THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE TROISIÈME.

LE ROI LEAR, l'Officier, quelques Gardes, LE FOU.


LE ROI LEAR. - Ciel et terre ! suis-je donc un insensé ! et cette indigne fille a-t-elle pris à tâche de me faire mourir de colère. Quoi ! je la fais demander, et elle qui était si humble hier au conseil, ose me faire dire de me rendre chez elle. J'arrive et elle n'y est pas.


L'OFFICIER. - Veuillez attendre ici elle ne tardera pas à venir.


LE ROI LEAR. - Attendre misérable ! Attendre ! Des oreilles royales ont-elles jamais entendu ce mot-là ? Attendre ! faire attendre son père et son Roi. Ah Kent ! mon pauvre Kent ; j'étais un imbécile hier lorsque je t'ai chassé sans vouloir écouter tes avis. (Au Fou qui pleure) Qu'as-tu mon pauvre fou ? Tu changes donc de métier toi aussi ? Tu étais payé pour faire rire, et maintenant au lieu d'égayer ton vieux maître, tu ne peux que pleurer à ses côtés !


LE FOU. - Hier, je courais le risque d'être battu quand je disais la vérité à un Roi mais j'étais au moins le fou d'un Roi. Aujourd'hui, quel mérite y aurait-il à faire sentir au père de la duchesse d'Albanie qu'il n'est plus le maître; Je pleure à la fois votre couronne et mon esprit perdu.


LE ROI LEAR. - Heureusement qu'il me reste une fille, je ne veux que dire un dernier mot à cette indigne créature, et je vais aller m'établir chez Régane, qui voudra recevoir noblement son vieux père ! supprimer la moitié de ma garde ! était-ce donc trop de me réserver ce faible reste de l'armée de chevaliers dont je pouvais disposer hier ?


UN PAGE, entrant. - Ma maîtresse fait dire au Roi qu'elle viendra lui parler aussitôt qu'il se sera calmé, et qu'il s'engagera à la recevoir avec le respect qui lui est dû.


LE ROI LEAR, à ses gardes. - Emparez-vous de cet insolent messager, et frappez-le jusqu'à ce que ses cris attirent ici sa royale maîtresse.


UN DES GARDES. - Il nous est défendu sur notre vie, de toucher à un seul des gens de la duchesse. (Le Roi tombe dans un fauteuil. Son Fou accourt vers lui pour le secourir.)


LE FOU. - Mon pauvre maître ! le voilà évanoui ! la pâleur de la mort est répandue sur son visage. Que les dieux aient pitié de lui. Depuis hier, sa tête semble encore s'affaiblir. Ces outrages accumulés le tueront ; et personne, pas un cœur fidèle pour le défendre l Un monarque chassé de ses états ne s'étonne pas, en pays étranger, de ne voir que des visages rebelles à son autorité ; mais celui-ci connaît par leurs noms tous ceux qui lui désobéissent ; il les a vus prosternés à ses pieds. De toute sa cour, il ne lui reste qu'un pauvre fou dont le cœur se fend à voir souffrir ainsi son vieux maître.


LE ROI LEAR. - Que nous est-il arrivé ? où est Kent ? Qu'on appelle Cordélia. (Il se lève) Ah, je rêve c'est ici le salon de la duchesse d'Albanie ; et comme un humble sujet j'attends ses ordres.


SCÈNE QUATRIÈME.

Les Précédents, LA DUCHESSE D'ALBANIE.



LE ROI LEAR. - Ah, vous voilà, enfin, Gonerille ; notre colère s'évanouit en vous revoyant, ma fille, et nous attendons de vous la réparation des offenses qui nous ont été faites. Montrez à vos sujets que vos actions sont d'accord avec vos paroles, et que vous ne m'avez pas volé la part du royaume que je vous ai cédée en échange de vos promesses.


GONERILLE. - Je suis prête à écouter patiemment votre requête.


LEAR LEAR. - Là, j'en étais sûr. Eh bien ! ma chère fille, rendez-moi les cinquante chevaliers que votre époux aura fait congédier. Ordonnez à tous vos serviteurs de reprendre, en me parlant, les formes soumises qu'ils avaient lorsque je portais la couronne, que votre trésorier me fasse remettre la part que je me suis réservée sur les revenus de vos états, et je me croirai encore un père respecté, un Roi à qui sa seule volonté a fait déposer la couronne.


GONERILLE. - Vous avez reconnu que le poids des affaires était au-dessus de vos forces. Nous nous sommes empressées, ma sœur et moi, à vous en délivrer. Quant à ce qui concerne votre garde, convenez avec moi que vous n'êtes guère en état de la gouverner. Dès hier, vos gens se sont pris de querelle avec les nôtres, et pour avoir la paix, il a bien fallu réduire de moitié cette garde qui nous causait un tumulte insurmontable. Vous prétendez être traité en souverain mais qu'est-ce donc que la royauté que vous nous avez cédée, si nous vous reconnaissons encore pour maître ? Considérez, je vous prie que l'âge a fort affaibli vos facultés. L'administration de vos revenus exige une surveillance dont vous êtes incapable, et j'ai résolu, pour votre repos, de pourvoir à vos besoins, sans vous laisser le pouvoir de payer des gens pour insulter les nôtres.


LE ROI LEAR. - Ma feinte patience est à bout. Je te quitte, fille dénaturée, je vais chez ta sœur Régane, et ma malédiction planera sur ta tête.


GONERILLE. - Les dieux vous ont retiré leur protection, vos paroles sont vides de sens et n'ont pas le pouvoir de m'enrayer. Allez chez ma sœur, elle vous apprendra mieux que moi encore ce que vous devez à notre rang.


LE ROI LEAR. - Que l'on prépare à l'instant ma litière et que ma maison se rassemble, je ne veux pas respirer plus longtemps l'air empesté de ce palais.


ACTE TROISIÈME.

SCÈNE PREMIÈRE.

Les dehors du palais de RÉGANE, Duchesse de Cornouailles.

Une place ombragée d'arbres.


KENT (déguisé en mendiant) OSWALD (le Page affidé de RÉGANE).


KENT, seul d'abord. - Personne ne soupçonnera le duc de Kent sous ces misérables vêtements et je pourrai avoir des nouvelles de mon pauvre maître. S'il a besoin de mon secours, je risquerai volontiers ma tête proscrite pour le servir. La fidèle Cordélia m'a chargé de ce message, je le remplirai sans égard pour le misérable reste de jours que je compromets.
(Oswald survient Kent se cache.)


OSWALD. - Ah merveille, ma lettre est écrite ! J'ai parfaitement imité la main de mon frère Edgard ; mon père ne manquera pas de le croire coupable ; les vieillards sont si crédules, et l'héritage paternel me revient. Je suis aussi bien qu'Edgard le fils du comte de Glocester ; parce qu'il est né le premier, il serait comte et moi rien ? Cela n'a pas le sens commun, le plus habile doit l'emporter sur l'autre. Mon cher frère, vous allez être chassé comme un traître, et moi je vais passer pour le modèle des bons fils. Ainsi va la justice des hommes. Le monde semble gouverné par les démons depuis que le Roi leur a partagé sa couronne entre ses deux filles aînées, à l'exclusion de la plus jeune. Le torrent nous porte au mal, je ferai le mal pour avoir ma part dans les faveurs des souverains infernaux. Il ne s'agit plus maintenant que de faire tomber cette lettre entre les mains du comte, mon père, et de savoir écarter toute explication entre lui et Edgard. La duchesse de Cornouailles m'aidera, sans s'en douter, à parvenir à mes fins. Elle doit rentrer par ici, je vais au devant d'elle.
(Il s'éloigne.)


LE DUC DE KENT. - Oh ! noire perfidie ! mon pauvre ami le comte de Glocester va-t-il, en effet, se laisser abuser par ces grossières apparences et je ne puis rien pour le détromper ; le soin de me cacher m'oblige à taire ce que j'ai entendu, mais cela n'aura qu'un temps, et les dieux prendront enfin parti pour la justice et l'équité afin de sauver la race humaine.


SCÈNE DEUXIÈME.

RÉGANE, OSWALD (KENT toujours caché).


OSWALD. - Mon extrême dévouement pouvait seul me déterminer à accuser mon frère auprès de sa souveraine.


RÉGANE. - Je te tiendrai compte de ton zèle, mon fidèle page et tu peux te regarder dès aujourd'hui comme le seul héritier de ton père ; mais il faut user de prudence afin de ne pas nous faire d'ennemis puissants au commencement de notre règne. Ainsi, ton frère Edgard est un espion aux gages de la reine de France.


OSWALD. - J'en ai des preuves irrécusables.


RÉGANE. - Le comte de Glocester va prendre parti pour lui


OSWALD. - Il dépend de vous de le détacher de sa cause.


RÉGANE. - De moi ! Tu sais que je compte à peine sur la fidélité de ton père.


OSWALD. - Mon frère ne se contentait pas de conspirer contre sa souveraine, il en voulait aussi aux jours de son père : j'ai trouvé une lettre où tout le complot est exposé.


RÉGANE. - Donne-la moi.


OSWALD. - Si mon père reconnaît en moi l'accusateur d'Edgard, il ne voudra rien croire.


RÉGANE. - Que cette lettre me soit remise, et je la présenterai moi-même au comte, sans que ton nom soit prononcé.


OSWALD. - Et mon frère aura la vie sauve.


RÉGANE. - Non, je prétends le faire périr de la mort des traîtres avec les preuves que tu me fournis ; je ne crains plus le comte, sa cause devient la mienne.


OSWALD, à part. - Courons engager mon frère à la fuite afin de lui ôter tout moyen de se justifier.
(Il va pour s’en aller.)


RÉGANE. - Oswald, j'ai encore quelque chose à te dire. Je suis bien aise qu'un secret entre nous me donne un gage de ta foi. Tes services me seront d'autant plus assurés que tu pourras tout gagner à m'être fidèle, tout perdre à me trahir.


OSWALD. - Ma discrétion et mon zèle sont à toute épreuve.


RÉGANE. - Ta conscience est-elle bien timorée ?


OSWALD. - C'est selon ; s'il s'agit de ma fidélité envers vous, ma conscience est inébranlable. Si, au contraire, vous voulez me sonder sur la nature des ordres que j'aurai à remplir, ne craignez rien, il n'est pas en moi de juger les actions de ma souveraine, et où j'ai soumis ma fortune, j'abandonne aussi toutes mes facultés.


RÉGANE. - Tu m'as compris. Il suffit. Tu dois bien penser, Oswald, que j'ai vu avec quelque dépit, ma sœur Gonerille obtenir la meilleure part du royaume de mon père. Ce n'est pas assez pour moi d'avoir expulsé Cordélia du partage de la couronne, il faut encore que le duché d'Albanie me revienne.


OSWALD. - Cela me paraît possible.


RÉGANE. - Je te conduirai à la cour de ma sœur. Le prétexte de mon voyage sera de régler les limites de nos états. Tandis que je m'occuperai de ces graves intérêts, et que je lui ferai signer la promesse de me léguer son duché, toi, sous main, tu prodigueras l'or, l'argent pour nous faire des partisans. Ton jeune âge, Tes habitudes frivoles couvriront suffisamment ta qualité de corrupteur. Le duc d'Albanie n'est pas capable de nous résister, si cette affaire est habilement conduite, surtout s'il était veuf.


OSWALD. - La duchesse peut mourir dans une chasse ou à la suite d'un repas.


RÉGANE. - Tu mériterais, toi-même, un royaume Oswald. Sois tranquille, ton frère ne te portera pas ombrage longtemps.

(Elle rentre dans le château.)


OSWALD. - N'ai-je pas trop de bonheur ? Mais ne négligeons pas la principale affaire : celle d'éloigner mon frère, car le comte de Glocester qui a l'esprit sain et le jugement droit, aurait bientôt démêlé la vérité de cette intrigue, s'il interrogeait Edgard. La duchesse elle-même, malgré toute sa bonne volonté, serait forcée de m'abandonner au châtiment paternel, une fois ma ruse découverte. La faveur des princes ne tient pas contre une maladresse qui les compromet. Bien ! Voici Edgard ! il arrive tout-à-fait à propos.


SCÈNE TROISIÈME.

OSWALD, EDGARD, (KENT est toujours caché).


OSWALD. - Je vous cherchais partout, mon frère.


EDGARD. - Puis-je vous rendre quelque service ?


OSWALD. - Hélas ! bien au contraire, vous courez un immense péril dont je voulais vous avertir.


EDGARD. - De quoi s'agit-il ? Parlez !


OSWALD. - On vous a desservi auprès de la duchesse de Cornouailles.


EDGARD. - Je quitterai sa cour sans regret.


OSWALD. - Les choses vont plus mal que vous ne pensez : vous êtes accusé d'avoir formé un complot pour rétablir le roi Lear sur le trône.


EDGARD. - C'est un véritable enfantillage. Quel pouvoir ai-je pour opérer des révolutions ?


OSWALD. - Vous plaisantez, mon frère, et vous avez grand tort ! songez que dans les grandes. crises politiques, il suffit d'être soupçonné pour être coupable. On hait ici la reine de France. Vous étiez de ses serviteurs... Enfin avec moi, ouvrez-vous franchement : ne remplissez-vous pas quelque mission de surveillance de sa part ?


EDGARD. - Aucune je vous jure.


OSWALD. - Quoi vous n'avez témoigné à personne que le partage, fait par le Roi, vous eût paru injuste ? Il ne vous est échappé aucune confidence sur l'espoir d'un changement de règne ?


EDGARD. - Non, sur l'honneur, quoique ma pensée soit souvent, il est vrai, tournée sur de semblables matières.


OSWALD. - Si vous étiez interrogé par la duchesse, répondriez-vous sur le même ton ?


EDGARD. - Je n'y manquerais pas.


OSWALD. - Alors, mon frère, je vous en conjure fuyez au plus vite car non seulement la duchesse vous croit un traître, mais mon père vous a abandonné d'avance à toute sa rigueur. Croyez-moi, cachez-vous pendant quelque temps, tâchez de gagner les côtes, et d'aller prendre un refuge en France, ici votre vie n'est pas en sûreté.


EDGARD. - Je veux faire tête à l'orage.


OSWALD, se jetant à ses genoux. - Au nom de la tendresse fraternelle, par pitié pour moi qui mourrais de douleur, s'il vous arrivait malheur ; retirez-vous, mon cher Edgard, je vous en conjure.


EDGARD. - Mais je serais un lâche si je fuyais.


OSWALD. - Eh bien restez, votre mort est inévitable ; vous ne périrez pas seul. Toutes les charges qui pèseront sur vous je les partagerai, j'irai au-devant de l'accusation ; et puisque vous ne voulez pas suivre les conseils de la prudence, je cours me dénoncer moi-même, je dirai que je suis de moitié dans vos fautes et ainsi vous aurez causé ma perte en même temps que la vôtre.


EDGARD. - Mon généreux frère, je ne résiste plus, disposez de moi comme vous l'entendez mais surtout rendez-moi au plus tôt l'estime de mon père.


OSWALD. - Ce sera mon premier soin. Tout l'argent dont je puis disposer, vous allez l'avoir. Je vous procurerai des habits de matelot, une barque préparée par mes soins, vous attend déjà près du rivage. Venez de ce côté, car j'ai pourvu à ces différents soins ; et vous, vous n'avez plus qu'à vous confier aux Dieux qui protègent l'innocence.
(Ils s'en vont.)


KENT, sortant de sa retraite. - Ô perversité d'un jeune cœur. Est-il possible de rien voir de plus abominable que ce complot ? C'est ainsi que les courtisans suivent l'exemple des princes ; les riches copient les vices de la cour, et, de proche en proche, la corruption descend ainsi dans toutes les classes de la société.


La toile se baisse.


 





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