THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

ACTE QUATRIÈME

Seize ans après. Même décor qu'au premier acte.


 

LACOMÈTE. - Je vous demande pardon, monsieur Berluron, je sais que vous êtes obstiné, mais vous n'ignorez pas que je le suis davantage. Je maintiens que vous répétiez toujours qu'il ne ferait jamais qu'un petit mauvais sujet.


BERLURON. - Non, non, mille fois non !


LACOMÈTE. - Si ! Si !


BERLURON. - Non, non ! J'ai dit qu'il était joueur, dissipé, insupportable même, car il ne savait vraiment quoi inventer pour nous martyriser, mais c'est tout !


LACOMÈTE. - Enfin, je vous cède ! Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il a obtenu un fameux résultat, et qu'il fait honneur à son village. Pensez donc, un ingénieur, c'est que c'est beau ça !


BERLURON. - Remarquez, monsieur Lacomète, que je suis pour quelque chose dans ce résultat. C'est moi qui ai commencé ses premières études, et lorsqu'il a quitté ma classe il savait presque entièrement son alphabet.


LACOMÈTE. - Sans doute, monsieur Berluron ; il vous revient une part de son triomphe. Du reste il ne tardera pas si vous exprimer de vive voix sa profonde reconnaissance.


BERLURON. - Comment ça ?


LACOMÈTE. - Sans doute, puisqu'il va venir aujourd'hui !


BERLURON. - Il va venir aujourd'hui ?


LACOMÈTE. - Mais oui, toute la famille est attendue : Monsieur de Beauquis, monsieur Ernest !


BERLURON. - C'est drôle que monsieur de Beauquis lui ait donné sa fille en mariage, je sais bien que Pierre a son mérite, mais il n'a aucune fortune, tandis que son beau-père est, dit-on, colossalement riche.


LACOMÈTE. - Ça prouve que monsieur de Beauquis est un homme intelligent, et qu'il reconnaît en Pierre des qualités supérieures qui valent tout autant qu'une fortune !


BERLURON. - C'est vrai ! Alors, la maman Tavernier vient de s'installer dans sa nouvelle maison. Savez-vous que c'est presque un petit château ?


LACOMÈTE. - En effet, c'est bien gentil ! Elle le mérite du reste, la brave femme, elle a assez souffert, lorsque son Petit Pierre est parti, je croyais qu'elle ne pourrait supporter ce sacrifice.


BERLURON, ému, il pleurniche naïvement. - Pauvre femme !


LACOMÈTE. - Ne vous attendrissez pas comme ça, monsieur Berluron, je sens mon cœur qui déraille, et voilà une larme qui chatouille ma paupière gauche !


BERLURON, pleurant plus fort. - C'est plus fort que moi, Quand je vois les autres heureux et satisfaits, je pleure de joie, de contentement et de plaisir.


LACOMÈTE. - Eh bien ! je vous laisse pleurer tout seul, je vais à la mairie. Quand je repasserai, si vous n'avez pas fini, je vous aiderai pour que ça aille plus vite. (Il s'éloigne.) Ça me fait plaisir quand je pense que je vais le revoir ce gamin-là. Comme il doit être grand à présent, pensez donc, il a vingt-sept ans ! C'est ici, à cette place même qu'il me faisait endurer tant de tourments. C'est drôle, il y a des fois que ça me manque. Je reste ici pendant des heures entières plongé dans mes rêveries. Je pense toujours à ce bon vieux temps, où cet enfant venait me surprendre. (Pierre paraît derrière lui.) J'étais bien en colère après lui, et cependant je l'aimais tout de même. Au moment où j'étais le plus tranquille, il m'effrayait en jetant derrière moi ses cris bizarres. (Il sort.)


PIERRE, sans se montrer à Berluron jette un cri ? - Piouitt ! Piouitt ! (Il se cache.) 

BERLURON, il reste en extase. - Grand Dieu ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Je croyais avoir entendu sa voix, comme à cette heureuse époque ! (Pierre revient tout doucement par derrière, le chatouille sur le cou et se sauve.) (Nouvelle extase.) Je suis victime d'une hallucination. Je deviens fou certainement.


PIERRE. - Mais non, mon cher monsieur Berluron, vous ne devenez pas fou, c'est moi qui suis toujours aussi méchant !


BERLURON. - Ah, mon Pierre ! (Il se jette à son cou.) Mon enfant, comme tu es devenu bel homme !


PIERRE. - Vous trouvez ?


BERLURON. - Pour sûr ! Et ta famille où est-elle ?


PIERRE. - Chez ma mère ! Il n'y a que mon beau-père, monsieur de Beauquis, qui n'est pas arrivé. Il se souvient de l'ancien temps, il a peur des précipices, il monte tout doucement. Dans une petite demi-heure il sera ici. Vous n'avez pas grandi vous, monsieur Berluron, vous êtes toujours le même. Et l'école, ça va aussi, hein ? Je suis sûr que vous n'avez plus de mauvais sujets comme moi ?


BERLURON. - Non depuis ton départ. Vous me permettez de te tutoyer, n'est-ce pas ?


PIERRE. - Mais comment donc, c'est de rigueur !


BERLURON. - Depuis ton départ j'ai été plus tranquille, les autres ont supporté la mauvaise humeur que tu avais provoquée en moi, et je les ai tellement tarabustés que j'en ai fait des phénomènes !


PIERRE. - Comme intelligence ?


BERLURON. - Non, comme abrutissement ! Tu viendras me voir, n'est-ce pas ?


PIERRE. - Mais comment donc ! et souvent encore !


BERLURON. - Au revoir, mon petit. À bientôt, hein ? (Il sort.)


PIERRE. - À tantôt, monsieur Berluron ! (Seul.) Quel brave homme tout de même, et dire que je l'ai tant fait souffrir. Ça me fait de la peine quand j'y pense. Enfin, je réparerai mes méchancetés !


MADAME TAVERNIER. - Que fais-tu là, mon petit Pierre ? Tu parais désolé ?


PIERRE. - Moi mère, mais pas du tout, au contraire, c'est la joie qui me rend songeur. Je suis si content de me retrouver ici et de te voir si heureuse. Seulement, je ne veux pas que tu y restes l'hiver, tu viendras habiter Paris avec nous.


MADAME TAVERNIER. - Moi, aller habiter Paris ? jamais, mon ami, tu ne me connais donc pas je ne suis qu'une simple paysanne, que ferais-je dans votre grande ville ? Mais j'y mourrais d'ennui !


PIERRE. - Pas avec nous, mère.


MADAME TAVERNIER. - Si, mon petit, je vous gênerais, mes habitudes ne sont pas les vôtres. J'aime bien mieux vous voir venir ici à la belle saison. C'est moi qui vous reçois, je suis la maîtresse, personne ne m'en impose, vous êtes tous si bons. Et mes bêtes, ma basse-cour ? Je ne pourrais jamais amener tout ça à Paris, mes deux vaches non plus. Tu vois donc bien Pierre, qu'il faut rester comme nous sommes. Chacun prend son bonheur où il le trouve, et doit surtout s'estimer bien heureux de l'avoir trouvé, c'est si rare.


PIERRE. - Eh bien ! c'est entendu, nous viendrons très souvent alors, et nous resterons le plus longtemps possible.


MADAME TAVERNIER. - C'est ça, mon mignon, embrasse ta mère et va retrouver ta femme et ton beau-frère, ils sont en train de se promener dans le jardin. Moi je vais au devant de monsieur de Beauquis. (Pierre embrasse sa mère et s'éloigne.) Est-il gentil ce chérubin ? Grâce à lui, j'ai tout mon nécessaire, plus que mon nécessaire même. Voilà quelqu'un qui monte. Oui, c'est lui, c'est cet excellent monsieur de Beauquis. (Elle crie à la cantonade.) Encore un peu de courage, Monsieur, vous voilà presque arrivé.


MONSIEUR DE BEAUQUIS, dans les coulisses. - Je n'en peux plus, mère François, je suis tout essoufflé.


MADAME TAVERNIER, même jeu. - Reposez-vous un peu, nous avons le temps.


MONSIEUR DE BEAUQUIS, même jeu. - Il faut que je me dépêche, je voudrais déjà être arrivé pour vous embrasser.


MADAME TAVERNIER. - Ce pauvre Monsieur, comme il est aimable !


MONSIEUR DE BEAUQUIS, paraissant. - Ah ! ça y est tout de même ! Bonjour, ma brave mère François, venez ici tout de suite que je vous embrasse.

MADAME TAVERNIER. - Bonjour, mon cher Monsieur ! 
(Ils s'embrassent longuement.)

MONSIEUR DE BEAUQUIS. - C'est que je m'en souviens de vos précipices, j'avais une peur atroce en montant. Il est vrai que c'est un mauvais souvenir que je n'ai pas à regretter, car sans cette chute que j'ai faite autrefois, je n'aurais pas le plaisir de me retrouver ici aujourd'hui avec vous au milieu de nos enfants.


MADAME TAVERNIER. - Le proverbe le dit ? « À quelque chose malheur est bon. »


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Eh bien, comment trouvez-vous votre fils ?


MADAME TAVERNIER. - Gentil comme un amour.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Et le mien ?


MADAME TAVERNIER. - Oh ! Charmant ! Et comme ils s'aiment lui et mon Pierre, on dirait tout à fait les deux frères !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Mais c'est bien comme ça qu'ils ont été élevés. 


MADAME TAVERNIER. - Vous devez avoir joliment faim, pauvre Monsieur !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Je vous avoue, mère François que je tordrais bien le cou à une bonne omelette.


MADAME TAVERNIER. - Une omelette ? Mais vous allez avoir un déjeuner extraordinaire. J'ai tué deux lapins, trois canards, un veau, un fromage de gruyère, quatre poulets.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Mais où allons-nous mettre tout ça ? C'est de la folie !


MADAME TAVERNIER. - Non pas, c'est un peu de reconnaissance que je cherche à vous témoigner pour vous remercier de tous vos bienfaits. (Elle pleure.)

MONSIEUR DE BEAUQUIS. - De la reconnaissance, pauvre femme ; mais c'est moi qui vous en dois pour avoir placé sur mon chemin ce cher enfant qui donne tant d'espérance. Jamais je ne m'acquitterai envers vous, soyez-en convaincue. Allons embrassez-moi encore une fois ! (Ils s'embrassent.) Maintenant allons retrouver les enfants qui doivent s'impatienter. Quant à votre déjeuner je vous réponds que tout le monde lui fera honneur, vous feriez peut-être bien d'y ajouter quelque chose.


MADAME TAVERNIER. - Nous contemplerons le bonheur de nos enfants, cela fera un dessert exquis et complet.
 

La toile tombe.

FIN

 




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