THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE PETIT RAMONEUR

COMÉDIE EN QUATRE ACTES

 

Darthenay,

1890

domaine public

 


PERSONNAGES :
 

LE PETIT PIERRE.
DE BEAUQUIS.
BERLURON, maître d'école.
LACOMÈTE, garde-champêtre.
LE MAIRE.
RAPINOY.
GROLARDON, ramoneur.
BAPTISTE.
ERNEST DE BEAUQUIS.
UN TAVERNIER.
UNE BONNE.
LA PORTIÈRE.
Paysans, paysannes, etc.



ACTE PREMIER

La scène représente une place de village en Savoie.



BERLURON. - Si, mère Tavernier, je vous le répète, vous avez tort ! Vous appelez ça de l'enfantillage, moi j'appelle ça de la gaminerie, et ça peut devenir dangereux si vous n'y prenez garde.


MADAME TAVERNIER. - Je le sais bien, monsieur Berluron, mon fils a des défauts, il est joueur, c'est un petit diable, mais son cœur n'est pas mauvais, il a donné souvent des preuves de sa gentillesse.


BERLURON. - Oui, mais il en a donné plus souvent de ses espiègleries, et c'est de ce côté que penche la balance.


MADAME TAVERNIER. - Enfin, monsieur Berluron, je ne peux pas vous dire autre chose. J'aime mon fils, je n'ai que lui, et je le défendrai toujours. Je ne demande pas mieux que de le réprimander, mais c'est tout ce que je peux faire pour vous. Votre servante. (Elle s'éloigne.)


BERLURON. - Voilà ! C'est bien ça : la mère aveugle, elle se figure que son petit garçon est un phénomène, tandis que... Oh ! (Un bâton se dresse devant lui et redescend aussitôt.) Qu'est-ce que c'est ça ? Encore une infamie de ce petit misérable !


LACOMÈTE. - Vous êtes en colère, monsieur Berluron ?


BERLURON. - Oh oui, Monsieur Lacomète, j'en perdrai la tête. C'est ce misérable Petit Pierre qui me tue à petit feu. Je suis sûr que ce gamin-là finira son existence au bagne.


LACOMÈTE. - Allons, vous exagérez, monsieur Berluron. Moi, je l'aime beaucoup dans le fond ce petit-là, je sais bien qu'il est souvent insupportable, mais il est si intelligent, si drôle, c'est vrai, moi, il me fait toujours rire. (Il rit bêtement.)


BERLURON. - Vous avez de la chance, vous ! Il est vrai qu'il vous craint plus que moi. Je ne suis que le simple maître d'école du village ; tandis que vous, le garde-champêtre, vous faites partie du gouvernement, vous en imposez. Enfin, vous ne m'empêcherez jamais de vous dire que ce petit monstre finira mal ; et vous verrez plus tard que mon jugement n'était pas faux.


COMÈTE. - C'est possible, mais il est exagéré ! Enfin, n'en parlons plus, venez-vous avec moi, je vais du côté de la mairie ?


BERLURON. - Mais oui, je rentre à ma classe. (Ils s'éloignent.)


PETIT PIERRE. - Eh bien ! Voilà comme tout le monde me traite dans le pays. C'est drôle ça, ils ne peuvent pas me souffrir, ces affreux villageois ! Si le gouvernement défend à la jeunesse de s'amuser, on n'a qu'à l'afficher à la porte de la mairie ! Ce n'est pas moi qui ai inventé les niches... Si j'en fais, c'est pour suivre l'exemple des anciens. Voilà ce que c'est que d'habiter un village si beau mais si triste. C'est vrai, ils ne rient jamais ici, il n'y a qu'une fois par an, le jour de la fête, alors ils en abusent, ils en prennent pour toute l'année. (Il fait le moulinet avec son bâton au moment où paraît Monsieur le Maire, qui reçoit un coup formidable et tombe anéanti.) Tiens, j'ai attrapé quelque chose de mou ! Oh ! c'est monsieur le Maire ! (Il se sauve.)


MONSIEUR LE MAIRE. - Aïe ! Aïe ! Aïe ! J'ai cru que c'était le tonnerre ! Et pas du tout, c'est tout simplement ce petit Pierre qui fait ses fredaines.


PETIT PIERRE, ne montrant que sa tête et se cachant aussitôt. - C'est pas moi, monsieur l' magistrat, tra-la-la !


MONSIEUR LE MAIRE. - Je vais vous en donner du tra-la-la, petit bandit !

PETIT PIERRE, même jeu. - Biribi, mon ami !


MONSIEUR LE MAIRE. - Ce gamin répand la terreur dans tout le pays ! J'ai déjà reçu cent-cinquante-trois plaintes de mes administrés. L'autre jour, ne s'est-il pas amusé à lâcher les porcs du père Mathieu, et à les faire entrer à la mairie en pleine séance du conseil municipal, nous ne pouvions plus nous reconnaître. C'est comme avant hier, voilà qu'il lui prend l'idée d'attacher une poule à la mère Picouit après la queue de la vache à Prosper. La pauvre bête en se sauvant est tombée dans un fossé, heureusement, ça a cassé la corde. Enfin tous les jours, c'est un tour nouveau, une méchanceté nouvelle. Eh, bien ! J'en ai assez, il faut que ça finisse !


PETIT PIERRE, même jeu. - Ah, c'est comme ça, je vais lui faire une peur épouvantable monsieur le Maire.


MONSIEUR LE MAIRE. - Il faut que je trouve un moyen. Je vais chercher ! (Une tête de monstre paraît sur un bâton, elle se promène derrière lui, et vient se placer devant sa figure.) Ah ! Au secours ! Qu'est-ce que c'est que ça ? À la garde ! (La tête disparaît. Il s'éloigne.)


PETIT PIERRE, avec son bâton et la tête. Il éclate de rire. - Hein ! Je le savais bien qu'elle ferait son petit effet ma tête de bois. Je suis sûr qu'il va en rêver pendant six mois ce pauvre brave homme ! Ah ! le voilà qui revient, nous allons recommencer l'expérience. (Il se cache.)


MONSIEUR LE MAIRE, il entre en tremblant de tout son corps. - Quelle frayeur ! En voilà une vision ! Pour sûr, c'est un revenant ! Je vais prévenir la force armée et faire venir le garde champêtre, son unique représentant. (La même scène recommence.) Ah ! Grand Dieu ! V'là que ça revient, au secours ! (Il fait plusieurs fois le tour de la scène, la tête le poursuivant toujours. Il sort.)


PETIT PIERRE, il éclate de rire et se tord sur la tablette. - Il y a de quoi mourir de rire, ils m'amusent moi, tous ces gens-là, si je ne les avais pas, je me demande ce que je deviendrais ! Oh voilà le maître d'école, cachons-nous. (Il se sauve.)


BERLURON, parlant à la cantonade. - Je vous dis, monsieur le Maire, que c'est une hallucination, vous n'allez pas vous figurer qu'il y a encore des revenants à notre époque. (Parlant au public.) Je crois qu'il perd un peu la tête, monsieur le Maire. (Il éclate de rire.) Il prétend qu'il vient de voir un revenant. Depuis quelque temps, du reste, je remarque que son cerveau bat la campagne. Il divague ! (La tête reparaît, même scène, comme précédemment.) Oh ! Eh là-bas ! À moi ! Papa, maman ! (Il court, la tête le suit, et il sort.)


PETIT PIERRE. - Pauvre monsieur Berluron, lui qui voulait faire le fier, il est encore plus poltron que l'autre ! Oh ! ça c'est le bouquet, voilà le garde champêtre, je vais le terrifier. (Il sort.)


LACOMÈTE. - Par exemple, je n'ai jamais reçu une consigne comme ça ! Voilà pourtant longtemps que je suis dans l'armée, ayant tenu pendant dix-huit ans le grade éminent de premier soldat au soixante-dix- septième de ligne ! Il faut venir ici pour recevoir des ordres pareils. Voyons récapitulons ; monsieur le Maire, vient de me dire : Lacomète, il s'agit de vous armer de courage et de votre sabre, pour aller dans le bois arrêter un personnage suspect qui s'y promène. Voilà son signalement, m'a-t-il dit : c'est une tête sans corps. Moi, mes attributions m'obligent à appréhender au corps, par conséquent s'il n'y a pas de corps, il est impossible que j'appréhende. Je crois bien que c'est lui qui perd la tête, et s'il veut la rattraper, il n'a qu'à courir après. Je ne suis pas payé pour ça. (La tête parait encore, et pour la troisième fois la même scène recommence.) Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Ah ! c'est la tête en question ? Attendez, j'ai oublié mon sabre sur ma cheminée, je vais revenir. (Il se sauve.)


PETIT PIERRE. - Il est un peu plus brave que les autres, le père Lacomète, mais c'est égal il n'est pas rassuré. Oh ! le voilà qui revient. (Il se cache.)


LACOMÈTE. - J'ai réfléchi en me sauvant, et je me suis dit : il y a là-dessous quelque chose d'obscur qui ne me paraît pas clair. Ça doit être un mauvais plaisant qui s'amuse à faire des farces. Par conséquent je reviens, et je ferai voir à ce drôle, que Lacomète est un gaillard qui n'a peur de rien. (La tête s'approche derrière lui.) J'en ai vu bien d'autres, et certainement ce n'est pas ici que je reculerai. (En se retournant il se cogne sur la tête et se sauve en criant.) À moi au secours !


PETIT PIERRE. - La déroute est complète, j'ai gagné la victoire ! Vive l'armée et Petit Pierre avec ! Tiens, ce Monsieur, que fait-il donc là haut ? Oh mais il ne connaît pas le chemin de la montagne, il va tomber, c'est certain, je vais aller à son secours. (Il se sauve.)


MONSIEUR LE MAIRE. - Je suis fixé, je sais à quoi m'en tenir ! Maintenant que je sais qu'il n'y a aucun danger, je suis en possession de tout mon sang-froid, et je n'ai plus aucune crainte ! Cette vilaine tête que je prenais pour celle d'un revenant, n'est qu'un nouvel instrument de supplice inventé par le Petit Pierre pour nous martyriser. Aussi ma détermination est prise, je vais la signifier à Madame sa mère ! Et si elle refuse de se soumettre aux injonctions que je vais lui appliquer, j'en référerai aux autorités qui surpassent la mienne, pour assurer l'exécution de la mesure énergique et radicale que je viens de prendre. Ça tombe bien, voilà justement la mère Tavernier ! Ah, çà ! dites-moi, madame Tavernier, j'ai à vous déclarer que je viens de prendre une décision concernant Monsieur votre fils.


MADAME TAVERNIER. - Une décision ? Pourquoi faire ?


MONSIEUR LE MAIRE. - Pour assurer le repos et la tranquillité du pays !


MADAME TAVERNIER. - Et alors ?


MONSIEUR LE MAIRE. - Alors, madame Tavernier, j'ai il vous déclarer qu'il faut absolument faire partir votre mauvais sujet de fils.


MADAME TAVERNIER. - Quoi, partir ? Comment ça partir ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

MONSIEUR LE MAIRE. - Ça veut dire, madame Tavernier, qu'il faut que ça finisse, nous ne pouvons plus endurer ça. Dans six mois nous serions tous morts dans le pays !


MADAME TAVERNIER. - Eh bien, vous ne vous plaindriez plus ! dans tous les cas, je vois où vous voulez en venir, vous vous figurez que je vais chasser mon garçon pour vous faire plaisir, non, non, non, non, je ne ferai pas ça, et si vous n'êtes pas content, vous irez vous plaindre au Shah de Perse, où vous voudrez, je m'en moque ! Votre servante, bonsoir ! (Elle s'éloigne.)


MONSIEUR LE MAIRE. - C'est bon j'agirai dans la mesure de tous mes pouvoirs. Pour être sûr de ne pas faire une sottise, je vais en référer au garde des sceaux. (Il sort.)


MONSIEUR DE BEAUQUIS, il arrive avec Petit Pierre. - Ah ! mon pauvre ami, je peux dire que je l'ai échappé belle. Sans toi, j'étais bien perdu !


PETIT PIERRE. - Sans doute, Monsieur, mais c'est très imprudent de s'aventurer ainsi sur ces rochers, quand on ne connaît pas bien les détours de ces chemins dans la montagne.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - C'est vrai, je viens d'en avoir la preuve, car si tu ne m'avais pas rattrapé par mes vêtements, je serais à présent au fond de ce ravin, où probablement j'aurais trouvé le trépas.


PETIT PIERRE. - Oh ça, Monsieur, c'est certain, vous seriez déjà depuis quelques minutes dans l'autre monde.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Eh bien, voyons mon petit ami, je désire te prouver ma reconnaissance ; que pourrais-je faire pour te rendre service à mon tour ?


PETIT PIERRE. - Une chose bien simple, Monsieur, c'est d'oublier promptement, comme je vais le faire moi-même, cette action si naturelle dictée par le plus simple des devoirs.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Mais il est gentil comme tout ce petit bonhomme. Voyons, mon ami, je vois que ton cœur est rempli de bons sentiments, mais ce n'est pas une raison pour te priver, toi et les tiens, d'un certain bien-être que je peux vous accorder.


PETIT PIERRE. - Monsieur, je n'ai que ma mère, il est évident qu'elle n'est pas dans l'opulence, mais elle n'est pas non plus dans la misère, elle a sa petite maisonnette, un coin de terre et notre bonne vache, comme vous le voyez, c'est suffisant pour qui sait se contenter de peu.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Pour le moment, c'est très bien, mon ami, tu es jeune, mais dans quelques années, avant que tu puisses te rendre utile, ta présence deviendra une charge plus lourde pour ta mère, et ensuite, tu ne trouveras qu'un modeste emploi chez quelque fermier des environs. Il y a du mal en perspective, et peu à gagner.


PETIT PIERRE. - On a du courage chez nous, Monsieur !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Je le sais, mon ami, mais il n'est pas toujours estimé à sa juste valeur. Voyons, écoute-moi, je peux très facilement faire ton bonheur et celui de ta mère. J'ai causé de toi tout l'heure avec quelqu'un, et ce quelqu'un me disait que ton espièglerie te faisait fort mal voir dans le pays.


PETIT PIERRE. - C'est vrai, Monsieur, le pays n'est pas important, je suis seul de mon âge, et personne ne peut comprendre que mes jeux soient parfois exagérés. Aussi, tout le monde me regarde comme un criminel de haute marque.




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