THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

MADAME LENGLUMÉ. - Je vous en prie, monsieur, soyez prompt. 

FILOCHARD. - Madame, je serai excessivement prompt. Je serai même tellement prompt que vous ne pourrez vous empêcher de vous dire in petto : Grand Dieu, que ce monsieur est donc prompt ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Mais, monsieur, c'est une plaisanterie ! Achevez, je vous en prie. 

FILOCHARD. - Oui, madame ! Figurez-vous qu'il y a deux mois, j'ai eu l'avantage de prêter cinq-mille euros à monsieur votre fils...

MADAME LENGLUMÉ. - Vous dites que... ? 

FILOCHARD. - Je dis, madame, que j'ai eu l'avantage de prêter cinq-mille euros à monsieur votre fils.

MADAME LENGLUMÉ. - Vous avez une figure à prêter cinq-mille euros à quelqu'un, vous ?

FILOCHARD. - Mais, madame !

MADAME LENGLUMÉ. - Voulez-vous sortir d'ici, s'il vous plaît ?

FILOCHARD. - Pardon, madame. 

MADAME LENGLUMÉ. - Voulez-vous sortir, je vous prie ? (Elle le prend par les deux épaules, une lutte s'engage, et d'un formidable coup de tête elle le précipite dans la coulisse.) Baptiste, faites sortir cet homme. En voilà, une infamie, par exemple ! Venir me dire, à moi, que Bébé a emprunté cinq-mille euros à quelqu'un ; comme si Bébé était capable d'une chose pareille ! Le voilà justement, je vais lui en parler. Je sais bien que c'est faux ; mais ça ne fait rien, je veux lui faire voir comme il y a des gens méchants sur la terre. (Appelant.) Bébé ! 

ERNEST. - Voilà, m'man !

MADAME LENGLUMÉ. - Dis donc, mon ami, qu'est-ce que c'est que ça ? Voilà un monsieur, qui sort d'ici ; il prétend qu'il t'a prêté cinq-mille euros.

ERNEST, pleurnichant. - Mais, maman, je ne sais pas ce que ça veut dire. (Il se cache la figure.) 

MADAME LENGLUMÉ. - Ne pleure pas, mon chéri. Allons, bon, je vais le rendre malade. Bébé, mon chéri, je t'en prie, viens avec moi, je vais te donner un peu d'argent. (Elle le prend par la tête ; ils sortent.)

KRACHMANN. - Ché fus témante barton, chentrerai, et c'est pas fus qui m'en embécherez. Chamais ché fu un maison bareille. Foilà une chune homme à qui j'ai brêté cinq-mille euros il y a teux mois ; che lui a vait signer un bétite regonnaissance de dix-mille euros. Bar le temps où nous sommes, c'est le moins que je buisse faire, et tepuis teux mois, che beux pas doucher un sou. (Benjamin vient vivement lui appliquer un coup de bâton sur la tête et se sauve. Krachmann regarde au plafond et dit :) C'est un prique qui s'est tédaché tu blafond. (Même jeu.) Ça fait teux priques. — Enfin ché fiens foir matame Langloumé bour réglamer ce qui m'est tû, et foi d'Isidore Krachmann. 

BENJAMIN, passant sa tête. - Ohé ! Choucroutemann !

KRACHMANN, avec colère. - Ché m'abelle bas choucroutemann, ché m'abelle Krachmann. — Che tisais donc.... (Pendant ce temps, Benjamin, venu derrière lui et se tenant baissé derrière la tablette, fait monter son bâton jusqu'à la hauteur de la figure de Krachmann ; celui-ci, stupéfait, enfonce le bâton, qui reparaît toujours lorsqu'il veut parler.) Ah ! j'y suis, c'est, che grois, le télévone. Che fais lui tire teux mots. (Il souffle en haut du bâton, et l'on entend Benjamin qui, passant sa tête, répète le même souffle.)

BENJAMIN. - Fulez fus mé tonner un pifteck aux bommes ? (Se penchant pour attendre la réponse. Benjamin lui applique un grand coup sur la tête et se sauve. Krachmann, stupéfait, cherche partout en se tenant la tête.)

KRACHMANN. - Ché gonnais bas pien le manière de s'en servir. (Il se frotte le dessus de la tête sur la tablette sans voir entrer madame Lenglumé, qui reste pétrifiée en voyant ce singulier exercice.)


MADAME LENGLUMÉ. - Mais que faites-vous, donc, monsieur ? 

KRACHMANN. - Barton, matame. C'est à matame Lengloumé que... 

MADAME .LENGLUMÉ. - Oui, monsieur.

KRACHMANN. - Matame, çhe fiens fus trufer... 

MADAME LENGLUMÉ. - Vous venez me truffer ? 

KRACHMANN. - Oui, matame ! bour une avaire te la blus haute imbordance.

MADAME LENGLUMÉ, à part. - Ça doit être la suite de tout à l'heure. — Pardon, monsieur, mais j'ai déjà vu, je crois, un de vos associés ! 

KRACHMANN. - Matame, chai bas d'associés.


MADAME LENGLUMÉ. - Je me trompe, alors ; je veux dire un de vos complices !

KRACHMANN. - Bermettez, matame, chai bas de gomplices...


MADAME LENGLUMÉ. - Enfin, c'est bien ; que voulez-vous ?

KRACHMANN. - Matame, il y a teux mois, chai brété dix-mille euros à fotre carçon...


MADAME LENGLUMÉ, éclatant de rire. - C'est bien ça, c'est la suite. Et voilà la somme qui double. Voulez-vous sortir, monsieur, je vous prie ? 

KRACHMANN. - Matame, ché sortirai quand chaurai mon archent dans mon boche...

MADAME LENGLUMÉ. - Voulez-vous sortir plus vite que ça ! (Elle le prend par la tête, une lutte terrible s'engage, leurs cris se confondent ; finalement, elle le lance d'un coup de tête dans la coulisse, disant à haute voix :) Baptiste, mettez-moi cet homme dehors. En voilà, des affaires, par exemple ! Mais qu'est-ce que c'est que tout ça ? Une bande de filous probablement. La société anonyme des voleurs réunis. Ces misérables se sont dit : c'est bien simple, nous allons aller trouver madame Lenglumé. Il suffira de lui dire : Madame, j'ai prêté cinq-mille euros ; madame, j'ai prêté dix-mille euros à monsieur votre fils, et madame Lenglumé, dans sa naïveté, se contentera, de nous compter ce que nous lui demanderons ! Mais ils ne savent pas à qui ils ont affaire, ces scélérats. Tiens, allons, bon, en voilà encore un. 

LE COMMISSAIRE DE POLICE. - (Il arrive avec force salutations.) Madame ! madame !

MADAME LENGLUMÉ. - Il y met plus de formes, celui-là. 

LE COMMISSAIRE. - (Il va examiner toutes les portes.) Pensez-vous, madame, que quelqu'un puisse entendre ce que je vais vous dire ? 

MADAME LENGLUMÉ. - Mais ça ne fait rien, monsieur, je ne cache rien à personne, vous pouvez parler à haute voix. 

LE COMMISSAIRE. - C'est que, voyez-vous, madame, le sujet qui m'amène est tellement grave, tellement délicat !

MADAME. LENGLUMÉ. - Oh ! permettez-moi de rire ! (Elle pousse un formidable éclat de rire.)

LE COMMISSAIRE. - Ne riez pas, madame, je vous en prie ; dans quelques minutes, hélas ! je vous en réponds, vous n'en aurez pas envie. 

MADAME LENGLUMÉ. - Abrégeons, monsieur ! je perds mon temps. Vous venez me trouver, n'est-ce pas, au sujet de mon fils ? 

LE COMMISSAIRE. - Parfaitement oui, madame !

MADAME LENGLUMÉ. - Et vous lui avez prêté de l'argent, naturellement.

LE COMMISSAIRE, impatienté. - Mais non, madame, je ne le connais même pas, votre fils.

MADAME LENGLUMÉ. - Eh bien ! alors, que voulez-vous ?


LE COMMISSAIRE. - Madame, je suis le commissaire de police du quartier.

MADAME LENGLUMÉ, stupéfaite. - Le commissaire ? mais que venez-vous faire chez moi, monsieur ?

LE COMMISSAIRE. - Madame, je suis porteur d'un mandat d'arrestation lancé contre monsieur votre fils.

MADAME LENGLUMÉ. - Contre mon fils ! Mais c'est impossible, il y a erreur.

LE COMMISSAIRE. - Malheureusement non, madame. Votre fils, dont la conduite est assez déplorable, comme vous devez vous en douter, du reste... 

MADAME LENGLUMÉ. - Je vous le répète, monsieur, c'est une erreur ; mon fils n'a jamais eu de conduite déplorable. 

LE COMMISSAIRE. - Votre fils, madame, pour satisfaire sa débauche, ne pouvant se procurer l'argent nécessaire par des moyens naturels, en a employé un terrible. Il a fait une fausse signature. 

MADAME LENGLUMÉ. - Mon fils a fait une fausse signature ! et vous venez l'arrêter ! Oh ! je vais le prévenir, le faire sauver. (Elle sort.) 

LE COMMISSAIRE. - Le faire sauver, pauvre mère, il n'est plus temps. La maison est gardée et bien gardée ; ce jeune homme ne m'échappera certainement pas !

ERNEST arrive en chantant. Le commissaire s'empare vivement de lui. Ils luttent. Ernest est vivement terrassé. - Mais, monsieur, qu'est-ce que vous voulez ? (Il pousse des cris désespérés.) Maman ! maman ! 

LE COMMISSAIRE. - Allons, allons ! jeune homme, ne me résistez pas, c'est inutile. (Il l'emporte. On entend encore Ernest qui, en s'éloignant, appelle sa mère.) 

MADAME LENGLUMÉ. - (Elle arrive en jetant un cri terrible et tombe sur la tablette.) Mon fils ! Ils me prennent mon enfant. Ainsi c'était donc vrai ! Ces gens ne mentaient pas, ces misérables qui ont précipité sa honte. Moi seule étais une mère aveugle. J'avais tant confiance en lui ! Voyons, ne perdons pas la tête. Il s'agit de le sauver, mais comment ? Tiens, voilà justement le commandant, son parrain. Dites donc, commandant ! 

LE COMMANDANT. - Qu'est-ce que vous avez, madame Lenglumé ? Comme vous êtes pâle ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Ah ! commandant, si vous saviez ce qui arrive... 

LE COMMANDANT. - Eh bien ! Quoi ?

MADAME LENGLUMÉ. - On vient d'arrêter Bébé ! 


LE COMMANDANT. - On vient d'arrêter Bébé ? Allons donc ! Qu'est-ce qu'il a fait ?

MADAME LENGLUMÉ, pleurant. - Il a fait une fausse signature ! 

LE COMMANDANT. - Allons, bon ! Ah ! il y a longtemps que je vous prédis également, comme ce pauvre professeur dont vous riez toujours, que vous n'en ferez jamais rien de bon, de ce petit misérable. 

MADAME LENGLUMÉ. - Commandant, vous êtes bien sévère pour une petite folie de jeunesse.

LE COMMANDANT, bondissant. - Une petite folie de jeunesse ! Vous arrangez ça vivement, vous, madame Lenglumé ; un vol, vous appelez ça une petite folie de jeunesse ? Vous êtes peu difficile. 

MADAME LENGLUMÉ. - Mais enfin, commandant, il peut se corriger ; j'espère que cette leçon lui suffira. Vous qui avez tant de relations et de hautes connaissances, sauvez-le, c'est votre devoir, vous, son parrain ! 

LE COMMANDANT. - J'ai de bonnes relations, c'est vrai, mais je vous avoue qu'il me coûte beaucoup de les utiliser, en faveur d'un petit coquin. 

MADAME LENGLUMÉ, frappée. - Je vous le répète, commandant, vous êtes bien cruel !

LE COMMANDANT. - Enfin, écoutez, madame Lenglumé. Je veux bien faire un sacrifice pour lui. Vous venez de me le rappeler ; je remplace auprès de lui mon meilleur ami, son pauvre père, qui a bien fait de mourir car il aurait succombé sous le poids de cette infamie. Je vais le sauver, soit. Nous allons d'abord payer ce fameux billet. Ensuite, écoutez-moi bien ! je vous l'amènerai ici, vous l'embrasserez pendant cinq minutes, pas plus, puis je l'emmènerai avec moi.

MADAME LENGLUMÉ. - Avec vous ? Pourquoi faire ?

LE COMMANDANT. - Pour le faire engager dans un régiment commandé par un de mes bons amis.

MADAME LENGLUMÉ, vivement. - Commandant, c'est impossible !

LE COMMANDANT. - Impossible, parce que.... ? 

MADAME LENGLUMÉ. - C'est impossible ! Parce que Bébé n'a pas un tempérament assez solide pour supporter ce rude métier de militaire. 

LE COMMANDANT. - Mais vous le trouvez assez robuste cependant pour faire celui de filou.

MADAME LENGLUMÉ. - Commandant, vous êtes impitoyable !

LE COMMANDANT. - Enfin, bref ! Madame Lenglumé, acceptez-vous ce que je vous propose ? À cette condition seule je m'occuperai de lui.

MADAME LENGLUMÉ. - Mais pensez donc, commandant, c'est terrible, ce que vous exigez. Je ne sais. pas... Je... 

LE COMMANDANT. - Alors c'est bien, adieu. (Il va pour sortir, elle le retient.)

MADAME LENGLUMÉ. - C'est que, voyez-vous, commandant, Bébé, pour moi, c'est plus que ma vie...


LE COMMANDANT. - Oh ! pas de phrases banales, madame Lenglumé, je n'ai pas le temps de les entendre ; du reste, elles ne changeront pas mon inexorable résolution.


MADAME LENGLUMÉ. - Il me semble pourtant que si...


LE COMMANDANT. - Allons ! allons ! adieu. (Il veut encore sortir, elle le retient toujours.)


MADAME LENGLUMÉ. - Eh bien ! prenez-le, emmenez-le, faites-en ce que vous voudrez, tenez, vous me brisez la tête. (Elle sort en pleurant.)





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