THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE CHEVALIER. - Nourrice, apportez-moi le serin de la princesse, ou bien sa souris.

LA NOURRICE. - Partis avec elle.


LE CHEVALIER. - C'est quelque génie alors qui nous a devinés ! Donnez-moi le chat.


LA NOURRICE. - La princesse avait ses trois animaux auprès d'elle quand je me suis absentée, et un moment a suffi pour les perdre tous ensemble.

LE CHEVALIER. - Un génie puissant a pu seul s'emparer des bêtes-fées que j'avais données à la princesse. Sire, nous sommes trahis et je ne saurais rien faire si vous me gardez ici. Libre, je pourrais aller parler à la fée Écrevisse si toutefois je la trouve ; car les présents qu'elle m'avait faits étaient les derniers secours que je devais recevoir de sa générosité à moins qu'en une détresse extrême, j'envoyasse vers elle le serin ou la souris.

LE ROI. - Allez, chevalier, soyez libre ; je mets ma confiance en vous.

 

SCÈNE QUATRIÈME.

(La grotte de Dragonne.)


(Les murs sont tapissés de peaux de bêtes féroces. Des flèches, des arcs, des carquois sont suspendus autour de la grotte. Les sièges sont des bancs de mousse encadrés de coquillages.)


DRAGONNE, ÉGLANTINE le prince PAPILLON.


DRAGONNE. - Ah ! je vous tiens, ma belle princesse ; nous verrons si votre chevalier viendra vous chercher jusqu'ici.


ÉGLANTINE. - Madame, ayez pitié de moi. Je n'ai jamais rien fait qui puisse vous offenser. Laissez-moi retourner à la cour du Roi, mon père.


DRAGONNE. - Aussitôt que vous serez mariée au prince Papillon, et que le chevalier Belle-Épine sera ici, vous pouvez compter que je ne vous retiendrai plus. Ce miroir (elle montre le Jam-e-Jam Numai), qui m'a servi à vous découvrir dans votre palais me montre les moindres mouvements de Belle-Épine. Je suis toutes ses démarches, et s'il approche d'ici il faudra vous décider, entre servir de pâture à mes lions, ou bien épouser le prince que voici.


LE PRINCE. - Belle princesse, pouvez-vous hésiter ? Le chevalier Belle-Épine n'est pas né votre égal. Il a le malheur de danser terre à terre, tandis que moi je puis m'envoler à plus de douze pieds de haut, grâce à mes ailes.


DRAGONNE. - Eh bien ! danse donc de ton mieux pour lui plaire ; car le même sort t'est réservé si tu ne parviens pas à vaincre son obstination.


LE PRINCE. - Juste ciel ! y pensez-vous, le prince Papillon, un homme qui a l'avantage de porter des ailes et une couronne, par droit de naissance !


DRAGONNE. - Oiseau babillard, je t'ordonne de garder le silence.


ÉGLANTINE. - Comment ai-je pu mériter votre colère et tomber en votre pouvoir ?


DRAGONNE. - Cela te surprend, parce que tu commandais à tout le monde dans ton royaume. Mais les génies peuvent écraser les Rois quand bon leur semble, et ici tu n'es plus qu'une esclave. Pour te le prouver, tu vas quitter au plus vite tes ornements et prendre un costume digne de ta vile condition. Si on t'a appris à faire la cuisine, je t'emploierai à préparer mon dîner, à chasser ; car je ne sais plus faire autre chose que regarder dans mon miroir ; tu iras aussi donner à manger à mes aigles et à mes lions.


ÉGLANTINE.. - Mais, Madame, dans mon pays les filles de Rois ne font rien de semblable ; cependant, pour vous prouver ma soumission, si vous souhaitez que je travaille, je pourrai vous broder des robes orner vos cheveux avec des fleurs.


DRAGONNE. - Petite sotte, suis-je de la même nature que toi, pour descendre à de pareilles fadaises ? Tiens, voilà bien le mari qui te convient : un brave comme le chevalier Belle-Épine, doit s'unir à une femme de ma sorte, et tu voudras bien ne plus songer à lui.


ÉGLANTINE. - Madame, vous êtes maîtresse de ma vie ; mais je ne renoncerai pas volontairement au mari que mon père m'avait choisi.


DRAGONNE. - Eh bien ! moi, j'épouserai le chevalier, malgré mon père, en dépit de toi, et je te marierai au prince Papillon, contre ton gré, parce que la docilité n'a pas le moindre mérite à mes yeux. Allons, suivez-moi tous deux. (Elle les emmène et revient quelques instants après, traînant une grosse cage où sont renfermés le prince, la princesse le chat, la souris et le serin.)


DRAGONNE. - Je puis sortir maintenant. Vous n'irez pas courir la forêt et vous faire dévorer avant le temps où il me plaira moi-même de vous sortir de là. Églantine, je vous ai laissé vos bêtes, vous pouvez jouer avec elles en attendant mon retour.


LE PRINCE. - Belle Dragonne, pardon, ce n'est pas pour vous faire injure, mais vous m'avez dit que c'était votre nom, vous nous traitez d'une manière bien inhumaine. Mes ailes me deviennent inutiles ici, je ne saurais plus danser et déployer mes grâces devant Églantine, comment voulez-vous que je lui plaise ?


DRAGONNE. - Tu jases fort bien, essaye de ce moyen, cela te regarde plus que moi. (Elle sort.)


SCÈNE CINQUIÈME.

LE PRINCE PAPILLON. ÉGLANTINE.


LE PRINCE - Ne vous affligez pas, chère princesse. Je suis prêt à obéir aux ordres de Dragonne et pour vous plaire, je puis bien abandonner mes aimables sujets et consentir à régner sur le pays où vous êtes née. (La petite souris s'agite dans la cage.)


ÉGLANTINE. - Moi, prince, j'aime mieux mourir que de manquer de foi au chevalier Belle-Épine.


LE PRINCE. - Vous dites cela parce que vous ne me connaissez pas bien, mais je suis le plus aimable des hommes, le plus élégant des princes, et jamais aucune femme ne m'a vu sans souhaiter de m'avoir pour époux. La reine Abeille en perdait la tête, cette pauvre femme...


ÉGLANTINE. - Si vous pouviez plaire à la princesse Dragonne, ce serait une fortune plus digne de vous, votre renommée y gagnerait beaucoup, elle vous laisserait vivre, et me rendrait la liberté.


LE PRINCE. - Je veux bien le tenter, car notre situation est affreuse, et je suis plein de bonne volonté pour en sortir ; mais si je suis repoussé il faudra que vous m'aimiez. Servir de pâture aux lions ne me sourit pas du tout.


ÉGLANTINE à son chat. - Mon beau chat, vous dormez et ne vous inquiétez pas en ce moment de notre changement de position. Mon serin a perdu la parole, et ma petite souris s'agite seule dans la cage, elle ronge la barre de fer. Bon la voilà qui fait un trou elle se sauve (la souris s'échappe). Va, petite, je ne te retiens plus.


LE PRINCE. - Vous me traitez bien mal, chère princesse : causer avec des animaux au lieu de me permettre de vous parler de ma tendresse. Ce que je vous propose est pour vous servir, et croyez que je vous trouve de beaucoup au-dessus de Dragonne. Cependant je me sens embarrassé devant cette fière personne, son regard a quelque chose de dur, et puis à une femme qui ne connaît que les lions et les tigres, il est difficile de faire apprécier mes manières et l'avantage de ma tournure. (Le serin se secoue sur son bâton.)


ÉGLANTINE. - Enfin, Bibi, tu t'éveilles, tu vas peut-être t'apercevoir que tu as changé de logis.


BIBI (d'une petite voix aiguë.) - Pardonnez-moi, ma chère maîtresse, j'ai passé ce temps à réfléchir sur notre triste situation et à chercher les moyens d'en sortir.


ÉGLANTINE. - Eh bien, qu'as-tu à me proposer ?


LE PRINCE. - Qu'est-ce que cela ? un oiseau qui parle. C'est quelque prince déguisé. Ah princesse ! vous me jouez. J'ai là un rival, et vous prétendiez faire fi de mes ailes.


LE SERIN. - Au lieu d'écouter ce prince privé de plumage, si j'étais la princesse, j'aurais tourné mes regards vers le miroir placé derrière la cage.


ÉGLANTINE (se mettant en face de la glace.) - Que puis-je voir là, Bibi ?


LE SERIN. - Ce que vous souhaiteriez d'y faire passer.


LE PRINCE (regardant du même côté.) - Miracle, merveille ! voici le père de la princesse et la nourrice qui se lamentent. La souris entre et passe devant eux. Quelle vitesse dans sa course. Elle a tout vu et elle part. Que cherche-t-elle ?


ÉGLANTINE. - Elle va sur les traces du chevalier Belle-Épine.


LE PRINCE. - La scène change. Nous avons une affreuse campagne devant les yeux. Voilà mon rival, votre chevalier, il se désespère et court d'un pas rapide.


ÉGLANTINE (pousse un cri.) - Il a marché sur la souris.


LE PRINCE. - Son chagrin égale le vôtre. Le voilà tout découragé.


ÉGLANTINE. - Je n'ai plus qu'à mourir.


LE PRINCE. - Si toutefois Dragonne ne me préfère pas à votre chevalier. Tenez, je souhaiterais qu'elle le vît dans l'état où il est ; ses cheveux sont en désordre, il a perdu la plume de sa toque, son manteau est déchiré, sa chaussure salie par la poussière. Ah ! princesse, pouvez-vous me préférer un homme qui a si peu de soin de sa parure.


ÉGLANTINE. - Il vaudrait peut-être mieux pour moi, qu'au lieu de me chercher par toute la terre, il passât son temps à s'habiller et à danser.


LE PRINCE. - Ne faites pas fi d'un talent qui vous sauvera si Dragonne est susceptible démontrer un peu de goût.


BIBI. - Si le chat était bon à quelque chose, il chercherait à rejoindre le chevalier.


ÉGLANT!NE. - On me l'a donné pour m'aider à discerner mes amis de mes ennemis, hors cela, je n'ai rien à attendre de lui.


BIBI. - Il peut faire le gros dos ici tout à son aise, cela n'apprendra rien de nouveau. Il est clair que Dragonne et ses animaux ne nous veulent aucun bien.


ÉGLANTINE. - Allons, Bibi ne vous montrez. pas envieux, le temps est passé où vous aviez quelque chose à gagner en l'emportant sur lui.


BIBI. - Je n'ai jamais pu souffrir vivre dans sa société.


LE PRINCE. - Ce petit animal a raison. Un serin ne peut pas rester en sûreté avec un chat. Mais vous, beau parleur, que ne vous mettez-vous en campagne ?


ÉGLANTINE. - Ma nourrice lui a coupé les ailes, je n'attendais de secours que de ma petite souris.


BIBI. - Silence ! voilà Dragonne, n'ayez pas l'air d'avoir regardé dans son miroir.

 

SCÈNE SIXIÈME.

LES PRÉCÉDENTS, DRAGONNE.



DRAGONNE. - Eh bien ! êtes-vous décidée, belle Princesse, à épouser le mari que je vous donne ?


LE PRINCE. - Si elle jetait les yeux sur moi, ce serait en vain.


DRAGONNE. - Qu'oses-tu dire ?


LE PRINCE. - Que depuis que je vous ai vue, la reine Abeille elle-même me poursuivrait inutilement jusqu'ici. Pourtant, hélas, la digne princesse n'a épargné ni les prévenances, ni les fureurs pour me rendre sensible.


DRAGONNE. - Ton jargon m'amuse, tu vas sortir de ta cage et venir causer avec moi.

(Elle va vers la cage et en fait sortir le Prince.)


LE PRINCE. - Ah ! je renais. Si j'avais là de mes sujets, je danserais avec eux devant vous pour vous témoigner ma joie et ma reconnaissance.


DRAGONNE. - Danse tout seul, tu m'amuses bien assez comme cela.


LE PRINCE (à part.) - Je ne lui vois pas l'air embarrassé et sévère que savait si bien prendre la reine Abeille.


DRAGONNE. - Tu parles bas. Songe que je ne veux pas perdre une seule de tes paroles. Que disais-tu ?


LE PRINCE. - Je vous comparais à la reine Abeille et...


DRAGONNE. - Si mon père était ici tu verrais à l'instant cette reine ; mais il a refusé avant de partir, de me dire les mots dont il s'est servi pour vous remettre en mon pouvoir.


LE PRINCE. - La reine Abeille qui a la prétention d'être la plus rigide des femmes, pâlirait en se voyant surpassée par vous en rigueur.


DRAGONNE. - Et telle que je suis, tu me trouves charmante ?


LE PRINCE. - La plus belle de toutes les créatures.


DRAGONNE. - Que le chevalier Belle-Épine pense comme toi, et tu pourras retourner en paix auprès de ton Abeille.


LE PRINCE. - Ah ! vous n'êtes pas généreuse, Madame je mourrai de douleur s'il continue à vous occuper.


DRAGONNE. - Et tu seras mis en pâté, si je ne lui plais pas.


LE PRINCE (à part.) -Je frissonne et perds courage. Il est impossible de soutenir une conversation gracieuse avec une femme qui vous parle ainsi.


BIBI (tout bas.) - Princesse, je ne perds pas de vue le miroir. Voici le chevalier Belle-Épine qui entre dans cette forêt.


ÉGLANTINE. - À quels dangers il s'expose !


DRAGONNE. - Il y a longtemps que je n'ai consulte le Jam-e-Jam Numai ; voyons ce que devient le chevalier. (Elle s’approche du miroir.) (à Églantine.) Princesse, ton chevalier arrive ; n'imagine pas que tu vas paraître devant lui. Regarde-le encore ; tiens, voilà les dragons, les tigres, les ours qui lui barrent le passage. Il les met en pièces. Va au plus vite me préparer un repas comme vous êtes accoutumés à en faire dans vos palais, et, avant cela, cache tes habits sous le vêtement de peau que je t'ai destiné, tu le trouveras dans la cuisine qui est ici, à cent pieds de profondeur sous cette grotte. Et toi, Papillon, tu peux suivre ta fiancée : tu amuseras par tes façons la chèvre et la brebis qui font habituellement ma cuisine. Allons, descendez. (Tous deux suivent le chemin que leur indique Dragonne après avoir ouvert la cage. Le chat sort aussi, mais il se cache derrière un banc de gazon.) À présent, je vais aller arrêter le carnage que fait le chevalier. (Elle sort.)
 

Entracte sans baisser la toile.

SCÈNE SEPTIÈME.

DRAGONNE, LE CHEVALIER



DRAGONNE. - Savez-vous, Chevalier, que nul autre que vous n'aurait massacré impunément mes animaux favoris, et il faut certainement que vous soyez doué pour avoir su leur résister. Venez vous reposer ici et croyez que je suis heureuse de vous y recevoir.


LE CHEVALIER. - En vérité, Madame, votre bonté me rend confus, et j'ai tout le regret possible d'avoir dépeuplé vos États mais j'ai entrepris un voyage par toute la terre pour chercher une princesse que j'allais épouser, et qui m'a été enlevée par une fée. Du moins, je dois le penser.


DRAGONNE. - Vous n'en avez pas la certitude ?


LE CHEVALIER. - Non ! et je gémis sur le sort de ma chère princesse.


DRAGONNE. - Ici, on n'entend parler de rien de ce qui arrive dans le monde. Cependant, j'ai vu passer hier autour de la forêt deux jeunes gens bien singuliers c'étaient un prince et une princesse qui paraissaient être dans le
meilleur accord du monde. La demoiselle s'appelait Églantine, le jeune homme ressemblait à un papillon. Il en avait les ailes, et parlait le langage le plus frivole.


LE CHEVALIER. - Vous dites que la princesse paraissait heureuse de son voyage ?


DRAGONNE. - Je puis appeler en témoignage ma vieille gouvernante qui était avec moi. C'est une chèvre fort instruite que mon père a douée de la parole tout exprès pour qu'elle pût m'élever.





Créer un site
Créer un site