THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

KENT. - Le Roi de France sait que la plus chère des filles du Roi d'Angleterre ne peut pas avoir une moindre dot que celle de ses sœurs.


CORDÉLIA. - N'importe, dites-lui seulement de votre part, à vous seul, mon bon Kent, qu'il n'a rien à attendre que de la volonté de mon père.


KENT. - Vous lui permettez, cependant, de demander votre main à l'audience solennelle qui va avoir lieu ce matin.


CORDÉLIA. - Qu'il y vienne ; mais si mon père change d'avis, et que ma présence ici soit nécessaire à son bonheur, vous m'entendez, Kent, je ne le quitterai pas.


KENT. - Vous avez jusqu'à présent repoussé toutes les alliances pour veiller sur les vieux jours du Roi, je ne combattrai pas cette résolution ; seulement, je ne crois plus qu'elle soit nécessaire, et avant la fin du jour vous offrirez certainement au monarque déchu, un asile dans votre propre palais.


CORDÉLIA. - Alors mon père sera encore Roi car je resterai, jusqu'à la fin de ses jours, la plus fidèle et la plus dévouée des sujettes.



SCÈNE QUATRIÈME.



La salle du conseil, un trône, les seigneurs de la Cour sont rangés en cercle autour du Roi, les princesses Gonerille et Régane occupent deux fauteuils sur les marches du trône aux deux côtés du roi. Cordélia est assise sur un tabouret un peu au-dessous de ses sœurs. Les ducs de Cornouailles et d'Albanie sont les premiers au-dessous du trône. Le comte de Kent est parmi les courtisans. Le fou du Roi Lear est à ses côtés. 
 


LE ROI, LE FOU, GONERILLE, KENT, RÉGANE. 
 


LE ROI LEAR, se levant. - Nobles seigneurs, je vous ai rassemblés pour vous rendre les témoins du dernier acte de mon règne. Puisque la nature m'a destiné à une vie plus longue qu'il n'est accordé au commun des hommes, je veux passer les années qui me restent dans le repos, et donner à mes filles une preuve de ma confiante tendresse. Je vais leur faire, en ce jour, le partage de mes États à celle qui me témoignera le plus d'attachement, je donnerai la plus riche part de mes possessions.


LE FOU. - Noncle, tu ne m'oublieras pas, j'espère parce que si tu étais mécontent de tes héritières, je te donnerais une place dans mon palais.


LE ROI LEAR. - Voilà un fou qu'il est temps de démettre de sa charge.


LE FOU. - Noncle, tu as envie de t'en emparer ?


LE ROI LEAR. - Silence ! insolent. Ma chère Gonerille, parlez la première, car je ne veux juger votre amour que sur vos paroles dites-moi comment vous aimez votre père ?


GONERILLE. - La passion la plus exaltée n'a point de langage qui puisse rendre ce que j'éprouve pour vous, mon père ; vous m'êtes plus cher que la vie, que mon époux, que mes enfants, je saurais les quitter pour le seul plaisir de vous complaire ; il n'est rien dans ce monde que je ne puisse vous sacrifier, et mon plus grand bonheur serait d'être appelée à courir quelque grand péril pour l'amour de vous.


LE ROI LEAR. - Certes, voilà une fille qui aime son père ! et je vais récompenser dignement une si ardente protestation. Je vois bien, ma chère Gonerille, que je ne te connaissais pas encore. Toi et ton époux, le duc d'Albanie, vous allez avoir, en toute souveraineté, la part due aux aînés.


LE FOU. - Noncle, interroge-moi à mon tour, tu verras si je ne sais pas aussi payer en monnaie de singe ?


LE ROI LEAR. - Comte de Kent, voilà un fou qui parle dans le même sens que vous ; n'êtes-vous pas content d'avoir son approbation ?


KENT. - Un fou peut penser comme moi, qu'un père ne doit pas se mettre à la merci de ses enfants.


RÉGANE. - Le comte de Kent a-t-il osé élever des doutes sur notre amour filial ? et prétend-il que le Roi cesse d'être notre maître, pour nous confier le soin de son bonheur ?


LE ROI LEAR. - J'espère, mes filles, que vous oublierez cette circonstance lorsque vous serez souveraines ; Kent est un de mes plus fermes conseillers. S'il s'est trompé, dans cette occasion, je n'entends pas l'exposer à vos ressentiments après que je ne serai plus Roi.


RÉGANE. - Vous commanderez plus que jamais, mon père ; vos amis, fussent-ils nos ennemis, auront le premier rang dans notre confiance.


LE FOU. - Quand on me promet une charge de farine je l'attends ; si c'est une charge d'or je me sens tout aussi léger de richesse qu'auparavant.


LE ROI LEAR. - Je te ferai donner des étrivières, insolent drôle !


LE FOU. - Noncle, demain tu n'auras pas plus de royaume que moi, nous traiterons de puissance à puissance.


LE ROI LEAR. - À vous, ma chère Régane, par votre réponse vous allez décider de la fortune du duc de Cornouailles, montrez-vous donc à la fois bonne fille et loyale épouse ; exprimez ici en toute vérité quelle est votre tendresse pour nous.


RÉGANE. - Il semble que ma sœur m'aie volé les expressions de mon amour. Tout ce qu'elle a dit je puis le répéter seulement, je l'avoue, allant plus loin qu'elle, je donnerais avec joie la vie de mon époux, celle de mes enfants, mes biens et mon rang, pour prolonger l'existence qui m'est la plus chère de toutes, et ainsi dénuée, je viendrais sans me plaindre, me ranger sous l'obéissance paternelle.


LE ROI LEAR. - Quel père a jamais été plus favorisé des dieux que moi. Duchesse de Cornouailles., nous n'éprouverons pas jusque-là votre piété filiale ; et, bien loin de vous arracher la moindre part de votre bonheur, nous allons vous donner une dot que vous n'eussiez pas osé espérer.

LE FOU. - Ah noncle, noncle !


LE ROI LEAR. - Silence, misérable, ou je te chasse. Il nous reste, maintenant, à régler la part de notre troisième fille. Pour cela, nous voulons que le roi de France soit présent. Comte de Kent, faites-le introduire.
(Quelques fanfares.)


KENT. - Il arrive en ce moment.


SCÈNE CINQUIÈME.

LES PRÉCÉDENTS, LE ROI DE FRANCE.


LE ROI LEAR. - Noble souverain, vous avez passé les mers pour venir nous demander notre plus jeune fille nous allons régler devant vous son partage, qui sera d'autant plus riche, qu'elle professera une plus vive tendresse pour le père qui l'a toujours chérie avec un sentiment de prédilection. Dites-nous, Cordélia, si, à l'exemple de vos sœurs, vous mettez la tendresse filiale au premier rang de vos devoirs.


CORDÉLIA. - Pour honorer et servir votre vieillesse mon père, je renoncerais volontiers à me marier ; alors je ne préférerais aucun intérêt à ceux qui vous toucheraient. Mais si j'étais à la fois reine, épouse, mère et fille, je tâcherais de concilier tous ces devoirs sans en sacrifier aucun car il me semble que la véritable sagesse, le véritable amour, consistent à rester irréprochable aux yeux du père que l'on veut rendre heureux.


LE ROI LEAR. - Quel langage glacé, ma fille ! Est-ce la tout ce que je puis attendre de vous ? Ah combien je m'étais trompé, moi qui prétendais vous traiter en fille chérie et finir mes jours à vos côtés.


CORDÉLIA. - Ai-je dit un mot, mon père, qui ait pu me faire perdre cette précieuse confiance ?


LE ROI LEAR. - Fille ingrate ! je veux te combler, de faveurs ; par affection pour toi et pour tes sœurs, je change l'ordre des lois sociales, je distribue mon héritage, de mon vivant ; et lorsque tu viens d'entendre les protestations si vives de Gonerille et de Régane, tu ne crains pas d'opposer un langage froid et mesuré à mon désir de te rendre heureuse. Roi de France, je vous en préviens, votre épouse court le risque de n'avoir pas de dot.


LE ROI DE FRANCE. - Telle qu'elle sera, je me trouverai toujours honoré de l'avoir pour épouse car, moi aussi j'aime mieux reposer le soin de mon bonheur sur la femme qui veut remplir tous ses devoirs, que sur celle qui promettrait de n'en accomplir qu'un seul.


LE ROI LEAR. - Cordélia, tu n'as rien à ajouter à ce que tu as dit ?


CORDÉLIA. - Rien, Monseigneur, si ce n'est à vous assurer de mon entière soumission à votre volonté.


LE ROI LEAR, avec l'accent de la colère. - Eh bien, je serai aussi avare de richesses envers toi que tu l'es de paroles à mon égard : tu n'auras rien en dot, et tout mon royaume je le partage entre tes deux sœurs, ne réservant rien pour moi, qu'une garde de cent chevaliers pour me servir. Je passerai la moitié de l'année tour-à-tour chez la duchesse d'Albanie et chez la duchesse de Cornouailles ; toi, tu trouveras un asile où tu pourras.


LE COMTE DE KENT, se jetant à genoux devant le roi. - Mon roi, mon souverain maître l reprenez les paroles irréfléchies que vous venez de prononcer. En vieillissant, les hommes perdent, parfois, leur prudence ; ouvrez les yeux, ne rejetez pas une fille pieuse et sincère, pour enrichir des ambitieuses. Restez roi, ou réservez-vous au moins une part indépendante de vos états.


LE ROI LEAR, à Kent. - Indigne vassal, sors de notre présence, toi et la fille que tu nous as élevée. Je vous maudis tous deux ; et si, demain, vous êtes encore dans mes états, je ne réponds pas de vos jours.


LE FOU, au roi Lear. - Mon bon maître, puisque tu donnes ton manteau prends le mien ; à la place de ton sceptre, accepte ma marotte, et, pour ne pas t'enrhumer, mets mon bonnet sur ta tête privée de couronne.


CORDÉLIA. - Mon père, daignez m'entendre.


LE ROI LEAR, s'adoucissant. - Ah, tu te repens ; eh bien, Cordélia, qu'as-tu à nous promettre ?


CORDÉLIA. - Rien de plus que ce que j'ai dit ; mais permettez-moi de demeurer à votre service.


LE ROI LEAR. - Ôte-toi de mes yeux, serpent trop longtemps réchauffé dans mon sein. Je ne veux plus te voir.


CORDÉLIA. - Grâce pour votre fidèle Kent.

LE ROI LEAR. - Je vous chasse tous deux. (À Gonerille et à Régane.) I!s sont vos ennemis, je vous les abandonne punissez-les comme ils le méritent.


RÉGANE. - Qu'ils sortent de vos états, nous bornons là notre vengeance.


LE ROI DE FRANCE. - Moi, je demande la main de cette fille injustement bannie et dépouillée, et, telle qu'elle est, je lui offre le trône de France et l'appui de mon armée.

CORDÉLIA. - Dieu me préserve de susciter une guerre à mon pays. L'exil, la misère, me seraient mille fois préférables à une couronne payée au prix du sang des sujets de mon père.


LE ROI DE FRANCE. - Je m'engage à ne porter les armes qu'à votre prière, princesse ; acceptez, je vous en conjure l'offre de ma couronne.


LE ROI LEAR. - Voilà qui est merveilleux ! On prend, aujourd’hui, les princesses sans dot et les dieux semblent se mettre du parti d'une fille coupable.


CORDÉLIA, au roi Lear. - Mon père. dois je épouser le roi de France ?


LE ROI LEAR. - Allez, indigne enfant, que les mers nous séparent. J'y donne mon plein consentement.


CORDÉLIA. - Mon pauvre Kent, voulez-vous suivre ma fortune ?


KENT. - De grand cœur !


CORDÉLIA. - Mon père, si vous avez besoin de moi, je volerai à votre secours.


RÉGANE. - C'est nous insulter, ma sœur, de supposer que notre père aura l'occasion de recourir à vous, pauvre reine sans douaire, et épousée par charité.


CORDÉLIA. - Mes sœurs, ne trompez pas sa confiance ; ayez bien soin du père qui s'est ôté les moyens de vous punir.


LE ROI DE FRANCE. - Venez, Cordélia mes vaisseaux sont prêts, nous allons voguer vers votre royaume.


ACTE DEUXIÈME.

SCÈNE PREMIÈRE.

Le palais du duc d'Albanie.

LE DUC, GONERILLE.


GONERILLE. - Qu'un vieillard chagrin est un hôte incmmode ! Il ne sait ni se gouverner lui-même ni maintenir dans l'obéissance les gens de sa suite ; aussi ai-je fait chasser cinquante des cent chevaliers de sa garde, afin de réprimer plus facilement les autres. Ne m'approuvez-vous pas, mon cher duc ?


LE DUC. - Gonerille ceci me parait injuste puisque vous aviez juré à votre père de lui conserver sa garde d'honneur, il fallait tenir votre promesse.


GONERILLE. - On a souvent l'air de céder aux enfants gâtés des choses qu'on ne peut pas leur accorder. Dans l'état imbécillité où est tombé mon père, ce serait folie de considérer sa volonté pour quelque chose. Je veux être souveraine chez moi, y maintenir la paix et l'autorité comme je l'entends, sans m'arrêter à de puériles vanités qui ne signifient rien. Cinquante gardes ne suffisent-ils pas pour rehausser la majesté de ce vieux monarque ?


LE DUC D'ALBANIE. - Si vous voulez attirer la protection des dieux sur votre règne., Gonerille, ne méprisez pas vos devoirs envers votre père qui fut aussi votre roi.


GONERILLE. - Votre pusillanimité en toutes choses me fait pitié. Ces vertus de soumission et de droiture peuvent convenir au commun des hommes ; elles sont inutiles à ceux qui gouvernent. Je ne vous demande autre chose dans tout ceci, que de me laisser agir librement et de ne jamais témoigner votre désapprobation.


LE DUC D'ALBANIE. - Il vaudrait mieux que mes conseils eussent quelque empire sur vous ; mais vous commandez en souveraine, je dois me taire.



SCÈNE DEUXIÈME.

Les Précédents, un Officier.


L'OFFICIER. - Le roi se montre fort irrité de la disparition d'une partie de sa garde ; il fait demander à la duchesse d'Albanie de se rendre chez lui.


GONERILLE. - Manant ! Quand tu auras de semblables ordres à nous transmettre, tu feras bien de les méditer afin de leur donner un tour plus respectueux. Au service de qui es-tu engagé ?


L'OFFICIER. - Je commande les cinquante gardes qui restent au roi Lear.


GONERILLE. - Le Roi Lear n'est plus un Roi ; sa garde comme sa personne sont sous mon obéissance ; c'est donc à mon service que tu es ! Apprends à ne rien faire que par mes ordres, et tu t'en trouveras bien.


L'OFFICIER. - Je m'en souviendrai.


GONERILLE. - Retourne vers ce vieillard chagrin, et va lui dire que je n'ordonne rien que dans son intérêt, et que s'il désire avoir la raison de ce que j'ai fait, il vienne me la demander. (L'officier sort.) A présent, comme le Roi va entrer dans une de ces colères si honteuses à voir, je me retire pour n'en être pas témoin, vous ferez bien vous aussi, duc, de me suivre dans la pièce voisine.
(Ils sortent.)


 




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