THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE CHEVALIER. - Me voilà le plus malheureux des hommes. Cette Églantine est la princesse que je cherche. Je la croyais partie sans son consentement.


DRAGONNE. - C'était là sans doute ce qui la faisait rire de si bon cœur.


LE CHEVALIER. - Elle riait. Et moi, qui ai bravé tant de périls pour la secourir ; ah Madame, je suis bien à plaindre. (Le chat passe devant le Chevalier en faisant le gros dos.) Quel est ce chat ? je le reconnais : il appartient à Églantine. Madame, vous retenez sans doute ma princesse captive, et vous me trompez sur son sort.


DRAGONNE. - Chevalier, je ne suis pas habituée à être contredite, et je vous ai déjà affirmé que ma chèvre et moi nous avions vu votre princesse passer près d'ici avec un air très satisfait. (Le chat se montre encore faisant le gros dos.)


LE CHEVALIER. - Les chèvres sont menteuses de leur naturel, et je le répète, Madame, ce chat appartenait à ma princesse, il n'a pas pu la quitter. Ainsi, Églantine n'est pas loin de ces lieux.


DRAGONNE. - Est-ce ainsi, Chevalier, que vous reconnaissez mes bontés ? Il est temps que je vous fasse savoir chez qui vous êtes. Je suis Dragonne, la fille du Génie de cette forêt, et songez bien que si votre princesse était en mon pouvoir, il serait imprudent à vous d'exciter mes ressentiments.


LE CHEVALIER. - Eh bien ! Madame, mettez votre clémence à prix. Imposez-moi tous les travaux que vous voudrez pour la délivrance de ma chère princesse.


DRAGONNE. - Un guerrier tel que vous doit choisir une femme d'un caractère mâle.


LE CHEVALIER. - La douceur et la timidité d’Églantine sont précisément ce qui me charme en elle.


DRAGONNE. - Vous ne la reverrez jamais.


LE CHEVALIER. - Alors, Madame, redoutez ma vengeance.


DRAGONNE. - Si vous vouliez m'entendre, peut-être cesseriez-vous bientôt d'être aussi en colère.


LE CHEVALIER. - Parlez donc, Madame ; mais, surtout, dites la vérité ; car je ne me suis jamais laissé tromper par un mensonge.


DRAGONNE. - Eh bien la vie de la princesse Églantine est en votre pouvoir.


LE CHEVALIER. - Accordez-moi la faveur de revoir Églantine, et je me dévoue pour jamais à votre service.


DRAGONNE. - Écoutez-moi vous pouvez penser, d'après la demeure que j'habite que mon genre de vie ne ressemble en rien à celui des filles ordinaires. J'ai toujours été seule ici avec ma chèvre et ma brebis. Mon père arrive de temps en temps auprès de moi ; mais ses visites deviennent plus rares et plus courtes depuis quelques. années. L'ennui s'est emparé de moi et j'ai voulu sortir de mes forêts. Nous avons une ennemie puissante appelée la fée Écrevisse. Ici, je, suis hors de ses atteintes ; et ma perte serait inévitable si je quittais ce lieu. Pour me distraire de ma solitude, mon père m'a apporté, l'autre jour, un talisman, objet d'envie pour toutes les fées, le Jam-e-Jam Numai où se réfléchit à volonté tout l'univers. Je vous ai vu dans cette glace, et, dès lors, j'ai déclaré que vous seriez mon mari.


LE CHEVALIER. - Est-ce là ce qui vous a rendue l'ennemie de ma princesse ?


DRAGONNE. - Précisément. Le prince Papillon sera pour elle un époux très convenable ; vous, votre sort est fixé : vous régnerez dans mes forêts.


LE CHEVALIER. - L'honneur que vous vouliez me faire est au-dessus de moi. De grâce, rendez-moi la liberté. Ma parole est engagée : j'aime la princesse Églantine vous ne sauriez être heureuse de notre infortune.


DRAGONNE (avec fureur). - Misérable, tu vas voir ce que tes refus te méritent. Attends-moi, je te ramènerai ta princesse.
 

SCÈNE HUITIÈME.

LE CHEVALIER, LE CHAT.



LE CHEVALIER (seul). - Que va-t-elle faire ? Comment secourir ma chère princesse ? Du moins, je vais la voir. Mourir avec elle serait une consolation dans notre malheur. Oh ! les fées et les génies, à quoi servent-ils si ce n'est à troubler le bonheur des simples mortels ? Mais, tout à l'heure, la princesse m'a parlé du miroir que ma marraine cherche par toute la terre. Pour posséder le Jam-e-Jam Numai, la fée Écrevisse donnerait jusqu'à sa baguette. Si je le lui apporte, elle m'a promis de m'accorder tout ce que je lui demanderais. Où peut-il être et la fée elle-même, comment la retrouver, depuis que j'ai tué la petite souris sa messagère ? (Le chat saute devant le miroir.) Ah ! je reconnais le Jam-e-Jam Numai, à la description que m'en a faite la fée Écrevisse.



SCÈNE NEUVIÈME.

DRAGONNE, la Chèvre, la Brebis,
ÉGLANTINE, le prince PAPILLON,

le Serin, le Chevalier.



(Dragonne amène Papillon et Églantine enchaînés. La Chèvre, marchant sur deux pieds, ainsi, que la Brebis, arrivent ; elles portent des manteaux de laine blanche qui les enveloppent et ne laissent passer que leurs têtes et leurs pieds de devant. Églantine est vêtue d'un manteau de laine grise le Chevalier Belle-Épine court vers elle.)



DRAGONNE. - Oui, tu peux lui faire tes adieux, ingrat chevalier ! Elle va subir le traitement qui lui revient pour sa noire perfidie.


LA CHÈVRE. - Si j'ai encore ma peau, ce n'est pas cette jeune fille que je dois en avoir l'obligation.


LA BREBIS. - Sans votre prudence, ma chère dame, nous étions perdues.


DRAGONNE. - Un complot horrible et qui sera puni comme il le mérite.


ÉGLANTINE (voyant le chevalier). - Ah ! quel bonheur de pouvoir vous dire adieu avant de mourir.


LE PRINCE PAPILLON (au chevalier). - Chevalier, vous me voyez victime de la plus indigne calomnie. Ces belles dames que voici (il montre la chèvre et la brebis) nous avaient confié, à la princesse et à moi le soin de préparer le souper de leur maîtresse, d'une chasse splendide ; mais quels ragoûts préparer avec des loups, des écureuils, du renard et un éléphant ? Nous restions consternés devant notre tâche. La princesse n'osait pas se servir de l'énorme couteau qu'on lui avait donné ; elle me regardait d'une façon piteuse, je n'étais guère moins déconcerté.


ÉGLANTINE. - N'en dites pas davantage prince,je vous en conjure. (Le petit serin arrive en sautillant ; il se perche sur l'épaule d'Églantine.)


LE SERIN. - Ce n'est pas le prince qui a parlé de tuer la chèvre et la brebis ; c'est moi qui ai donné ce conseil.


LA BREBIS. - Qu'est cela ? un serin qui s'avise aussi de parler ; alors j'aime autant retourner à mon premier langage, et me contenter de bêler.


LA CHÈVRE. - Nous lui tordrons le cou.


DRAGONNE. - Ah ! c'est toi qui voulais engager tes maîtres à tuer ma chèvre et ma brebis et à se sauver sous leur peau. Comme tu me parais assez rusé, je te fais grâce de la vie : tu resteras ici, enfermé dans une cage.


LE PRINCE. - Puisque nous sommes justifiés, Madame, vous allez renoncer à votre funeste projet.


LA CHÈVRE. - Non non, qu'ils soient livrés aux bêtes !


LA BREBIS. - C'est aussi mon opinion.


DRAGONNE. - Bien, mes sages conseillères. Allez donc chercher les tigres les plus féroces de ma ménagerie, et amenez-les ici. Quant à vous, chevalier Belle-Épine, pour cette fois encore, je vous prends sous ma protection : il ne vous arrivera aucun mal.


LE CHEVALIER. - Madame, la mort me sera plus douce avec Églantine que de vivre auprès de vous.


LE PRINCE PAPILLON. - Mais moi, Madame, je suis innocent de tout ceci et plus que jamais décidé à vous offrir mes hommages.


DRAGONNE. - Si le chevalier Belle-Épine consent à votre mariage et qu'il me promette de m'aimer, je peux encore vous faire grâce.


ÉGLANTINE. - Chevalier, la mort ne m'effraie pas.


LE CHEVALIER à Dragonne. - Assouvissez votre haine, Madame, personne ne vous demande grâce. Adieu, ma chère princesse, je vais tâcher de mourir avant vous.


DRAGONNE. - Non je ne le souffrirai pas, tu la verras mettre en pièces sous tes yeux.


LE CHEVALIER. - Créature barbare. Quel châtiment serait digne de toi ?


LE PRINCE PAPILLON. - En vérité il est absurde de me condamner avec eux, moi qui ai montré la meilleure volonté du monde pour obéir à chacun.


DRAGONNE. - Voici les tigres. (Le serin se perche sur l'épaule du Chevalier et lui parle bas.)


LE CHEVALIER. - Nous sommes sauvés ! (Il court vers le miroir.)


(La Brebis et la Chèvre entrent, tenant chacune un Tigre en laisse. Églantine jette un cri de terreur et tombe évanouie. Le prince Papillon voltige d'un air effaré.)



LE CHEVALIER (tout haut devant le miroir). - Fée Écrevisse ma marraine, j'ai trouvé le Jam-e-Jam Numai, venez vous en emparer.


DRAGONNE. - C'est une trahison. Agissez mes tigres. Ah ! je suis perdue ! Mon père, au secours.


SCÈNE DIXIÈME.

La fée ÉCREVISSE ÉGLANTINE, LE ROI,

la Nourrice, le Chevalier, la reine ABEILLE.



(La toile du fond se lève. La fée Écrevisse paraît au milieu de la Cour la plus brillante. Elle est vêtue de rouge ; sa tête est couverte d'un voile blanc brodé en or. Elle tient une baguette et s'avance vers Dragonne.)


LA FÉE ÉCREVISSE. - Méchante créature ! tu as voulu attirer ici des humains, et ta férocité allait se donner un spectacle digne d'elle. Reprends ta forme première, redeviens lionne. (La métamorphose s'accomplit.) Ton père ne pourra plus rien pour toi. Je t'avais condamnée à naître lionne, les artifices du génie t'ont affranchie de cet état. Rugis à ton aise, te voilà telle que tu dois être. (La lionne se sauve.)



LA FÉE (à la princesse et au chevalier.). - Et vous, mes enfants, soyez heureux, tout ce que vous demanderez, la fée Écrevisse vous l'accordera. En lui donnant le Jam-et-Jam Numai, vous rendez son pouvoir au-dessus de tout obstacle.


ÉGLANTINE. - Je voudrais que mon père et ma nourrice fussent ici.


(La Fée lève sa baguette : la Roi et la nourrice entrent.)


LA FÉE. - Sire, voilà votre fille, vous devez sa vie au chevalier Belle-Épine, mon filleul.


LE ROI (embrasse ses enfants). - Qu'ils reviennent dans le royaume que je leur cède. Ma couronne sera le prix des services du chevalier.



LA NOURRICE. - Le voyage ne sera pas long, si vous nous renvoyez comme nous sommes venus. J'étais bien sûre que les fées se mêlaient de nos affaires.


ÉGLANTINE. - Mon père, ma bonne nourrice, quel bon heur de vous revoir.


LA FÉE (à Églantine et au chevalier). - Allez, mes enfants, prendre des vêtements convenables à la solennité qui s'apprête, vous les trouverez ici près. Mes pages vous habilleront, chevalier. Églantine sera servie par mes filles d'honneur.


LE ROI (à la fée). - Je suis heureux d'allier ma fille au gendre que vous me présentez.


LA FÉE. - Vous auriez préféré un prince, je le sais. La dot que je donnerai à mon filleul vaudra mieux qu'une lignée royale. Son trésor toujours rempli ne pourra jamais s'épuiser tant qu'il fera un digne usage de mes bontés.


LE ROI. - Mon gendre sera le plus heureux monarque de la terre.


(Le Chevalier et Églantine reviennent en se donnant la main. Le Chevalier est habillé en satin blanc avec un manteau de velours bleu et argent il a une toque à plumes blanche et bleu. La Princesse est vêtue d'une robe de crêpe brodée en argent ; elle a une couronne d'or d'où pend un voile de tulle.)

LA NOURRICE. - Qu'ils sont beaux ainsi. !


LE ROI. - Mes chers enfants, je vous bénis du fond de mon cœur.


LE PRINCE PAPILLON (à la fée). - Je vous en fais mon compliment, Madame ; ces costumes sont charmants, du meilleur goût, vous compléteriez leur bonheur si vous pouviez leur donner des ailes.


LA FÉE. - Qui êtes-vous, Monsieur ?


LE PRINCE. - Le prince Papillon.


ÉGLANTINE. - Il s'est trouvé mêlé à toutes nos infortunes, je souhaiterais qu'il pût prendre part à notre bonheur.


LA FÉE (au prince). - Que puis-je faire pour vous ?


LE PRINCE. - Me rendre mon royaume, y faire naître spontanément des villes, des manufactures, des productions territoriales, en un mot, toutes les futilités dont on s'occupe chez les peuples qui n'ont pas d'ailes.


LA FÉE (riant). - La demande est présomptueuse. Et si j'accomplissais vos désirs, quelle garantie me donneriez-vous que vous sauriez conserver ce que j'aurais créé ?

LE PRINCE. - Pour moi, je ne m'occuperai jamais de cela. Mais si j'offrais ma couronne à la reine Abeille, elle se tirerait de là sans peine. Mais, hélas ! la pauvre femme est peut-être morte de chagrin depuis mon absence.


LA FÉE. - Le Jam-e-Jam Numai va nous dire cela. (Elle consulte le miroir et dit:) La reine Abeille, entourée de ses femmes, est occupée, en ce moment, à auner de la toile, et d'un coup d’œil elle surveille des confitures qui cuisent. C'est vraiment une femme d'un ordre parfait. La ferons-nous venir ici pour connaître son opinion sur vous ?


LE PRINCE. - Qu'elle arrive au plus tôt (à la princesse) ; vous allez voir, belle Églantine. si cette reine a su m'apprécier.


(La reine Abeille arrive. Elle est habillée en jaune, avec un bonnet à grandes barbes, elle a un tablier noir dorant elle et sa demi-aune à la main des ciseaux attachés à son côté par une chaîne.)
(La Fée oblige le prince Papillon se cacher.)


LA REINE ABEILLE (d'un ton sentencieux). - Où suis-je ? et par quel pouvoir me vois-je subitement arrachée à mes travaux domestiques, dont le soin m'est aussi précieux que l'administration de mes états ?


ÉGLANTINE (à part, au chevalier). - C'est une idée charmante d'unir cette précieuse au ridicule prince Papillon.


LA FÉE. - Pardonnez-moi, Madame, d'avoir troublé vos graves occupations ; mais j'ai voulu offrir, en vous, à la princesse Églantine, le modèle des femmes industrieuses.


LA REINE ABEILLE. - Je sens bien que je suis au pouvoir d'une puissante Fée. La bonne opinion qu'elle a de moi satisfait mon amour-propre. Mais j'ai grand peur que mes confitures brûlent pendant que je suis ici.


LA FÉE. - D'un coup de baguette je les remplacerai.


LA REINE ABEILLE (à part). - Elle croit cela, des confitures faites comme les miennes, la montre en main, les fruits et le sucre pesés. Ces Fées ne doutent de rien.





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