THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA  MUETTE  ET  LE  SOURD

 

d'après


Saynètes et farces / Maurice Bouchor

1934 - domaine public.



http://www.photo.rmn.fr/cf/htm/CSearchZ.aspx?o=&Total=75&FP=93949244&E=2K1KTSJIAUUTT&SID=2K1KTSJIAUUTT&New=T&Pic=74&SubE=2C6NU0HKE4G5


PERSONNAGES

GUIGNOL, bourgeois.
MADELON, sa femme.
Le Docteur PITRICUS.


La pièce principale dans la maison de Guignol.

 


SCÈNE I


GUIGNOL, MADELON, PITRICUS



GUIGNOL.
Oui, docteur Pitricus, voilà
Huit jours entiers qu'elle parla
Pour la dernière fois. Sa langue,
Où frétillait mainte harangue
À propos de rien, depuis lors
Garde le silence des morts.
J'ai bien, en la voyant muette,
Soupçonné ma chère Madelon
D'un bizarre caprice ; mais,
J'en suis sûr, elle n'eut jamais
Tenu trois heures la gageure.
Bref, je vous prie et vous conjure,
Puisque vous êtes, cher voisin,
Un très illustre médecin,
De lui rendre enfin la parole.

PITRICUS, d'un ton doctoral.
La prière peut sembler folle.
Il plairait à bien des maris
De ne plus entendre les cris,
Plaintes, reproches, commérages,
D'où naissent pour eux tant d'orages.

GUIGNOL.
Vous raillez agréablement.
Mais, savantissime, comment
Voulez-vous que je m'habitue
Au froid silence qui me tue ?
Lorsque je rentre fatigué
Par mon négoce, est-il bien gai
De trouver visage de pierre ?
Qu'on me cloue, alors, dans ma bière !
Si vraiment le silence est d'or,
J'y posséderai ce trésor
Plus sûrement que sur la terre.
Il est bel et bon de se taire,
Je le veux bien ; mais pas toujours !
Silence au départ, au retour
Silence au lit, silence à table,
Pâquedieu, c'est épouvantable !

PITRICUS.
Hum !... le jour où lui vint ce mal
Merveilleusement anormal,
Elle avait été, je suppose,
Contrariée ?

GUIGNOL.
Oh ! peu de chose.

PITRICUS.
Mais encore, d'où vint son émoi ?

GUIGNOL.
Ne cherchez point là, croyez-moi,
La cause de sa maladie.
Elle fit une comédie
À propos de certain bijou
Quelle voulait pendre à son cou :
Un médaillon d'une richesse
À tenter marquise ou duchesse.
« C'est fou », lui dis-je. Elle bouda,
Et puis n'y pensa plus.

PITRICUS.
(à part) Oui-dà,
Je crois bien qu'elle y pense encore.
Bon, aidé par cette pécore,
Je peux empaumer le benêt.
(à Guignol) Allons, je vois ce qu'il en est.
C'est un cas difficile en diable,
Tenu pour irrémédiable
Par les maîtres les plus experts.
Hippocrate dit : « Je m'y perds »,
Et Galien : « Je n'y vois goutte. »
Mais je veux, moi, coûte que coûte,
La guérir, voisin Guignol.
Je suis médecin de haut vol,
Et vous connaîtrez ma puissance.

GUIGNOL.
Ah ! docteur, ma reconnaissance...

PITRICUS, interrompant.
Mais seulement vous pensez bien
Que je n'opère pas pour rien,
En des matières tant obscures,
De si prodigieuses cures. ?

GUIGNOL, hésitant et ennuyé.
Combien, docteur...

PITRICUS.
Pour un tel cas,
On peut demander cent ducats ;
Mais nos rapports de voisinage
Exigent que je vous ménage :
J'accepterai donc... dix écus.

GUIGNOL, trouvant la somme tout à fait excessive.
Dix écus l

PITRICUS.
Soyez convaincu
Que c'est donné.

GUIGNOL.
Pareille somme
Est énorme pour un pauvre homme.
J'ai trois liards dans mon gousset.

PITRICUS.
Oui, mon voisin ; mais chacun sait
Que l'or s'entasse dans vos coffres.

Guignol, remettant ses liards en poche.
Dix écus, c'est trop. Je vous offre...

PITRICUS, interrompant.
C'est dix écus, ou plus un mot.

GUIGNOL, prenant une décision héroïque.
Soit. Je passerai pour un sot,
Mais je veux qu'elle soit guérie.

PITRICUS, joyeux.
Compère, allez donc, je vous prie,
Demander ma trousse à Toinon.
C'est ma servante : une guenon
Qui ne saurait rendre jalouse.
Madame votre chère épouse.

GUIGNOL.
Je le veux bien.

PITRICUS, à Guignol.
Pendant ce temps,
Je m'en vais, en quelques instants,
Éveiller, par mon art magique
Cette langue si léthargique ;
De façon que mon bistouri...
...Sans arracher le moindre cri
À ma gracieuse cliente,
La rendra plus et mieux parlante
Qu'elle ne fut aux plus beaux jours
De sa loquacité.

GUIGNOL.
J'y cours.

 

     (Il sort vivement à droite. Dès qu'il est sorti, Pitricus s'approche de Madelon ; il va jusqu'au bord du castelet et jette un regard au dehors.)

 


SCÈNE II


MADELON, PITRICUS
 


PITRICUS.
Nous voilà seuls, Madelon la douce,

(En disant les mots suivants, il s'avance vers elle, d'abord posément, puis en faisant trois sauts.)

Comme une goutte d'eau sur le pouce.
Je saute, j'accours, je bondis !

(Elle a reculé, tandis qu'il faisait ses trois bonds. Il continue en s'arrêtant.)

Je crois entrer au paradis.
(Il s'avance vers elle en sautillant.)

Profitons de la circonstance ;
Et, puisqu'une faible distance
Nous sépare de votre époux,
Ô ma poulette, embrassons-nous !

(Arrivé, tout près d'elle, qui a encore reculé un peu, il ouvre les bras pour l'embrasser.)


MADELON.
Vieux sacripant, voilà ton compte !

(En disant les trois derniers mois, elle va chercher un balai et bat Pitricus.)


PITRICUS.
Oh !


MADELON, indignée.
Vous ne mourez pas de honte ?

PITRICUS .
Moi ? Pas du tout, ô mon amour !
(Les derniers mois ont été dits avec une sentimentalité bouffonne.)


MADELON.
Faut-il que j'appelle au secours ?

PITRICUS, souriant, avec un air de tranquille supériorité.
Non, madame, c'est inutile.
Par une invention subtile
J'ai vu que vous parliez fort bien ;
Daignez excuser le moyen.
(Il s'incline très bas.)


MADELON, à part, en se détournant.
Je suis prise.
(Elle baisse la tête.)

PITRICUS, se redressant.
Belle offensée,
Je peux lire en votre pensée
Aussi bien qu'en un texte hébreu,
Grec ou latin ; ce n'est qu'un jeu.
Pour avoir l'objet qui vous tente,
D'une langue fort bien portante
Vous faites une morte ; et lui,
Votre époux, en a gros ennui.
(Peu à peu,  Madelon relève la tête.)

 




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