THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE VI


LE CHEF DE GARE, puis BALANDARD, PIERRE.


LE CHEF DE GARE. - Il y a un voyageur de premières. Voyez donc. (Balandard entre avec sa valise, sa couverture et son parapluie.)

PIERRE. - Monsieur descend ici ? (Il prend la valise et la pose, puis il sort.)

BALANDARD. - Pardon ! je descends pour remonter dans l'autre train. 
(Au chef de gare.) C'est bien la bifurcation avec la ligne du Midi ?

LE CHEF DE GARE. - Oui, monsieur.

BALANDARD. - C'est bien à onze heures cinquante-cinq que passe le
train pour Marseille ?

LE CHEF DE GARE. - Oui, monsieur. À onze heures cinquante-cinq du matin.

BALANDARD. - Du matin ?... Et le soir ?

LE CHEF DE GARE. - À dix heures quarante-cinq, il est passé.

BALANDARD. - Elle est mauvaise ! Comment, il ne repasse pas de trains ?(Il pose ses effets à côté de sa valise.)

LE CHEF DE GARE. - Il en repasse un à deux heures la nuit, petite vitesse, qui remonte sur Paris. L'express est à onze heures cinquante-cinq matin.

BALANDARD. - Autant dire midi.

LE CHEF DE GARE. - Parfaitement, monsieur.

BALANDARD. - Mais alors, je ne comprends rien à mon indicateur.

LE CHEF DE GARE. - Il est peut-être de la semaine dernière.

BALANDARD, cherchant la date. - C'est, ma foi, vrai ; j'ai acheté ça à La Châtre. Il paraît qu'on y est un peu en retard, à La Châtre.

LE CHEF DE GARE. - L'administration a changé l'heure des trains avec la saison d'été.

BALANDARD. - Oui, il paraît que nous sommes en été quoiqu'il fasse un froid de chien.

LE CHEF DE GARE. - Désolé, monsieur, désolé.

BALANDARD. - Moi aussi, Et comment appelez-vous ce pays ?

LE CHEF DE GARE. - Fouarons, Lassoupe, deux villages qui se touchent.

BALANDARD. - Il y a bien un hôtel !

LE CHEF DE GARE. - Oui, monsieur, le plus rapproché est à neuf kilomètres d'ici et l'omnibus est parti.

BALANDARD. - Mon malheur est complet... et que fait-on à Fouarons-Lassoupe.

LE CHEF DE GARE. - On y vit de ses rentes quand on en a.

BALANDARD. - Comme partout !

LE CHEF DE GARE. - Je suis désolé de ce qui vous arrive.

BALANDARD. - Vous êtes bien bon ! Faites-vous le piquet ? jouez-vous aux dominos !

LE CHEF DE GARE. - Oui, monsieur, quelquefois ; mais à cette heure-ci, je vais dormir et je vous engage à en faire autant.

BALANDARD. - Y a-t-il un canapé dans la salle d'attente ?

LE CHEF DE GARE. - Non, monsieur. Le tapissier ne nous a pas encore livré les meubles. C'est une gare toute neuve.

BALANDARD. - C'est charmant, une gare toute neuve. On. ne peut même pas s'asseoir.

LE CHEF DE GARE. - Bonsoir, monsieur. (Il sort.)

BALANDARD. - Votre serviteur ! Il est charmant, il me blague. J'irais bien me promener... (On entend tomber la pluie.) mais il pleut et il fait noir comme dans un chapeau. (Il va et vient.) Est-ce assez laid ! assez triste, une gare ! qui en a vu une, les a toutes vues. (Il lit sur les murs.) Billets, bagages, salle d'attente... où on n'attend rien. Buvette !... Si je buvais ?... mais je n'ai pas soif, et il n'y a personne. (Minuit sonne, il compte les coups.) Minuit ! Je n'ai plus que douze heures à attendre ! Si je dormais ? mais je n'ai pas sommeil. Qu'est-ce c'est que cette grosse affiche jaune ? (Il lit.) Marche des trains montants. Voyez les trains descendants. C'est plein d'intérêt, comme dans les dictionnaires. Parfait ! Old England ! (Il lit en chantant sur l'air des lampions.)

Old England !
Old England !
Old England !

Chocolat Ménier ! Vacherie parisienne, lait naturel ; je t'en fiche ! Au Coin de Rue, on rend l'argent. C'est gentil de sa part ; mais c'est pas arrivé, J'ai tout lu. (Minuit sonne.) Minuit ! je n'ai plus que douze heures à attendre. (Il bâille. — Un mécanicien passe au dehors avec une lanterne et frappe sur les essieux des wagons remises.) Que fait ce serrurier ?... ah ! C'est l'employé aux roues... (Haut.) Dites donc, mon brave, celle-là a un plus joli son que l'autre. Ah ! ça sonne creux... je crois qu'il y a une paille...

UNE VOIX, du dehors. - Mêlez-vous donc de vos affaires !

BALANDARD. - Très bien, merci ! (À part.) Pas aimable, l'homme au marteau ! Si je lui cherchais dispute pour être si peu poli ?... ça me distrairait... j'aurais tort... et puis il est peut-être plus fort que moi !... Si j'essayais de dormir ? sur la planche aux bagages... puisqu'il n'y a qu'elle pour tout siège... mon sac me servira d'oreiller... (Il s'enveloppe dans sa couverture et s'étend sur la planche.) Quel courant d'air ! Ça vient de la ! (Il ouvre son parapluie et se cache dessous.) Ce n'est pas que j'aie sommeil ; mais je dors par ennui. (Il s'endort.)



SCÈNE VII


HENRIETTE, BALANDARD, endormi.


HENRIETTE, avec son panier. - J'ai bien retrouvé mon panier tout de même. Eh bien, oùsqu'est ma noce ? Il n'y a personne à qui parler, pas même un petit banc dans cette salle ! je vais m'asseoir sur cette planche. (Elle va près de Balandard et pose son panier sur lui.)

BALANDARD, s'éveillant. - Eh ! là-bas, faites donc attention, vous m'écrasez le nez.

HENRIETTE. - Ah ! vous m'avez fait peur ! Excusez-moi, je vous prenais pour une bête avec votre peau en poil de veau.

BALANDARD, se levant. - Vous avez donc la vue basse ?

HENRIETTE. - Du tout, elle est très bonne ma vue. Est-ce qu'il pleut ici ?

BALANDARD. - Non, il vente. (À part.) Tiens ! une jeune fille ! (Haut.) Mademoiselle, je vous demande pardon. Permettez-moi de vous offrir la moitié de ma planche.

HENRIETTE. - Merci, monsieur, je ne veux pas vous déranger.

BALANDARD. - On se dérangerait à moins. (À part.) Mais elle est jolie, très jolie ! je vais avoir au moins à qui causer. (Il ferme son parapluie.) — (Haut.) Vous attendez quelqu'un ?

HENRIETTE. - Non, monsieur, j'ai manqué le train.

BALANDARD. - Comme moi !

HENRIETTE. - Vous allez à Foin-la-Folie ?

BALANDARD. - Quelle Folie ?

HENRIETTE. - C'est un village à dix lieues d'ici !

BALANDARD. - Dans la montagne ! je connais.

HENRIETTE. - Ah ! vous connaissez l'endroit. Je devais m'y rendre avec mon père et ma mère, et... Isidore, pour voir le grand-père... j'ai oublié mon panier... le temps d'aller le chercher dans l'omnibus. Crac ! voilà le train parti. Il aurait bien pu m'attendre, n'est-ce pas ?

BALANDARD. - Il est dans son tort, Mais asseyez-vous donc !

HENRIETTE, s'asseyant. - Ça vous fait rire, vous ; mais moi je ne trouve pas ça drôle.

BALANDARD. - Vous prendrez celui de midi.

HENRIETTE. - De midi ? vous plaisantez ?

BALANDARD. - Non, ma belle demoiselle. Il n'y en a pas d'autre.

HENRIETTE. - Ah bien ! tous les gens de ma noce vont me croire perdue.

BALANDARD. - Vous êtes mariée ?

HENRIETTE. - Pas encore.

BALANDARD. - Comment vous appelez-vous ?

HENRIETTE. - Henriette Crétinet.

BALANDARD. - Henriette ! un joli nom. Crétinet moins bien.

HENRIETTE. - J'en changerai bientôt, mon futur s'appelle Isidore Picot. le connaissez-vous ? c'est le fils du fabricant de moutarde, le père Picot ?

BALANDARD. - Pas précisément, je ne suis pas de ce pays.

HENRIETTE. - Vous êtes Parisien, je parie...

BALANDARD. - Vous l'avez dit.

HENRIETTE. - C'est bien beau, Paris, à ce qu'il paraît.

BALANDARD. - Vous n'y avez jamais été ?

HENRIETTE. - Jamais. Mais je dois y aller faire mes emplettes de noces. J'en ai fait une condition à Isidore. Sinon !... Et vous, comment vous appelez-vous donc ?

BALANDARD. - Émile Balandard.

HENRIETTE. - Et qu'est-ce que vous faites ?

BALANDARD. - Je vis de mes rentes.

HENRIETTE. - Vous devez me trouver bien curieuse, mais vous savez, les femmes, les filles surtout !

BALANDARD. - Je vous trouve charmante.

HENRIETTE. - Vous êtes bien aimable. Êtes-vous riche ?

BALANDARD. - Tout dépend de ce que vous entendez par riche ? j'ai vingt-mille euros de rentes.

HENRIETTE. - C'est assez, si vous n'êtes pas marié. Si vous l'étiez, ça serait guère pour une femme qui aime la toilette.

BALANDARD. - Non ! je suis célibataire ; mais pas endurci...

HENRIETTE. - Je suis bien aussi riche que vous, quoique je ne sois qu'une bouilleuse.

BALANDARD. - Qu'est-ce qu'une bouilleuse ?

HENRIETTE. - C'est la fille d'un bouilleur.

BALANDARD. - Je le pense bien ; mais ça ne me dit pas ce que c'est...

HENRIETTE. - Un bouilleur, c'est un vigneron propriétaire de vignes qui fait bouillir son vin et celui qu'il achète des autres pour le brûler, le distiller et en faire du cognac.

BALANDARD. - Très bien, ma jolie bouilleuse. Et vous vous mariée bientôt ?

HENRIETTE. - Dans une huitaine... Oh ! je ne suis pas pressée... Ce n'est pas comme Picot.

BALANDARD. - Et vous l'aimez beaucoup, Picot ?

HENRIETTE. - Moi ?... (Elle rit.) Je le trouve très bien... Un peu... jeune, il n'a que vingt-et-un ans.

PALANDARD. - Et vous dix-huit !

HENRIETTE. - J'en aurai vingt aux prunes, comme on dit ici.

BALANDARD. - Il vous faudrait un homme de mon âge, au moins... vingt-huit...

HENRIETTE. - Oui, nous nous accorderions mieux tous deux ; mais ma mère prétend que c'est un bon parti. Le fait est que le père Picot, à force de faire de la moutarde — on en consomme beaucoup dans ce pays — est un richard. Enfin je me marie parce que ma mère le veut. Quant à mon père, le pauvre homme, il commence à avoir assez bouilli. Il n'a pas d'avis.


BALANDARD. - Vous en aimez un autre, sans doute ?

HENRIETTE. - Non ! pas encore.

BALANDARD. - Vous pensez que ça viendra ?

HENRIETTE. - Ma foi !... je ne sais pas... tenez, vous me faites dire des bêtises, vous êtes plus curieux qu'une fille.

BALANDARD. - Affaire de causer.. Vous avez l'air d'avoir un bon cœur.

HENRIETTE. - Mais oui ; j'ai bon cœur, et j'en serai la dupe quelque jour. C'est un défaut d'être trop confiante dans ce monde. Un peu de malice chez une femme ne gâte pas. Voyons, trouvez-vous que ce soit bien aimable de la part de monsieur Picot de me laisser en plan, toute seule, sans billet de place, dans cette gare où je ne connais personne ?

BALANDARD. - J'avoue que ce n'est pas gentil ! mais je ne m'en plains pas, cela me procure le bonheur de vous connaître, le plaisir de causer avec vous. J'espère que nous ferons plus ample connaissance ; je vous avertis que je suis très bavard.

HENRIETTE. - Moi, j'aime bien à parler aussi et je ne suis pas mécontente de vous avoir rencontré. Vous êtes un homme comme il faut, je vois ça, quoique je n'ai pas grand usage du monde, et j'ai confiance en vous.

BALANDARD. - Vous avez raison, mademoiselle Henriette, je me mets tout entier à votre service.

HENRIETTE. - Bien vrai ?

BALANDARD. - Bien vrai ! Qu'est-ce qui peut vous être agréable pour le moment ?

HENRIETTE. - Je voudrais... que vous trouviez moyen de me faire retrouver mes parents... Allons à Foin-la-Folie. S'il n'y a pas de chemin de fer, frétons une voiture, partons, je vous présenterai à ma mère... et à Isidore, vous serez de la noce, je vous choisis pour mon garçon d'honneur... nous rirons, nous nous amuserons bien.

BALANDARD, à part. - Est-ce qu'elle se moque de moi ? (Haut.) Rien que votre garçon d'honneur ?

HENRIETTE. - C'est déjà bien gentil !...

BALANDARD, lui baisant la main. - Aussi, je vous remercie !

HENRIETTE. - Vous acceptez ?

BALANDARD, lui baisant l'autre main. - De tout cœur... Comme je vous aime !

HENRIETTE, retirant ses mains. - Finissez donc !...

BALANDARD. - Vous ai-je offensée ?

HENRIETTE. - Non !... mais... (Moment de silence.) À quoi pensez-vous, monsieur Émile ?

BALANDARD. - À vous !

HENRIETTE. - Ah ! Et qu'est-ce que vous pensez de moi ?

BALANDARD. - Que vous êtes trop jolie, trop bien, pour être la femme d'un fabricant de moutarde.

HENRIETTE. - Ce n'est pas déshonorant.

BALANDARD. - Mais c'est ridicule... Vous pourriez trouver mieux.

HENRIETTE. - Et qui donc ?

BALANDARD. - Vous n'avez pas besoin d'aller bien loin pour le voir.

HENRIETTE. - Vous ?...






Créer un site
Créer un site