. On dépose facilement la couronne, mais la volonté n'apprend pas à se plier.
LE ROI LEAR. - Je veux te montrer, Kent, que mon humeur saurait s'accommoder à la contradiction, et pour cela, je t'écoute avec patience ; mais dis-moi si tu penses que mes filles, devenues souveraines, cesseront de m'environner de leurs respects.
KENT. - Vous ne voyez à votre cour que des visages soumis. Pensez-vous que les nobles qui vous servent à genoux gardent la même contenance lorsqu'à leur tour ils commandent à leurs vassaux ? Un roi ne connaît que les rapports des inférieurs envers leur supérieur. Si vous ne craignez rien de vos filles, rappelez-vous qu'elles sont mariées à de puissants seigneurs.
LE ROI LEAR. - C'est entre mes filles que je partagerai mon royaume, leurs maris ne seront que leurs sujets.
KENT. - Si les trois princesses n'avaient qu'un même cœur le roi pourrait s'attendre à être également respecté par elles.
LE ROI LEAR. - Les caractères de mes filles diffèrent entre eux j'en conviens ; mais ne vois-tu pas chaque jour que Gonerille tempère son caractère emporté, Régane, son orgueil pour ne me causer aucun trouble ? Pour Cordélia, je le sais, sa tendresse égale presque la mienne ! eh bien ! Kent, je voudrais aussi, dans mon cœur, faire quelque chose de plus pour elle que pour ses sœurs ; ma seule crainte est de me donner une apparence d'injustice, et c'était pour me tirer de cette difficulté dans le partage de mes états que je t'avais fait appeler.
KENT. - Que votre Majesté mette à l'épreuve la tendresse de ses filles et qu'elle les récompense alors selon qu'elles l'auront mérité.
LE ROI LEAR. - Devais-tu me faire attendre, aussi longtemps cette sage parole, mon vieux Kent. Eh bien ! tu vas voir maintenant qu'une tête de mon âge sait encore se conduire avec prudence. J'ai fait avertir mes filles de se rendre à midi dans la salle du conseil, toute la cour y sera assemblée, et je donnerai aussi une réponse aux princes qui sollicitent la main de ma chère Cordélia.
KENT. - Pour votre bonheur, Sire, ne l'éloignez pas du lieu où vous devez demeurer.
LE ROI LEAR. - Je veux être aussi impartial dans ma confiance que dans mes largesses, Cordélia se fera elle-même sa part selon qu'elle saura répondre à mes questions.
KENT, à part. - Que les dieux protègent mon bon maître, il est évident que la vieillesse commence à altérer son jugement. En quel péril va-t-il se mettre !
SCÈNE DEUXIÈME.
Appartement de Cordélia.
CONERILLE (duchesse d'Albanie) RÉGANE
(duchesse de Cornouailles) attendent leur sœur. Elles sont assises.
GONERILLE. - Ma sœur ne trouvez-vous pas que le Roi est bien changé depuis quelques jours ?
RÉGANE. - Je crois, Gonerille, que nous aurons bientôt la douleur de porter son deuil.
GONERILLE. - Quelque serviteur fidèle devrait l'avertir de songer à régler les partages de son royaume.
RÉGANE. - Vous avez la même idée que moi. Mais sa vieillesse est si mal entourée. Nous avons beau faire vous et moi, nos soumissions, nos tendresses lui laissent toujours de la défiance, soit cause de nous, soit qu'il craigne l'ambition de nos maris, et Cordélia l'emporterait sur nous dans les faveurs paternelles s'il fait ses legs en ce moment.
GONERILLE. - Cordélia écoute avec plus de soumission que nous les discours lents et mesurés du vieux Roi.
REGANE. - Le même intérêt nous préoccupe, Gonerille, nous sommes trop habiles l'une et l'autre pour nous tromper. Voulez-vous que nous parlions à cœur ouvert ?
GONERILLE. - De grand cœur Régane. Mais vous ne cherchez pas a me trahir ?
RÉGANE. - Je vous le jure.
GONERILLE. - Donnez-m'en une garantie ?
RÉGANE. - La meilleure que je puisse vous offrir est de vous exprimer mon opinion sur le vieillard imbécile auquel nous obéissons, parce qu'il est à la fois notre Roi et notre père mais ne vous semble-t-il pas que les Parques l'oublient bien longtemps sur le trône que son enfance d'esprit déshonore.
GONERILLE. - Attendez que j'aille voir si l'on ne peut pas nous entendre, car nous sommes ici chez Cordélia.
RÉGANE. - Un page qui m'est tout dévoué veille près d'ici. Il nous avertira lorsque notre sœur reviendra. Elle est en ce moment chez sa vieille gouvernante, la duchesse de Kent ; Cordélia a été douée d'un amour exclusif pour les gens âgés. Je ne sais si c'est vertu ou hypocrisie mais cela lui réussit à merveille.
GONERILLE. - On ne parle que de son mérite, de sa piété filiale et tandis que nous avons épousé de simples ducs, des rois passent les mers pour demander la main de Cordélia.
RÉGANE. - Aussi lui fera-t-on une dot de reine si nous n'y mettons bon ordre.
G0NERILLE. - C'est justement à ce sujet que je voulais vous parler.
RÉGANE. - Le duc de Cornouailles a pris ses mesures contre les largesses du Roi, il s'est formé un parti dans l'armée qui ne souffrira pas que l'on démembre ce royaume en faveur d'un étranger.
GONERILLE. - Mon époux, le duc d'Albanie, n'a pas autant d'énergie mais vous pouvez compter sur moi pour vous soutenir et pour entraîner le duc dans votre cause.
RÉGANE. - Nous empêcherons bien, vous et moi, le mariage de s'accomplir.
GONERILLE. - Le Roi de France ne se confie qu'au duc de Kent, l'ami éprouvé de notre sœur.
BEGANE. - Allons, ma chère Gonerille, il est temps que je m'ouvre à vous sans détour. Aujourd'hui même se prépare la ruine de Cordélia, nous l'accomplirons sans que l'on puisse nous accuser en rien d'y avoir contribué.
GONERILLE. - Votre habileté m'est connue, Régane, et j'ai peur d'en être dupe à mon tour.
RÉGANE. - Ce n'est qu'en m'unissant à vous que j'ai eu l'espoir de réussir . Ce royaume est assez beau pour que nous le partagions entre nous deux sans envier l'autorité l'une de l'autre, mais Cordélia a été trop hautement préférée par le Roi ; sa réputation de vertu lui a attiré assez de gloire pour qu'elle se contente de ces avantages et nous laisse des richesses qu'on lui voit d'ailleurs mépriser avec affectation.
GONERILLE. - Je ne me consolerais pas de la savoir sur le trône de France.
RÉGANE. - Avant la fin de la journée, elle ne sera qu'une héritière dépouillée, et vous verrez tous ses mérites tomber en même temps que sa faveur.
(Oswald, le page de la duchesse de Cornouailles entre.)
OSWALD. - La princesse Cordélia arrive, accompagnée par le duc de Kent ; ils sont arrêtés à causer au bout de la galerie.
RÉGANE. - Nous pouvons sortir par un autre côté, venez chez moi Régane, et vous saurez tout.
(Elles sortent.)
OSWALD. - Vraiment, je vais les suivre, car il faut que je m'instruise. Moi aussi j'ai un frère que mon père semble me préférer parce qu'il est bon et sage ; j'apprendrai des princesses que je sers à me défaire de cet importun et à accaparer pour moi seul les richesses du comte de Glocester, notre père.
(Il s'en va.)
SCÈNE TROISIÈME.
CORDÉLIA, KENT.
CORDÉLIA. - Ne m'en parlez plus Kent, je ne quitterai jamais mon père.
KENT. - Cette résolution est digne de votre piété filiale, mais voyez en quel état est réduit notre respectable souverain. Est-ce à vous seule que vous pourrez le protéger et le défendre lorsque vous aurez contre vous les ducs d'Albanie, de Cornouailles et vos sœurs, leurs épouses. Des conseillers perfides, instruits par elles, ont persuadé au Roi de déposer sa couronne entre les mains de ses enfants, vous devez pressentir que la guerre vous dépouillera bientôt de la part qui vous aura été donnée si vous ne vous assurez pas un protecteur capable d'intimider vos ennemis. Le Roi de France vous offre sa couronne. Son royaume devient l'asile du Roi, et personne n'osera rien entreprendre contre le père de la reine de France ; suivez mes avis, princesse, et dans l'intérêt de notre Roi, épousez celui qui honore en vous la piété filiale et les vertus qui vous rendent chère à tous les Anglais.
CORDÉLIA. - J'aimerais mille fois mieux être privée de ma part d'héritage après la mort du Roi, que de le voir se mettre à la merci de ses gendres.
KENT. - Il ne dépend pas de vous, princesse, d'empêcher ce qui est résolu, et lorsque vous voyez que la vieillesse livre le Roi aux pièges de l'intrigue sachez accepter la protection des dieux et défendre votre père contre lui-même.
CORDÉLIA. - Puisque la duchesse et vous, mon bon Kent, jugez que je dois en agir ainsi, je me soumets ; il sied mal à l'âge de l'inexpérience de repousser les avis de la sagesse.
KENT. - Ma digne maîtresse ,je vais porter au Roi de France cette parole qui le remplira de joie.
CORDÉLIA. - Attendez un instant encore, il n'est pas convenable que j'agrée la recherche de ce Roi avant que mon père se soit prononcé sur les avantages qu'il compte me faire.