THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

BALANDARD. - Eh bien, oui ! moi, Émile Balandard, je n'ai pas le plaisir de connaître monsieur Picot ; mais je dois être mieux que lui ; mon âge est plus assorti au vôtre que le sien, j'ai des rentes et je ne fais pas de moutarde. Il vous oublie en route et moi je vous trouve... je ne vous quitte plus, voulez-vous ?

HENRIETTE. - Comme ça, tout de suite ?... Donnez-moi le temps de la réflexion.

BALANDARD. - Il ne faut pas réfléchir, moi j'y vais de tout cœur. Je vous connais depuis un instant ; mais je sens là que vous êtes faite pour moi — comme je suis fait pour vous. Nous devions nous rencontrer, nous connaître, nous aimer, c'était écrit là-haut, c'est fatal. Le destin le veut. C'est fort heureux pour votre moutardier que ce soit avant le mariage, car après, je l'aurais tué et comme je n'aurais pu épouser sa veuve, j'en serais mort de chagrin.

HENRIETTE, tremblante. - Taisez-vous ! Taisez-vous !

BALANDARD. - Vous tremblez, vous avez froid ?

HENRIETTE. - Oui, il ne fait pas chaud dans cette gare en plein vent.

BALANDARD. - Prenez mon parapluie. (Il l'ouvre et le lui donne.)

HENRIETTE, le prenant. - Merci !

BALANDARD. - Prenez ma couverture ! (Il la lui met sur le dos et l'enveloppe.)

HENRIETTE. - Et vous ?

BALANDARD. - Prenez-moi aussi...

HENRIETTE. - Vous êtes drôle... j'ai donné ma parole à Picot, il est trop tard !

BALANDARD. - Il n'est jamais trop tard pour bien faire...

HENRIETTE. - Savez-vous ce qu'il y aurait de mieux à faire en ce moment ?

BALANDARD. - Oui, je le sais. (Il l'embrasse.)

HENRIETTE, riant. - Ce n'est pas ça... ce serait de souper ; j'ai faim et (Elle tire de son panier du pain et des pommes.) Si vous voulez accepter la moitié de mon pain et de mes pommes. (Elle lui en offre une.)

BALANDARD. - Une pomme ? .. Ève tu n'as pas besoin de m'offrir ce fruit défendu pour me tenter. Je ne demande qu'à perdre ma part de paradis avec toi, pour un regard de tes beau veux, un sourire de ta jolie bouche.

HENRIETTE. - Vous dites de trop jolies choses pour en penser un mot. — Voulez-vous, oui ou non, être sérieux ?

BALANDARD. - Vous me rendez fou, donnez la pomme... j'accepte tout de vous ; mais je ne sais pas manger sans boire. Il y a là une buvette, j'y vais faire une perquisition. (Il sort.)

HENRIETTE, seule un instant. -Il est charmant, bien plus aimable que Picot, bien plus spirituel... C'est un vrai monsieur. Il sait parler à une femme mieux que Picot qui ne m'a jamais rien dit qui se plante devant moi comme s'il voulait pousser des feuilles. Il ne me touche même pas... Celui-là, au moins, il vous baise les mains... les joues, il a des yeux qui vous brûlent. Ce n'est pas lui bien sûr, qui m'aurait oubliée en route...

BALANDARD rentre avec des victuailles, du vin qu'il pose sur la
planche aux bagages. 
- J'ai fait une razzia à l'aveuglette, je ne sais pas ce que j'apporte.

HENRIETTE. - Attendez, je vais mettre le couvert. Asseyez-vous là...

BALANDARD. - À côté de vous ?

HENRIETTE. - Oui, côte à côte. Est-ce gentil de souper en tête à tête !

BALANDARD, l'embrassant. - Henriette ! vous êtes un ange !

HENRIETTE. - Restez tranquille ! mangez donc ! qu'est-ce que c'est que ça ?

BALANDARD. - Ça a l'air d'un pâté de... je ne sais quoi... j'ai faim
aussi. Ça n'est pas trop mauvais, tapons dessus ! (Il mange.)


HENRIETTE. - C'est du lièvre à fond d'oignons ! qu'est-ce que vous avez apporté en fait de boisson ?... j'étouffe...

BALANDARD, regardant la bouteille. - Du Champagne ! l'aimez-vous ?

HENRIETTE. - Oui, mais ça grise, le Champagne !...

BALANDARD. - Ah bah ! grisons-nous !...

HENRIETTE. - Je vous avertis que quand je suis grise je suis très gaie.

BALANDARD. - C'est comme moi ! (Il débouche la bouteille.) Paf ! Au plafond ! le bouchon y est resté... Et vite ! votre verre !

HENRIETTE. - Ça sort comme un manche à balai, oh ! que c'est drôle ! à votre santé, monsieur Émile.

BALANDARD. - À la vôtre, ma petite Henriette. (Ils trinquent.)

HENRIETTE. - Ça pique le nez ! c'est bon ! Buvons, rions, amusons-nous.

BALANDARD, l'embrassant. - Ah ! mais je ne m'ennuie plus du tout. Elle est très drôle !

HENRIETTE. - Émile !...

BALANDARD. - Henriette !

HENRIETTE, tendant son verre. - À boire !... tout plein !...

BALANDARD, lui donnant à boire ; et l'embrassant de nouveau. - À bas Picot !...

HENRIETTE. - Ma foi, oui ! tant pis pour Picot !


SCÈNE VIII

PIERRE, LES PRÉCÉDENTS, puis LE CHEF DE GARE.

On entend la trompette du cantonnier.


PIERRE, à part. - Des cris séditieux ! (Haut.) Tiens ! vous festoyez-là, voyageurs ! ne vous gênez pas... Vous auriez pu passer à la buvette...

BALANDARD. - On n'y vois pas clair dans votre buvette et je me suis permis d'y trouver tout ça à tâtons.

PIERRE. - C'est mon pâté, je le reconnais ; quant au vin, c'est l'affaire du garçon, mais il n'ouvre son buffet qu'à dix heures.

BALANDARD, lui donnant un billet. -Voilà pour le pâté et le reste.

PIERRE. - Je vais vous rendre.

BALANDARD. - Gardez le tout, vous vous arrangerez avec qui de droit.

PIERRE. - C'est bien, monsieur, merci ! partez-vous par le train ?

BALANDARD. - Quel train ?

PIERRE. - Le train de marchandises, petite vitesse qui remonte sur Paris.

BALANDARD, à Henriette. - Tiens ! si nous allions à Paris ?... C'est une occasion pour faire les emplettes de noces... comme garçon d'honneur je peux bien vous y aider.

HENRIETTE. - Dame ! je ne sais pas... moi. Et Picot

BALANDARD. - À bas Picot !

PIERRE. - Avez-vous des bagages ?

BALANDARD. - Non !... pas non plus de billets. (On entend siffler la locomotive.)

PIERRE, allant au guichet. - Deux premières pour Paris. (À Balandard.) Voilà, monsieur !...

BALANDARD, lui donnant quatre billets. - C'est deux-cents euros, je crois, tenez !

PIERRE. - Je vais vous rendre, il vous revient vingt euros.


BALANDARD. - Inutile : gardez.

PIERRE, à part. - C'est un millionnaire ! (Haut.) Par ici ! vous ne serez pas gêné avec votre femme. Il n'y a personne dans le wagon réservé aux voyageurs. Mais vous n'aviez pas fini de souper. Je vais vous porter le reste. (Il prend les victuailles et les bouteilles qu'il met dans le panier d'Henriette.) Madame, n'oubliez pas votre panier. Venez par ici.

HENRIETTE. - Mais... et ma noce ?

BALANDARD. - Nous la ferons à Paris... (Ils sortent.)


SCÈNE IX


LE CHEF DE GARE, PIERRE.


LE CHEF DE GARE, ouvrant la porte de la salle d'attente. - Il n'y a plus personne pour Paris ? (Revenant..) En route. (Coup de sonnette, sifflet de la machine, le train part.)

PIERRE, criant. - Les voyageurs pour Viremollet... par ici !... Voilà la sortie. — L'omnibus n'est pas arrivé ; mais c'est des troisièmes, vous irez bien à pied.


SCÈNE X

CRÉTINET, MADAME CRÉTINET, LES PRÉCÉDENTS.


CRÉTINET, endormi, regardant autour de lui. - On est-il arrivé à Foin-la-Folie ?... C'est tout comme à Viremollet...

MADAME CRÉTINET. - Nous revenons.

CRÉTINET. - Ah ! oui, j'avais oublié... Eh bien, Henriette ?... et Isidore sont-ils par là ?...


CRÉTINET, au chef de gare. - Monsieur le chef, avez-vous vu ma fille ? — Nous revenons la chercher avec son futur, Isidore Picot. Nous allions à Foin-la-Folie. — Vos employés nous ont si bien poussés, qu'ils nous ont séparés et qu'on s'est pas retrouvé !

LE CHEF DE GARE. - Mes employés ont eu tort. À l'avenir, je leur recommanderai de ne pas pousser les voyageurs.

MADAME CRÉTINET. - Mais pour le présent, il nous faut notre fille. Tout le monde connaît Henriette à Fouarons.

LE CHEF DE GARE. - Moi je ne connais que mon devoir et ma consigne...
je ne sais ce que vous voulez me dire.

MADAME CRÉTINET. - Ah ben ! voilà du propre ! si ma fille est perdue à présent !...

L'EMPLOYÉ AUX BILLETS, passant la tête. - Êtes-vous la noce à laquelle j'ai donné des billets pour Foin-la-Folie par le train de dix heures quarante- cinq ?

MADAME CRÉTINET. - Oui, qu'on l'est !

L'EMPLOYÉ. - Eh bien ! la mariée est partie avec son marié il y a dix minutes par le train de Paris. (Il ferme son guichet.)

MADAME CRÉTINET. - En voilà un de gâchis ! Qu'est-ce-qu'elle va faire à Paris avec Isidore ?

CRÉTINET. - Elle va faire des emplettes, pardié !

MADAME CRÉTINET. - Mais ils ne sont pas encore mariés, c'est pas convenable ! Tiens ! voilà Isidore.


SCÈNE XI


ISIDORE, LES PRÉCÉDENTS.



ISIDORE. - Bonsoir de bonsoir de bon Dieu ! C'est-y pas malheureux d'être arrêté comme déserteur quand on a satisfait au sort ! Et ces gendarmes qui me font faire deux lieues et demie à pied avec la pluie sur le dos. Ils étaient à cheval, eux ! ils ne se fatiguaient pas !

CRÉTINET. - Enfin, te voilà !

ISIDORE. - Laissez-moi dire ! Et puis le maire de Viremollet qui me demande ce que je veux pour le réveiller à des heures pareilles de la nuit. Moi je ne veux rien, que je lui réponds, demandez à ces gendarmes... En fin de compte, il me met dehors très malhonnêtement en m'appelant imbécile et avec un coup de pied quelque part. Si jamais je lui donne ma voix, à celui-là... il fera chaud, comme on dit. — Je suis fâché de vous avoir fait attendre, mais il n'y a pas de mal... nos billets seront encore bons. (À Pierre.) Pas vrai, monsieur l'employé ?

PIERRE. - Adressez-vous au chef de gare. (Il va au fond.)

ISIDORE. - Et quand repart-il le train pour Foin-la-Folie ?

LE CHEF DE GARE. - À onze heure cinquante-cinq demain !

ISIDORE. - Et l'Henriette ? où donc est-elle ? Est-ce qu'elle cherche toujours son panier ?

MADAME CRÉTINET. - Tu ne l'as donc pas avec toi ?

ISIDORE. - Son panier, elle me l'a pas donné à garder.

CRÉTINET. - Qu'est-ce qu'il dit ?

MADAME CRÉTINET, avec dignité. - Isidore ! Je vous parle de ma fille et non d'autre chose. Qu'avez-vous fait de ma fille ?

ISIDORE. - Mais je ne l'ai pas emmenée chez monsieur le maire.

MADAME CRÉTINET,a vec colère. - Ah ! il ne manquerait plus que vous ayez été vous marier nuitamment sans nous et notre consentement. Qu'avez-vous été faire sur la route de Paris ?

ISIDORE. - Sur la route de Paris ? Je n'y ai pas été.

MADAME CRÉTINET. - Oui, nous savons tout. Votre histoire de gendarmes et de promenade à Viremollet est un faux-fuyant, une couleur, une menterie !

ISIDORE. - Je ne comprends rien à ce que vous rabâchez...

MADAME CRÉTINET, furieuse. - Rabâchée... Crétinet ! tu l'as entendu, il me traite de rabâchée ! (On entend une sonnerie électrique prolongée.)

LE CHEF DE GARE, courant an guichet. - Monsieur Auguste ! monsieur Auguste ! Voyez au télégraphe !... Pierre ! voyez sur la voie !... Un accident !

LE CHEF DE GARE, aux voyageurs. - Laissez donc la gare libre ! Allez vous disputer dehors...

CRÉTINET. - Viens, ma femme, viens !... on nous chasse ! cédons à la force. (Ils vont au fond, la sonnerie électrique continue.)

LE CHEF DE GARE, frappant au guichet. - Monsieur Auguste, réveillez-vous donc ! Quoi au télégraphe ?

L'EMPLOYÉ AUX BILLETS, prenant sa tête. - Je ne sais pas encore. Je dormais... (Se retournant pour regarder l'heure au-dessus du guichet.) Deux heures quarante ! Monsieur le chef de gare, je profiterai de la circonstance pour me permettre une petite réclamation... Si vous faisiez placer le cadran en face au-dessus des bagages, je n'attraperais plus de torticolis chaque fois que je veux voir l'heure... C'est fort incommode !...

LE CHEF DE GARE. - Votre réclamation est intempestive. Allez donc à votre télégraphe ! (L'employé se retire. La sonnerie électrique s'arrête. Le chef de gare va au guichet, Pierre près de lui.)

LA VOIX DE L'EMPLOYÉ AU TÉLÉGRAPHE. - Tunnel de Foin-la-Folie effondré. Embarras sur la voie. Réparations urgentes. Le train petite vitesse revient.

MADAME CRÉTINET. - Ah ! mon Dieu ! si ma fille est dans cette affaire-là !

LE CHEF DE GARE, aux employés. - Messieurs, que personne ne parle de cet accident. Les journaux de Paris s'en empareraient et cela porterait tort à la Compagnie. (La sonnerie électrique reprend.) Quoi encore ?

LA VOIX DE L'EMPLOYÉ. - C'est le chef de gare de Foin-la-Folie qui demande un paquet de tabac.

LE CHEF DE GARE, furieux. - Qu'il aille au diable ! (Coups de sifflet, le train de petite vitesse revient.) Voilà le train de marchandises ! Que tout le monde
descende.

PIERRE. - Par ici, messieurs les voyageurs !...


 




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