THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE COMMANDANT, seul. - Allons donc, voilà un petit bonhomme qui est lancé sur la voie du bagne ; avant qu'il ait fait trop de chemin, je vais le rattraper pour changer sa direction et lui faire suivre la route opposée, celle de l'honneur. Dépêchons-nous ! (Il sort. La toile tombe.)


FIN DU DEUXIÈME ACTE.


 

ACTE TROISIÈME

La scène représente un parc.



     L'action de cet acte se passe sept ans après le précédent. Il est bon de représenter madame Lenglumé avec des cheveux blancs, et, autant que possible, de vieillir également monsieur Duflanc, dont la place est assez marquée dans ce dernier acte.


DUFLANC, parlant à la cantonade. - Oui, madame ! (Au public.) Ça, fait quinze ans que je suis ici ; cependant j'ai renoncé, à compter le nombre de fois que j'ai reçu mes huit jours, je n'ai jamais pu y arriver. Enfin, ce qui me console, c'est que je suis rassuré sur le compte de monsieur Bébé. Il vient d'être nommé lieutenant dans la ligne ; s'il vous plaît ! et non seulement cela, mais il va arriver dans un instant ; madame Lenglumé vient de recevoir une dépêche. Aussi je vais lui préparer un petit plat de ma composition dont il conservera longtemps un fameux souvenir. (Il sort en chantant et en dansant.)

MADAME LENGLUMÉ. - Dépêchez-vous, Duflanc, que tout soit prêt pour le recevoir. Pauvre chéri. ! quand on pense qu'il va arriver dans un instant ! Et dire qu'il y a trois ans que je ne l'ai vu ! Il s'est marié il y a trois mois à Perpignan, où il était en garnison ; j'étais si malade que je n'ai pas eu le bonheur de pouvoir aller à son mariage. Aussi comme je vais me rattraper ! comme je vais l'embrasser ! (Elle danse avec exagération.) Je suis comme une petite folle. Tiens, voilà le commandant. (Appelant.) Commandant !


LE COMMANDANT. - Qu'est-ce qu'il y a, madame Lenglumé ? 

MADAME LENGLUMÉ. - Une bonne nouvelle, commandant. Je viens de recevoir une dépêche.

LE COMMANDANT. - De qui ?

MADAME LENGLUMÉ. - De Bébé ; il m'annonce son arrivée. Dans un instant nous allons l'embrasser !

LE COMMANDANT. - Ah !

MADAME LENGLUMÉ, l'imitant. - Ah ! Comment, ça ne vous fait pas plus de plaisir que ça ?

LE COMMANDANT. - Mais si, seulement je ne vais pas pour ça me mettre à sauter au plafond, surtout dans le jardin !

MADAME LENGLUMÉ. - Pensez donc, commandant, vous êtes son sauveur ; sans vous que serait-il devenu ? 

LE COMMANDANT. - Madame Lenglumé, je vous ai toujours défendu de parler de ça.

MADAME LENGLUMÉ. - Oh ! vous ne m'empêcherez jamais de vous témoigner ma reconnaissance !... 

LE COMMANDANT. - Mais oui, c'est entendu, en voilà assez !

MADAME LENGLUMÉ. -. Pour me faire plaisir, commandant, soyez gai. Dansons un peu ! (Elle le fait danser de force.)

LE COMMANDANT, se débattant, mais dansant quand même. - Non, madame Lenglumé, je vous en prie, ne me bousculez pas... Non, je vous en prie, je suis tout essoufflé. (Ils sortent en dansant.)

DUFLANC. - Oh ! je sens mon cœur qui pilpate !... non, qui palpite ! Voilà une voiture qui entre dans le parc, je suis sûr que c'est Bébé. (Se reprenant.) Monsieur Bébé ! Ah ! malgré toutes les méchancetés qu'il me faisait endurer quand il était petit, j'ai toujours conservé pour lui la plus profonde amitié. Aussi je suis bienheureux en pensant que je vais le revoir dans un instant. (Ernest arrive tout doucement pour écouter ce qu'il dit ; il est en uniforme de lieutenant.) Mais j'y pense, maintenant qu'il est lieutenant et que moi j'ai conservé ma modeste situation de cuisinier, quoique vieux serviteur de la maison, peut-être ne daignera-t-il pas me regarder seulement ; ça me ferait bien de la peine, par exemple !

ERNEST, lui tendant les bras. - Allons donc, mon vieux Duflanc, viens donc m'embrasser !

DUFLANC se retourne pétrifié, tombe dans les bras d'Ernest et se trouve mal. Ernest l'emporte. Duflanc murmure : - Mes sauces vont tourner... mes sauces. (Ils sortent.) 

MADAME LENGLUMÉ. - Qu'il est beau, mon fils ! qu'il est gentil ! Mais où est-il donc ? Viens donc, Bébé, mais viens donc encore embrasser ta mère ! (Ils s'embrassent avec exagération.) Mais viens donc te promener avec moi, que tout le monde nous admire. (Ils sortent.)

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL, parlant à la cantonade. - Ne touchez à rien du tout, je vous le défends. Laissez toutes mes malles. (Au public.) J'aurais dû m'en douter ! J'en avais le pressentiment ! Ainsi, à peine entrée dans cette maison, on n'a même pas eu l'air de me regarder, parce que sans doute, on me trouve trop provinciale. Ces grandes dames de Paris se figurent qu'il n'y a de place que pour elles au soleil. Quelle idée fatale ai-je eue là, lorsque j'ai été donner ma fille en mariage à ce lieutenant qui passait dans notre ville ! Je viens de m'informer à la gare ; dans une heure il y a un train qui va à Perpignan, et j'y retournerai, à Perpignan, pour n'en jamais sortir ! 


MADAME LENGLUMÉ. - Mais qu'est-ce qu'il y a donc, madame ?

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL, sèchement. - Il n'y a rien, madame. 


MADAME LENGLUMÉ. - Pardon, madame, je vois bien qu'il y a quelque chose... 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL, même jeu. - Madame, il n'y a rien, laissez-moi tranquille !

MADAME LENGLUMÉ. - Mon Dieu, madame, si une erreur a été faite, si une faute a été commise, dites-le-moi franchement, je suis prête à effacer toute mauvaise impression.

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Madame, je vous le répète : laissez-moi tranquille ; c'est le seul service que je réclame de votre obligeance. Il me semble que je n'en abuse pas ; laissez-moi tranquille. 


MADAME LENGLUMÉ, avec une grande révérence. - Je vous demande pardon, je n'insiste pas ! 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - C'est ça, madame, n'insistez pas. (Madame Lenglumé sort.) Elle se figure qu'il n'y a qu'à me faire des excuses ! Allons donc ! Ces gens ignorent sans doute ce que vaut une de Laousse Pignol !

ERNEST. - Qu'avez-vous donc, belle-maman ?

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Je n'ai rien, monsieur !

ERNEST. - Je vous demande pardon, vous avez quelque chose ; car enfin je ne comprends pas ce qui se passe. Pour la première fois que vous entrez dans ma famille, vous faites une figure !...

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Monsieur, je fais la figure que j'ai. Je n'en ai qu'une, et je la conserve ; si elle ne vous convient pas, laissez-la tranquille.

ERNEST. - Mais enfin !...

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Laissez-moi tranquille, ne m'exaspérez pas !

ERNEST. - Cependant...


MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Ne m'exaspérez pas, ou je vous donne ma malédiction !

ERNEST. - Je n'ai rien pour la mettre. (Elle bondit sur lui, mais il s'écarte et se sauve.)

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Ce misérable ! Il a l'aplomb de plaisanter dans un pareil moment ! Et vous croyez que je ne suis pas la plus malheureuse des belles-mères ! (Elle pleure.)

OCTAVIE. - Mais voyons, maman, viens donc ! Qu'est-ce que tu fais là ?

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Rien, ma fille, laisse-moi ! Je ne vais plus vous gêner longtemps, sois tranquille ; je vais vous donner la plus entière liberté.

OCTAVIE. - Mais nous t'attendons tous, viens donc ; madame Lenglumé est charmante !


MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - C'est bon, en voilà assez ! Laisse-moi, je veux partir, m'enterrer toute vivante !

OCTAVIE. - Il faut avouer franchement, maman, que tu as un drôle de caractère !

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL, se précipitant sur elle avec un cri sauvage. - J'ai un drôle de caractère ! Moi ! (Octavie se sauve.) J'ai un drôle de caractère ! Non, mais vous allez voir, c'est moi qui aurai tous les torts. Je vais aller trouver le chef de gare, et je vais lui demander si, par faveur spéciale, il ne pourrait pas faire avancer le départ du train de quelques minutes. (Elle sort.)

LE COMMANDANT. - Mais qu'est-ce qui crie comme ça ? Je croyais que c'était un chat qui dégringolait dans une gouttière. Sans doute madame Lenglumé qui se dispute avec ses domestiques. Elle sera toujours la même. C'est vrai qu'il fait bien, Bébé, sous l'uniforme ; ça me rappelle mon jeune temps, quand j'avais vingt-cinq ans. Tiens, le voilà. 


ERNEST. - Eh bien ! Commandant ?

LE COMMANDANT. - Eh bien ! mon vieux Bébé, es-tu content, voyons ?

ERNEST. - Mais certainement, commandant ; je suis heureux, enchanté. Pensez donc, j'ai épousé une jeune personne charmante, très bonne, spirituelle, instruite, et, ce qui ne nuit pas, possédant une assez belle fortune.... Il n'y a qu'une chose qui me trouble un peu, c'est le caractère de ma belle-mère...


LE COMMANDANT. - Oh ! ça, mon ami, c'est une loi naturelle ; rien ne peut t'en dispenser ; il faut passer par là. Enfin, écoute, tu connais mon dévouement pour toi, n'est-ce pas ? Eh bien ! je te promets de le réformer, le caractère de ta belle-mère. 

ERNEST. - Commandant, si vous faites une chose pareille, je ne pourrai jamais vous prouver ma profonde reconnaissance.

LE COMMANDANT. - Tiens, la voilà, ta belle-mère.

ERNEST. - La voilà. Oh ! sauvons-nous alors. (Ils se précipitent au dehors.)

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Ce chef de gare, quel impertinent personnage ! Il m'a reçue comme un chien dans un jeu de quilles. Il prétend que la Compagnie du chemin de fer n'a pas encore songé à faire un règlement spécial en faveur des belles-mères. (Elle n'aperçoit pas le commandant, qui se place doucement auprès d'elle.)

LE COMMANDANT, à part. - Voyons, c'est peut-être un peu difficile, ce que j'entreprends là ; enfin du courage. (Il tousse pour se faire remarquer. Madame de Laousse Pignol, plongée dans ses réflexions, ne bouge pas, ce qui oblige le commandant à recommencer plusieurs fois. Toussant enfin d'une façon formidable, elle jette un grand cri et se retourne.) Madame, j'ai l'honneur de vous présenter mes congratulations !


MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - C'est bien, monsieur, mettez-les là.


LE COMMANDANT. - Madame, je suis le parrain de mon filleul... non, je veux dire que c'est de mon filleul dont je suis le parrain... non, je me trompe, je veux dire que je suis le parrain de votre gendre.

MADAME DE LAOUSSE. PIGNOL. - Je ne vous en fais pas mes compliments, commandant.


LE COMMANDANT. - Parce que ? 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Parce que, commandant, j'ai mes raisons pour ça !

LE COMMANDANT. - Mais vos raisons sont fausses, madame, soyez-en persuadée !

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - C'est possible, commandant, mais rien ne les fera changer !


LE COMMANDANT. - Permettez-moi de vous dire cependant, madame, que...

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Je vous en prie, commandant, je sais que vous êtes un brave et honnête homme ; je n'ai que quelques instants à rester dans cette maison, ne troublez pas les derniers moments qui me restent à y passer !


LE COMMANDANT. - Comment, madame ? mais c'est impossible ! Je viens vous chercher pour vous prier devenir vous mettre à table.

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Oh ! commandant, jamais ! Dans une minute je pars, je quitte Paris pour n'y jamais revenir, et je retourne à Perpignan pour n'en plus sortir.

LE COMMANDANT. - Mais ce n'est pas sérieux ! 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Rien n'est plus sérieux, commandant. Je m'enfermerai chez moi, seule, n'ayant plus ma fille, plus personne à chérir. 

LE COMMANDANT. - Ho ! madame, je suis ému. Eh bien ! tenez, écoutez- moi. Il y a, je crois, un moyen bien simple qui pourra satisfaire tout le monde. Regardez-moi bien en face. Comment me trouvez-vous ?

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Mais je ne sais pas, commandant, je n'ai pas à apprécier comment vous êtes !

LE COMMANDANT. - Dites-moi ? J'ai cinquante-deux ans, vous devez en avoir quarante-six, n'est-ce pas ? 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Permettez, commandant ! je n'ai que quarante-cinq ans et onze mois ! 

LE COMMANDANT. - Oui, enfin, c'est toujours à peu près le même tarif ! Eh bien, écoutez ! Comme vous avez bien voulu le dire tout à l'heure, je suis un brave et honnête homme. Je suis veuf, je sais que vous êtes veuve ; si vous y consentez, je vous épouse. 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL, à part. - Oh ! la belle idée ! En épousant le commandant, je deviendrai la commandante de mon gendre. De cette façon il sera bien forcé de s'incliner devant moi ; la hiérarchie militaire sera là pour quelque chose. (Haut.) Ma foi, commandant... peut-être !... Demain matin je vous rendrai réponse. 

LE COMMANDANT. - Ah ! très bien ! Alors maintenant rien ne s'oppose plus à ce que vous veniez vous mettre à table, n'est-ce pas !

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Oh ! pardon, commandant, c'est impossible, n'y comptez pas.

LE COMMANDANT. - Allons, voyons, venez donc. (Il la prend par le bras.) 

MADAME DE LAOUSSE PIGNOL. - Commandant, je vous en prie, n'insistez pas !

LE COMMANDANT. - Mais si, mais si, venez donc. (Malgré sa résistance, il l'entraîne dans les coulisses. Il revient seul.) Allons, voilà ces trois dames qui causent ensemble comme les trois meilleures amies du monde. Décidément, j'ai un peu d'influence dans cette famille... Ah ! voilà Bébé ; il faut que je lui apprenne la grande nouvelle. (Appelant.) Bébé, viens ici, avance à l'ordre ! 

ERNEST. - Qu'est-ce qu'il y a, commandant ? 

LE COMMANDANT. - Mon ami, j'ai tenu ma parole, je viens de te rendre un grand service. Devine ce que j'ai fait pour toi ! (Ernest se prend la tête à deux mains.) Non, ne cherche pas, tu ne trouveras pas, c'est inutile ; ne cherche pas, te dis-je ! Est-il obstiné, ce gaillard-là ! 

ERNEST. - Voyons, qu'avez-vous fait, commandant ? 

LE COMMANDANT. - Mon ami, j'épouse ta belle-mère ! 

ERNEST, poussant un formidable éclat de rire. - Ah ! commandant, décidément vous êtes mon bon génie.

LE COMMANDANT. - Allons, Bébé, embrasse-moi, et allons nous mettre à table.


La toile tombe.

FIN.

 



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