THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GUIGNOL.
Le moyen me semble excessif.
D'ailleurs, vous êtes un peu vif :
Vous me casseriez quelque chose. 

(Il porte la main à son oreille.)

PITRICUS, en homme sûr de son fait. 
Écoutez bien : je vous propose
De vous rendre sourd, comme un pot
Sans même effleurer votre peau,
Rien qu'en vous soufflant dans l'oreille. 

(Guignol réfléchit un instant, puis, se détournant un peu de Pitricus, il parle pour lui- même.)

GUIGNOL, à part, assez vite. 
Oh ! quelle idée ! Oui, sans pareille l
Il me croit bête et se croit fin :
Pour juger attendons la fin. 

(Se tournant vers Pitricus :) 
En vous j'ai toute confiance :
Rendez-moi sourd, puits de science. 

(Il s'incline avec respect.) 


PITRICUS.
Sitôt que vous n'entendrez plus,
Je recevrai mes vingt écus ?

GUIGNOL.
C'est dit. Je les ai dans mes chausses,
De bon poids et sans pièces fausses.

PITRICUS.
Bien... Pour plus de rapidité,
Je soufflerai d'un seul côté ;
Ce sera valable pour l'autre. 

(à part.)
Hem ! disons quelque patenôtre. 
(haut)
Par la botte de saint Benoit !
Allons au bois gauler des noix !
Astaroth, nicnac, torchelorgne,
Puisque tu rends l'ouïe au borgne,
La vue au sourd, viens, je le veux,
Faire un petit miracle ou deux !
Que cet homme à toute parole
Soit sourd comme une casserole !

GUIGNOL.
Par tous les diables ! c'est parlé.

PITRICUS.
Maintenant, quand j'aurai soufflé
Dans cette oreille-ci, compère,

(Mais pour rendre sourde la paire), 
Je vous parlerai haut, très haut ;
Puis je crierai fort, ou plutôt
Je hurlerai. Sans tromperie,
Alors, dites-moi, je vous prie,
Si vous pouvez entendre, ou non,
Mes rugissements de canon.
Si vous ne pouvez rien entendre,
Acquittez-vous sans plus attendre.

GUIGNOL.
C'est convenu.

PITRICUS, 
à part. 
Soyons hardi !

     (Il s'approche de Guignol et lui souffle dans l'oreille. Guignol tressaille an moment de l'opération ; puis jette à droite et à gauche des regards effarés. Pitricus, s'étant un peu écarté, dit à Guignol, d'une voix extrêmement basse :)

Entendez-vous ce que je dis ?

GUIGNOL,
 comme un homme parfaitement sourd.
Vous parlez ?

PITRICUS, 
à haute voix. 
Je... 
(S'arrêtant et se reprenant à voix très basse)
...crie à tue-tête.

GUIGNOL.
Comment dites-vous ?

PITRICUS, 
toujours à voix très basse et en articulant avec excès. 
Je répète :
Entendez-vous ce que je dis ?

GUIGNOL.
Je n'entends rien. Quel paradis !
Certes, voilà de bon ouvrage.
Ma femme en va crever de rage. 

(Pitricus s'approche de Guignol comme pour lui crier dans l'oreille.) 

PITRICUS.
Entendez-vous ce que je dis ?

GUIGNOL.
Je vois que vous criez, pardi !
Vos grimaces le font connaître ;
Mais pas un son ne me pénètre.
Il faut que j'aille la trouver.
D'abord elle croira rêver ;
Mais ensuite... Ah ! ce qu'on va rire !

(Pitricus le tire en arrière.) 
Qu'est-ce que vous voulez me dire ?
C'est fâcheux, mais je n'entends rien. 

(Pitricus fait des signes de vive impatience. Guignol poursuit :) 
Vous avez moins l'air d'un chrétien
Que d'un vieux babouin en colère.
Adieu. 

(Il va pour s'en aller ; Pitricus le retient.) 
Je ne comprends pas !

PITRICUS, 
à part, en se détournant. 
Comment faire ?
Si je lui parle, il verra bien
Qu'il n'est pas sourd...

GUIGNOL, 
avec force. 
Je n'entends rien ! 


PITRICUS, à part, en se détournant. 
Le gueux feint de ne pas comprendre.
Mon geste est clair !

GUIGNOL.
Vous voulez vendre
Un haut-de-chausses, dites-vous ?

PITRICUS,
 furieux, en se détournant. 
Ah ! c'est trop fort !
(Il se précipite sur Guignol qui le rejette avec violence, tout en parlant.) 


GUIGNOL.
Eh ! vieux filou,
Tu voudrais m'arracher ma bourse ! 

(Aussitôt il se met à courir en criant :) 
Ma femme ! Au voleur ! 

     (Une course-poursuite comique s'engage entre Pitricus et Guignol qui passent et repassent. Madelon arrive avec un bâton.)
 

 

SCÈNE X

GUIGNOL, 
MADELON, PITRICUS.

 

MADELONtrès amusée par le spectacle. 
Quelle course !

GUIGNOL, 
revenant vers la porte de gauche. 
Vite, mon bâton !


MADELON. Le voilà.

     (Elle fait deux ou trois pas vers son mari et lui donne le bâton. Guignol fait aussitôt volte-face en brandissant le bâton ; Pitricus s'arrête court ; et Guignol bastonne le médecin, qui crie très fort.) 


GUIGNOL, frappant Pitricus. 
Tiens, brigand !

PITRICUS,
 sous le bâton.
Aïe ! Aïe ! Oh la la !

GUIGNOL
, s'arrêtant court. 
J'entends mon animal qui braille :
Je ne suis donc pas sourd ?

PITRICUS.
Il raille,
Le scélérat ! À l'assassin ! 

(Ces derniers mots sont hurlés.)

GUIGNOL.
J'entends, monsieur le médecin ;
Donc, je garde mes écus.

PITRICUS, 
à la fois furieux et larmoyant. 
Drôle.
Sur mon échine et mes épaules
Tu frappais comme un sourd !
Du moins,
J'aurai des marques pour témoins
Que tu m'as battu, misérable !

GUIGNOL.
Bah l pour quelques bleus sur le râble.
Inutile de tant crier.

PITRICUS.
On te jugera, meurtrier !

GUIGNOL.
Je te conseille la prudence.
Toi-même, avant d'entrer en danse,
Tu voulus me faire chanter :
Tu sais ce que ça peut coûter.

PITRICUS.
Nous verrons bien !

(Pendant la fin de ce dialogue, Madelon est passée derrière Guignol.) 


MADELON, s'avançant entre les deux hommes. 
Allons, du calme.
Mon époux mérite la palme ;
Mais à l'autre vaillant jouteur
J'offre un brin d'olivier. Docteur,
Comme vous m'avez bien servie
Dans mon dessein, je vous convie
À souper ce soir avec nous. 

(Stupeur des deux hommes, Toinon ajoute aimablement, en regardant Guignol :)

Cela fâche-t-il mon époux ?

GUIGNOL.
Non, car vous êtes, Madelon,
Un peu dépensière et coquette,
Mais, j'en conviens, femme d'esprit.


MADELON, avec un sourire. 
Et vous, docteur ?

PITRICUS, 
rasséréné. 
On me sourit :
Soit ; je ne serai point sévère.


MADELONà Pitricus. 
Un bon souper va vous refaire.

GUIGNOL, 
de même. 
Vous goûterez, loin des tracas,
Le plus onctueux des muscats.


MADELON, au public. 
Amis, la farce est achevée.
Peut-être l'avez-vous trouvée
Plus folle qu'il n'aurait fallu ;
Peut-être vous aurait-il plu 

Que la morale en fût plus claire ?
Alors j'en extrais, pour vous plaire,
Ces deux conseils d'un très grand prix :
Femmes en pouvoir des maris,
Sachez vous faire violence.
Pour garder parfois le silence ;
Et vous, messieurs, aux vains discours
Sachez quelquefois être sourds. 

 

(Rideau.)


 



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