THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

MONSIEUR DE BEAUQUIS. - C'est pourquoi je t'engage à venir à Paris.


PETIT PIERRE. - J'irais avec plaisir, Monsieur, mais je ne peux pas quitter maman comme ça.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - C'est l'affaire de quelques années, lorsque ton instruction te permettra d'avoir une jolie situation, tu la verras tant que tu voudras, et tu lui procureras ses moyens d'existence.


PETIT PIERRE. - Mon instruction, quelle instruction ?


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Mais celle que je te ferai donner au collège, avec mon fils qui a ton âge.


PETIT PIERRE. - Au collège, on ne gagne pas d'argent ! Je ne pourrais pas en envoyer à ma mère.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Ne te tourmente donc pas pour si peu, j'en enverrai pour toi, tu me rendras tout ça plus tard.


PETIT PIERRE. - Ma foi, Monsieur, je vois bien que c'est notre bonheur que vous me proposez là. Voyez ma mère, et parlez-lui de ce projet. Si elle consent je partirai.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Allons, je vais la voir et je suis sûr de la convaincre. Si je ne te revois pas, petit, je te donne rendez-vous à Paris, retiens bien mon nom ? Monsieur de Beauquis, quarante-huit, place de la Concorde.


PETIT PIERRE. Je m'en souviendrai, Monsieur, merci.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - À bientôt ! (Il s'éloigne.)


PETIT PIERRE. - Il a l'air joliment bon ce monsieur là ! Ça doit être un grand personnage. Ainsi me voilà sauvé peut-être, avec de la conduite et du travail, le plus brillant avenir s'ouvrira devant moi. C'est du bonheur ça, heureusement que ce n'est pas un rêve. Il est évident que maman acceptera cette proposition, car elle est très intelligente, maman, c'est une femme d'un esprit supérieur, maman, quoique paysanne. Les habitants du village vont être enchantés, le calme et la tranquillité vont renaître ; ils sont dans le cas d'illuminer en signe de réjouissances publiques, ces braves gens.


MADAME TAVERNIER, à la cantonade. - Adieu ! Monsieur ! merci ! (À Petit Pierre.) Eh bien, mon ami, que veux-tu faire ? Crois-tu réussir en exécutant ce projet si hardi ? Te sens-tu le courage d'entreprendre une si périlleuse détermination ?


PETIT PIERRE. - Pourquoi pas, mère ? D'autres que moi ont tenté l'aventure, et ils n'avaient pas un généreux bienfaiteur pour leur préparer leur avenir comme celui qui daigne s'occuper de moi.


MADAME TAVERN1ER. - Va, mon pauvre petit. Ce monsieur m'a remis l'argent pour ton voyage, tu seras bientôt arrivé. Quand tu seras la-bas, souviens-toi toujours que ma pensée te suit partout. Puisse ce témoignage de ma tendresse te guider sans cesse dans la voie du bonheur.


PETIT PIERRE. - Courage mère ! Quelques années de séparation sont nécessaires, supportons-les avec résignation. Quelqu'un là-haut veille sur nous et nous protège, ayons confiance. Bientôt, nous serons réunis, et le bonheur que nous goûterons ensemble nous fera oublier les cruels instants que nous allons traverser.


MADAME TAVERNIER. - Viens chercher tes petites affaires.


PETIT PIERRE. - Oui, mère, nous allons faire notre dernier repas, et ensuite je partirai. (Ils s'embrassent, la toile tombe.)


 


DEUXIÈME ACTE

La scène représente une place publique à Paris.



GROLARDON, on l'entend dans les coulisses crier. - Haut en bas ! Haut en bas ! (Il parait sur la scène et répète.) Haut en bas Haut en bas. (Il traverse la scène et sort, on lui entend crier encore.) Haut en bas ! Haut en bas !


PETIT PIERRE, dans les coulisses. - Haut en bas ! Haut en bas ! (Il paraît et répète.) Haut en bas ! Haut en bas ! (Il est en petit ramoneur complètement noir, la figure pleine de suie, la tête coiffée d'un bonnet de coton noir.) Ah voilà mon maître qui entre dans un débit de boissons, il y avait longtemps ! Je crois qu'il a une éponge dans le gosier, ce notable commerçant pas patenté. Je vais profiter de ça pour me reposer un peu. Ah là, là ! Quel métier ! Non, ce n'est pas ça que j'avais rêvé. En voilà une tenue pour se présenter dans le monde. J'ai de la poudre de riz noire plein les yeux. C'est fait pour moi des choses comme ça ! Quand on pense qu'en arrivant à Paris, il y a deux mois. je n'ai jamais pu me souvenir de l'adresse de monsieur de Beauquis. Depuis ce temps-là, j'ai beau chercher, impossible de me la rappeler. Il me semble qu'il m'a parlé de ficelle ou de corde. Enfin, je commence à désespérer. Aussi en arrivant, je me suis dit : Pierre, mon ami, il ne faut pas te décourager. Et me souvenir qu'autrefois certains compatriotes, aujourd'hui enrichis, s'étaient fait ramoneurs, j'ai embrassé cette carrière qui a toujours attendri les gens de cœur et fait sourire les méchants. De cette façon, en circulant ainsi sans cesse dans Paris, j'espère avoir un jour le bonheur de rencontrer monsieur de Beauquis. En attendant qu'il plaise à monsieur mon maître de sortir, je vais me prélasser sur cette banquette. Si vous sauviez comme il est méchant ! pour un rien il me bat. Ce n'est pas je crois, en suivant ce chemin que j'arriverai à celui de la fortune, je n'ai même encore rien pu envoyer il ma pauvre maman, j'aurais été si content de lui adresser de quoi s'acheter un pain blanc. Enfin dormons et rêvons ! (Il s'étale et chante. Une portière paraît tout doucement, et s'approche de lui.)


LA PORTIÈRE. Dites-donc, jeune homme, il faut, pas rester là, mon petit !


PETIT PIERRE, sans bouger, se parlant à lui-même. - Allons bon voilà, encore ma portière de l'autre jour, est-elle mauvaise cette femme-là ! Je vais lui dire ma façon de penser si elle continue.


LA PORTIÈRE. - Ben dites, donc jeune homme, entendez-vous ce que je vous dis ? Jeune homme ! (Pierre sa soulève tout doucement et bondit sur elle. Elle se sauve en criant.)


PETIT PIERRE. - Je suis sûr qu'elle va revenir, mais je ne lui céderai pas la place. Pour mieux me défendre je vais aller chercher le manche du balai du cantonnier. (Il sort.)


LA PORTIÈRE. - Si je n'y mettais pas bon ordre, le quartier serait, assiégé par ces polissons-là. C'est pourquoi je leur défends de stationner devant la maison. (Elle reçoit un formidable coup de bâton sur la tête et se sauve encore en criant.)


PETIT PIERRE. - V'lan ! Voilà de l'énergie ou je ne m'y connais pas ! Elle est impossible cette vilaine créature. La voilà avec son balai ! (Il se sauve.)


LA PORTIERE. - Avec ça, je vais me venger, qu'il y revienne le monstre !
(Petit Pierre revenu tout doucement, lui prend son balai par derrière et lui en donne de grands coups sur la tête, elle se sauve en criant.)


PETIT PIERRE. - J'espère qu'elle va me laisser tranquille à présent ! Qu'est-ce qu'il a donc celui-là, il a l'air d'un conspirateur. On dirait qu'il va assassiner quelqu'un. Tiens, il vient par ici, je vais me cacher pour entendre ce qu'il dit. (Il se cache.)


RAPINOY, personnage d'un tragique exagéré. - Enfin ! je suis sur sa trace à ce misérable ! je vais lui faire voir que je ne suis pas dupe de son hypocrisie.


PETIT PIERRE, montrant sa tête et la retirant aussitôt après avoir dit. - Oh ! Oh ! Oh !


RAPINOY. - Qu'est-ce que c'est que ça ? C'est le vent sans doute. Ainsi quand on pense qu'il me fait perdre trois-cent-mille euros, et c'est lui qui en profite, il en hérite à ma place, il est évident qu'il aura entortillé notre oncle, il lui aura dit du mal de moi.


PETIT PIERRE, même jeu. - C'est probable !


RAPINOY. - Hein ? Par où donc que ça sort ?


PETIT PIERRE. - Par ici monsieur, P'sit, hé, ohé !


RAPINOY. - C'est un gamin qui s'amuse, ça n'a pas d'importance ! An ! le voilà, mon beau cousin, cet excellent monsieur de Beauquis, je vais lui appliquer au cœur un coup de poignard dont il se souviendra longtemps.


PETIT PIERRE, Rapinoy ne le voit pas. - Comment c'est de monsieur de Beauquis dont il parle, et il veut l'assassiner ? Il tombe joliment bien ce Monsieur. C'est moi qui vais paralyser ses moyens. Je vais chercher ma trique. (Il sort.) 

RAPINOY. - Attention ! j'ai besoin de toute mon énergie.


PETIT PIERRE. - Avez-vous besoin d'autre chose ? Tenez prenez ça, ça part du cœur et ça ne coûte rien ! (Il l'assomme, Rapinoy reste étendu.) Ah ! il voulait tuer mon bienfaiteur, ce scélérat ! Je l'ai bien étourdi, il ne reviendra pas à lui avant l'arrivée de monsieur de Beauquis. Je vais le mettre là-bas sur le tas de cailloux, ça sera plus moelleux pour son épine dorsale. (Il l'emporte et revient de suite.) Ah, le voilà, monsieur de Beauquis ! (Monsieur de Beauquis passe, Petit Pierre l'arrête.) Monsieur !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Tu veux un sou, mon bonhomme, je ne sais pas si j'ai de la monnaie.


PETIT PIERRE. - Du tout, Monsieur ! Il s'agit de quelque chose de bien plus sérieux.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Mais quoi donc ?


PETIT PIERRE. - Vous ne me reconnaissez pas ? C'est évident, avec une figure pareille !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Non, mon ami, je ne te reconnais pas du tout !


PETIT PIERRE. - Cependant je ne suis pas un inconnu pour vous, monsieur de Beauquis, je vais aider votre mémoire. Je suis le petit Pierre, le petit savoyard, qui vous a empêché de tomber dans le précipice il y a trois mois.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Comment, c'est toi mon ami et dans un état pareil !? Ah çà ! d'où sors-tu ?


PETIT PIERRE. - Je vais vous expliquer ça, Monsieur. Figurez-vous qu'en arrivant à Paris je me suis aperçu que j'avais perdu votre adresse.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - En voilà une imprudence !


PETIT PIERRE. - N'est-ce pas, M'sieur !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Alors ?


PETIT PIERRE. - Alors, me trouvant seul, abandonné, sans ressources, je me suis mis ramoneur ! J'espérais en marchant ainsi continuellement dans Paris avoir le bonheur de vous rencontrer un jour, et vous le voyez, Monsieur, j'ai réussi.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Mon pauvre ami va, tu n'as pas de chance. Enfin, tu n'es pas mort de faim, c'est déjà quelque chose.


PETIT PIERRE. - Ma foi, Monsieur, c'est bien juste, et je vous assure que j'ai bien souffert, mais enfin puisque je vous retrouve, il me semble que mes peines vont disparaître, je crois que je vais enfin entrer dans la vie réelle.

MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Je t'avais pourtant bien donné mon adresse.


PETIT PIERRE. - N'est-ce pas que vous m'avez parlé de corde ?


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Je t'ai dit quarante-huit, place de la Concorde.


PETIT PIERRE. - Oh ! c'est vrai !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Enfin, j'espère que tu ne la perdras plus cette fois. Je serai chez moi dans une heure, je te donne rendez-vous, mais ne manque pas !


PETIT PIERRE. - Oh, soyez tranquille, Monsieur. Ah ! mais dites donc, prenez garde aux voleurs, vous avez trois-cent-mille euros dans votre poche, n'est-ce pas ?


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Hein ! Qui est-ce qui t'a dit ça ?


PETIT PIERRE. - Vous venez d'hériter d'un oncle ?


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Sans doute, c'est vrai, mais comment sais-tu ?


PETIT PIERRE. - Vous avez des ennemis, Monsieur, du moins un, assurément ! C'est un de vos parents, et tout à l'heure à cette place même, il vous attendait, pour vous assassiner. Surpris, en entendant prononcer votre nom, j'ai écouté certaines confidences que cet homme se faisait, et lorsque j'ai vu qu'il préparait son poignard, je lui ai appliqué un coup de trique sur la tête pour lui calmer les idées ; de sorte qu'en ce moment il repose, encore légèrement étourdi de la façon touchante avec laquelle je l'ai dispensé de commettre un crime.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Et en me sauvant de la mort pour la deuxième fois... Décidément, mon ami, tu es mon bon génie Mais où est donc ce malheureux ?


PETIT PIERRE. - Tenez ? la-bas, sur le tas de cailloux, voyez-vous ? il commence à gigoter un peu.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Ah c'est mon fameux cousin Rapinoy, le misérable en effet, il ne vaut pas grand chose Tu es sûr qu'il n'est pas blessé grièvement ?


PETIT PIERRE. - Mais non, Monsieur, un simple coup de bâton, ça ne peut pas faire de mal, au contraire, ça secoue le sang. Voyez-vous, il se lève. Tenez, il s'en va. On dirait qu'il suit l'enterrement de son propriétaire pour lui demander des réparations.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Allons ! c'est entendu, hein ? à tout l'heure !


PETIT PIERRE. - Quarante-huit, place de la Concorde, c'est gravé dans ma cervelle, et cette fois ça ne s'effacera plus.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Ça va bien, au revoir ! (Il s'éloigne.)


PETIT PIERRE. - Au revoir, M'sieur ! (Seul) Comme j'ai bien fait tout de même de ne pas désespérer. Ainsi voilà ma situation. qui se représente. Je vais écrire ça à maman tout de suite, elle va être joliment contente ! (Il saute comme un fou en chantant. On entend son maître qui crie dans la coulisse.)


GROLARDON. - Haut en bas ! Haut en bas ! Allons, y es-tu, toi, fainéant ?


PETIT PIERRE. - Dites donc, vous ne pourriez pas trouver d'autres locutions moins vicieuses pour m'adresser la parole ?




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