THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GROLARDON. - Qu'est-ce que c'est ? Tâche de te taire, et dépêche-toi de me suivre. (Il sort en criant.) Haut en bas ! (Petit Pierre ne bouge pas. Grolardon reparaît.) Ah, ça, dis donc toi, est-ce par les oreilles qu'il faut te prendre pour te conduire au travail ?


PETIT PIERRE. - Écoutez, patron j'ai deux mots à vous dire.


GROLARDON. - Allons ! c'est bon ! tu me les diras en route !


PETIT PIERRE. - Non, pardon, il n'est pas question de route !


GROLARDON. - Ah ! ça, qu'est-ce que ça veut dire ?


PETIT PIERRE. - Ça veut dire, cher patron, que j'ai l'avantage de déposer ma démission en vos mains propres.


GROLARDON. - De quoi ! De quoi ?


PETIT PIERRE. - Je me vois forcé de renoncer à cette carrière vers laquelle aucune vocation sérieuse ne m'entraîne. Par conséquent je vous quitte.


GROLARDON. - Tu me quittes ?


PETIT PIERRE. - Et je m'en vais.


GROLARDON. - Allons donc ! nous allons bien voir ça ! Si tu ne me suis pas de bonne volonté, j'emploierai la force !


PETIT PIERRE. - Moi aussi !


GROLARDON. - Hein ?


PETIT PIERRE. - Je dis que si vous tapez, je cogne et j'ai le poignet assez solide, comme tous les gens de ma contrée.


GROLARDON. - Il faut que tu me rendes ce que tu me dois. Voilà trois mois que je te nourris, que je t'habille, que je t'entretiens et aujourd'hui tu réponds à ma bonté par la plus noire ingratitude.


PETIT PIERRE. - C'est la suie qui vous fait cet effet-là, moi je ne la trouve pas si noire que ça mon ingratitude, ah ! vous appelez ça me nourrir vous, pour deux mauvaises croûtes de pain mal trempées que vous me donnez le soir avec des coups comme dessert, vous allez aujourd'hui me donner ma note ? Allons donc pour qui me prenez-vous ?


GROLARDON. - Veux-tu me suivre oui ou non ?


PETIT PIERRE. - Non ! Non ! Non ! Non ! Non ! Non ! Non Non !


GROLARDON. - Alors ma colère ne te fait pas peur ?


PETIT PIERRE. - Avez-vous donc déjà vu un savoyard avoir peur de quelque chose, vous ?


GROLARDON. - Eh bien ! tiens attrape-ça ! (Il va pour le frapper, mais Petit Pierre passe par dessous et lui échappe.)


PETIT PIERRE. - Et vous prenez le reste, c'est tout ce que j'ai en fait de monnaie. Bigne, servez chaud ! (D'un coup de tête, il envoie rouler Grolardon de l'autre côté de la scène où il reste évanoui.)


LA PORTIÈRE. - Décidément ça va pas finir c'te vie là ?


PETIT PIERRE. - Tiens, vous voilà, Mademoiselle, vous allez tenir société à mon patron. Attendez-moi et ne bougez pas, je vais chercher un photographe. (Il sort.)


LA PORTIÈRE. - V'là plus d'une heure qu'il est là ce petit monstre.


PETIT PIERRE, il revient avec un bâton et tape sur la portière, qui tombe évanouie à côté de Grolardon. Il les prend tous deux et les emporte en disant : Il ne faut pas rester là, jeunes gens, si un tramway passait vous vous feriez écraser. (Il revient aussitôt.) Allons, à présent je suis libre, c'est le moment d'aller chez monsieur de Beauquis. En route pour le bonheur, si un omnibus y conduit je tâcherai de trouver une petite place sur l'Impériale. C'est pour toi, mère, que je suis si content, reçois là-bas ces baisers que je t'adresse dans l'espace, en attendant que je te les porte moi-même

(Il sort en sautant. La toile tombe.)


ACTE III.

La scène représente un salon chez Monsieur de Beauquis.



BAPTISTE. - Monsieur ne rentre pas, c'est inquiétant. Il m'avait pourtant assuré qu'il serait là à quatre heures. Pourvu qu'il ne lui soit pas arrivé un malheur, justement je lui ai entendu dire qu'il allait chez son notaire, pour toucher l'héritage de son oncle Gratzildo. Ah, dame, c'est que c'est un maître supérieur, Monsieur. Bon, doux, charitable et bienfaisant, certes oui, c'est un véritable bienfaiteur de l'humanité celui-là, aussi les malheureux connaissent bien son adresse. (On sonne.) Ah ! c'est lui probablement. (Il sort pour aller ouvrir.)


PETIT PIERRE. - Mais si ! mais ! Si, pardon ! je vous dis que j'entrerai, je ne viens pas ici pour des affaires commerciales.


BAPTISTE. - Je vous dis, jeune homme, que nous n'avons pas de cheminées à ramoner en ce moment, le travail est fait depuis quinze jours.


PETIT PIERRE. - Que vous êtes bavard, domestique !


BAPTISTE. - Je vous répète qu'il faut sortir, et tout de suite encore. (Il le prend par le bras.)


PETIT PIERRE, se dégageant. - Voyons, domestique, prenez donc garde à mon linge, vous allez chiffonner ma toilette !


BAPTISTE. - Pas de mauvaises plaisanteries, je n'aime pas ça, allons, vite, hors d'ici !


PETIT PIERRE. - Brrrrou ! Vous n'êtes pas gai, domestique. J'ai à parler à monsieur de Beauquis, veuillez je vous prie, aller m'annoncer je n'ai pas de carte sur moi, mais vous direz que c'est monsieur Pierre, votre maître saura ce que cela veut dire. Allez !


BAPTISTE. - Je n'ai jamais vu un aplomb pareil, ça c'est nouveau !


PETIT PIERRE. - Et ça, est-ce de l'antique ? (D'un coup de tête il le fait sortir.) Sont-ils drôles ces domestiques, en voilà un public qui me déplaît, ça se croit à la tête de la population. Ils sont toujours plus fiers que leurs maîtres ces gens-là Tiens voilà une bonne, elle va être bien reçue !


LA BONNE. - Mon petit, le valet de chambre vous a dit qu'il ne fallait pas rester là, n'est-ce pas ?


PETIT PIERRE. - Mademoiselle Perpétue, vous avez tort de vous occuper de ça, pendant ce temps-là votre dîner va brûler. Allez, allez ! Allez voir si le pot-au-feu mijote ! (Il la pousse avec sa tête jusqu'à ce qu'elle soit sortie.) Toute la maison va s'en mêler alors. Je me plaindrai à monsieur de Beauquis, je suis bien sûr qu'il les attrapera. Ça sera bien fait !


LA BONNE. - Voulez-vous que j'aille chercher la police ?


PETIT PIERRE. - Je veux bien ma grosse pou-poule !


LA BONNE. Pou-poule ! C'est moi que vous appelez pou-poule ? attendez un peu.
(Elle se lance sur lui, mais il l'attrape par le cou et essuie sa figure pleine de suie sur la sienne. Elle se sauve comme une folle.)


PETIT PIERRE. - Voilà, je lui ai mis de la poudre de riz. Monsieur de Beauquis ne vient pas, c'est ennuyeux. On dirait cependant que l'on entend parler dans l'antichambre.


MONSIEUR DE BEAUQUIS, il parle à la cantonade. - Mais naturellement, ça ne prouve rien du tout ce que vous me dites-là. Puisque c'est moi qui lui ai dit de venir, il a raison ! (Il se retourne.) Eh bien ? Les domestiques se plaignent, ils disent que tu as sauté sur eux.


PETIT PIERRE. - Pas du tout, M'sieur, ils voulaient me chasser. Ils me prenaient pour un ramoneur ordinaire. J'avais beau leur dire que je venais ici pour affaires, ils ne voulaient rien entendre.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Enfin, ça ne fait rien, ça n'a pas d'importance. Voyons mon brave, par où allons-nous commencer ? D'abord tu sais que tu es chez toi ici. (Pierre regarde partout en l'air.) La première chose à faire c'est de te nettoyer un peu.


PETIT PIERRE. - Oh ! oui, n'est-ce pas ? M'sieur ! Je ne me suis pas débarbouillé depuis trois mois, j'en ai les yeux tout brûlés ! Moi qui aime tant l'eau ! chaque fois que j'essayais, mon maître me donnait une tape et me disait que je ferais le déshonneur de la corporation.


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Tu vas passer dans une petite chambre où tu trouveras tout le nécessaire pour faire une transformation complète. Il y a un costume de collégien. Lorsque tu auras pris un bon bain, tu l'endosseras et tu viendras me trouver. Je te présenterai à mon petit garçon, et lundi tu iras au collège avec lui. Tu tâcheras de te distinguer pour rattraper le temps perdu, et j'espère que tu nous donneras les meilleures satisfactions !


PETIT PIERRE. - Oh ! pour sûr, M'sieur Vous allez être joliment content, allez !


MONSIEUR DE BEAUQUIS. - Allons, tant mieux ! Reste là, Baptiste va venir te prendre, et il t'aidera à faire ta toilette. (Il sort.)


PETIT PIERRE, il se promène, faisant des marnières comme un grand personnage. - Me voilà sorti de la misère. À nous les grandeurs ! À nous la splendeur ! Seulement, il s'agit avant tout de ne pas oublier la chaumière qui m'a vu naître, et ne pas trop m'élever au-dessus de ma valeur, la seule qui m'appartienne.


ERNEST, il éclate de rire en voyant un ramoneur. - Oh ! ce ramoneur ! Qu'est-ce que tu fais là, toi ? Tu vas salir le salon. En voilà de l'audace, de pénétrer comme ça chez le monde


PETIT PIERRE. - Mais non, écoutez donc, M'sieur !


ERNEST. - Allons allons ! Voyons, je te dis qu'il ne faut pas rester là. Est-il sale ? Veux-tu t'en aller ? (Il lui donne un coup sur la tête.)


PETIT PIERRE, tout en pleurant dit : - Ce n'est pas de ma faute à moi si je suis sale. Si je fais un métier pareil, c'est pour gagner de quoi ne pas mourir de faim et envoyer quelques sous à ma mère. Ah, vous avez de la chance, vous, d'avoir votre père, et cependant sans moi, aujourd'hui vous en seriez privé aussi. Si je ne l'avais rattrapé la-bas au village le jour où il tombait dans le précipice, vous ne seriez peut-être pas si fier.


ERNEST. - Comment ? c'est toi ? (Il s'approche de lui.)


PETIT PIERRE. - Prenez donc garde, vous allez vous salir !


ERNEST, lui sautant au cou. - Oh, ça m'est égal par exemple ! Comment, c'est toi qui est cause que j'ai encore mon bon père, et pour reconnaître ton dévouement voilà comme j'agis, c'est infâme ! (Il pleure et dit en l'embrassant :) Pauvre petit, je t'ai battu. Veux-tu me pardonner, dis ?


PETIT PIERRE. - Faut pas pleurer, M'sieur, vous ne saviez pas, n'est-ce pas ? Et pourquoi vous chagriner, j'y suis habitué allez à recevoir des coups, quand on est venu au monde pour souffrir il faut s'y faire.


ERNEST. - Mais j'espère bien que tes souffrances sont terminées. Allons, viens avec moi je vais m'occuper moi-même de tout ce dont tu auras besoin. (Avec attendrissement.) Pardonne-moi cette mauvaise action n'est-ce pas ?


PETIT PIERRE. Oh ! de grand cœur, M'sieur, je n'y pensais déjà plus.


ERNEST. - Merci ! Allons, viens ! (Ils partent en se tenant par le bras.)


BAPTISTE. - Ben, où est-il le ramoneur ? Ça c'est nouveau, par exemple. Voilà une besogne sur laquelle je ne comptais pas. Je suis chargé de nettoyer le ramoneur. Ça n'a pas de bon sens, ma parole d'honneur. Voilà, ce que c'est que de servir chez un maître trop bon. La charité est une belle chose, c'est possible, mais quand on la pousse ce point-là, ça me paraît exagéré. Enfin, faisons notre devoir, débarbouillons le ramoneur. Un de ces jours, Monsieur m'apportera des charbonniers pour que je les frise au petit fer. Mais où est-il donc mon ramoneur ? (Appelant.) Petit ! Petit ! Pas possible, il s'est caché sous les meubles !


LA BONNE. - Monsieur Baptiste, je suis furieuse !


BAPTISTE. - Pas tant que moi mademoiselle Pétronille.


LA BONNE. - Voilà Monsieur Ernest qui aide le ramoneur à se nettoyer, et il me commande de lui donner dans son linge le plus fin tout ce qui lui est nécessaire.


BAPTISTE. - Eh bien, donnez donc ce qu'on vous demande parbleu, ne vous tourmentez donc pas pour ça.. Qu'est-ce que ça vous fait ?


LA BONNE. - Il m'a embrassée, et sa suie m'a noirci toute la figure. Je ne lui pardonnerai jamais ça !


BAPTISTE. - Ça vous a donné des idées noires, n'est-ce pas ? Moi, ce qui me fait plaisir, c'est que monsieur Ernest s'est chargé de ma besogne. C'était moi qui était délégué pour nettoyer le petit, je vous assure que ça ne m'allait pas du tout !


LA BONNE. - Je comprends ça ! (Ils sortent.)


PETIT PIERRE, entièrement propre, habillé en collégien, il entre en sautant de joie. - Oh, que ça semble bon d'être propre comme ça ! Je viens de me voir dans une glace et je me suis salué, je me prenais pour un jeune homme du monde. Si maman me voyait habillé comme ça elle me prendrait pour un officier de facteurs ! Quelle excellente famille tout de même ! J'ai encore un grain de suie. Je suis comme un fou tellement je suis content !


ERNEST. - Eh bien ! comment te trouves-tu, Pierre ?


PETIT PIERRE. - Oh ! mon bon monsieur Ernest ! je ne pourrai jamais témoigner assez de reconnaissance à votre famille pour tout ce qu'elle fait pour moi.


ERNEST. - Pauvre ami ! Mais c'est qu'il est gentil comme ça ! On dirait que tu n'as jamais porté d'autres vêtement ! Demain, nous entrons au collège, papa nous conduira. Comme nous l'avons juré devant lui, nous nous aimerons bien toujours. N'est-ce pas ? Ils s'embrassent.
 

La toile tombe.





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