THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

NARCISSE. - Ça me fait bien du plaisir, monsieur le Comte ; vous m'en voyez rempli d'aise et de satisfaction.


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Vous êtes bien aimable.


NARCISSE. - Vous savez on fait ce qu'on peut ! Dans la famille nous sommes de si braves gens de pères en fils !


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Je n'en doute pas, c'est pourquoi je vous ai fait demander ; comme je sais que vous êtes également tous très honnêtes, je désire que vous ayez la bonté de me rendre ce qui m'appartient.


NARCISSE, vivement. - Plaît-il, Monseigneur ! S'il vous plaît ! Vous dites que ?


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Je dis que vous allez me remettre immédiatement mes biens.


NARCISSE. - Vos biens, Monseigneur, quels biens ?


LE COMTE DU LA ROCHE PHÉLÉE. - Allons, je veux bien y mettre un peu de complaisance, je vais m'expliquer plus clairement. Depuis soixante ans que ce château est abandonné, votre père a cru pouvoir se permettre d'empiéter sur les terres qui en dépendent, et petit à petit, grâce à cette audace, il a su tirer parti de ces biens abandonnés, ne craignant même pas d'élever dessus des constructions, espérant sans doute que jamais un acquéreur sérieux ne viendrait s'installer dans cette demeure ancienne. Donc, mon ami, j'ai préféré vous prévenir plutôt que votre père, afin que vous vous chargiez vous-même de le mettre en mesure de me rendre sans plus tarder, les biens qu'il croit posséder, et dont je le défie de montrer un titre quelconque, pour en justifier sa légitime propriété.


NARCISSE. - Mais, Monseigneur, c'est la ruine, c'est le malheur ! c'est le désespoir !


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Ça ne m'étonne pas, mais que voulez-vous que j'y fasse ?


NARCISSE. - Vous ne pouvez pas nous mettre dans une situation pareille Pensez-donc, Monseigneur, mon père n'est plus jeune, loin de là, que voulez-vous qu'il fasse pour vivre ?

LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Ah ! ça ne m'inquiète pas, mon ami. Si votre père est âgé, vous êtes jeune, par conséquent, étant fort comme vous l'êtes, vous travaillerez pour nourrir toute votre famille.


NARCISSE. - Mais ça serait si peu de chose pour vous de nous faire cadeau de ça !


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - À propos de quoi ? Est-ce que je vous connais, pour vous accorder une semblable faveur ? Allons, c'est entendu, n'est-ce pas, il est inutile de nous attarder plus longtemps.


NARCISSE. - Mais je n'y survivrai pas et je suis capable d'en mourir !


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Je ne m'y oppose pas.


NARCISSE. - Et puis c'est pas ça, je dois épouser ma cousine Arthémise, que va-t-elle dire quand elle apprendra... (Il pleure bêtement.)


LE COMTE DE LA ROCHE PHÉLÉE. - Oh ! ce n'est pas cela qui m'inquiète ! Enfin, voyons je veux bien essayer de faire quelque chose pour vous, quoique dans le fond, je le sais, vous ne le méritiez guère. Pour ma part je ne change rien à ma résolution, mais je vais faire venir la comtesse, vous lui expliquerez votre situation, du reste elle est déjà un peu renseignée. Essayez de l'attendrir, vous y parviendrez peut-être plus facilement que pour moi, et ma foi ce qu'elle jugera à propos de faire sera exécuté à la lettre.


NARCISSE. - Je vous remercie. Monseigneur, j'essaierai ! (Le Comte sort.) Il est dur, monsieur le Comte, enfin j'espère attendrir la Comtesse. Ma pauvre Arthémise, je sais bien que si elle me savait ruiné elle m'épouserait quand même, mais comme ça serait vexant dans le village, comme on se moquerait de nous, car personne ne se doute de ça, tout le monde croit que papa a acheté toutes ces propriétés. J'entends quelqu'un, c'est la Comtesse probablement oh ! oui, j'entends frou ! frou ! frou ! ça me rappelle les robes des grandes dames de la cour de
Louis XIV !


ARTHÉMISE. - Eh ! bien, monsieur Narcisse, et votre princesse ?


NARCISSE, il tombe à la renverse. - Ciel ! Grand Dieu ! C'est toi, c'est vous madame la Comtesse, Arthémise ?


ARTHÉMISE. - Allons voyons, monsieur Narcisse, remettez-vous, je vous en prie !


NARCISSE. - Mais c'est pas Dieu possible ! Oh ! que vous êtes belle sous ces vêtements !


ARTHÉMISE. - Vous me trouvez bien, n'est-ce pas, à présent ?


NARCISSE. - Allons, Arthémise, je t'ai toujours trouvée très bien !


ARTHÉMISE. - Il n'y a pas d'Arthémise ici, pour vous, je vous prie de m'appeler madame la Comtesse.


NARCISSE. - Je t'assure, madame la Comtesse.


 

ARTHÉMISE. - Je vous prie de ne pas me tutoyer.


NARCISSE. - Comment, c'est donc vrai, c'est toi qui a épousé votre mari, monsieur le Comte ? Bon alors, moi qu'est-ce que je vais devenir ?


ARTHÉMISE. - Vous n'épouserez donc pas votre princesse ?


NARCISSE. - Ah ben oui, ma princesse, je ne sais seulement plus où elle est, je l'ai perdue de vue.


ARTHÉMISE. - C'est dommage, ma foi, mais vous en trouverez une autre. Quand on est si beau garçon...


NARCISSE. - C'est p't'être ben possible.

ARTHÉMISE. - Si intelligent.


NARCISSE. - Sans doute.


ARTHÉMISE. - Et avec ça vous avez de la fortune.


NARCISSE. - Bien sûr ! Ah mais non, tiens je n'y pensais plus, c'est vrai au fait je suis perdu, ruiné. (Il tombe en pleurant.)


ARTHÉMISE. - Allons voyons, j'ai pitié de vous, ne pleurez plus, je me charge de décider le comte à vous laisser les biens dont vous jouissez.


NARCISSE. - Oh merci, Arthémise, comment pourrai-je jamais reconnaître tant de bonté ?


ARTHÉMISE. - C'est bien simple, je ne demande qu'une chose, je l'exige même, c'est que cet entretien soit le dernier et que vous ne fassiez jamais aucune démarche pour venir me voir, vous me forceriez à, vous faire expulser par mes domestiques ! Adieu ! (Elle sort.)


NARCISSE, pleurant. - Ah, je n'ai que ce que j'ai mérité ! Enfin je vais rentrer chez moi, je vais aller donner le foin à mes animaux, et je ferais bien de m'en mettre une portion de côté, car je le reconnais, je suis bien plus bête qu'eux !


 

RIDEAU.

 



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