THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA PROPRIÉTAIRE. - Il y a, madame, que je suis forcée bien malgré moi, croyez-le, de vous donner congé.

MADAME LENGLUMÉ. - C'est bien, madame ; mais à propos de quoi ? 

LA PROPRIÉTAIRE. - À propos de la conduite insupportable de monsieur votre fils.

MADAME LENGLUMÉ. - Pardon, madame, permettez. Vous me donnez congé, c'est très bien, je l'accepte ; mais je ne vous reconnais pas le droit de me donner votre opinion sur mon fils. Ceci ne vous regarde pas, madame !


LA PROPRIÉTAIRE. - Cependant je dois ajouter une chose, madame : c'est que si avant votre départ monsieur votre fils se permet encore de recommencer une de ses mauvaises plaisanteries, je ne prendrai pas là peine de venir vous trouver, madame, mais je vous assure que je le corrigerai moi-même.

MADAME LENGLUMÉ. - Vous me permettrez de vous faire observer, madame, que vous êtes ici chez moi, et je vous prie de sortir ! Sortez, madame, sortez ! (Avec un violent coup de tête, elle. la précipite dehors.) En voilà encore, une affaire ! Voyez-vous cette dame ? C'est la propriétaire de l'immeuble. Parce que la maison lui appartient, elle se figure que cela peut lui donner le droit de frapper mon fils ; mais qu'elle y touche donc, à mon fils ! Je mettrai le feu aux quatre coins de son affreuse bicoque ! Après tout, je suis bien bonne de tant me tourmenter. Je veux la quitter, cette maison, dans laquelle mon enfant est si martyrisé ; il n'en manque pas d'autres bien mieux situées ; ma foi, oui, je veux partir d'ici dans le plus bref délai. 

DUFLANC. - Madame !... Madame !

MADAME LENGLUMÉ. - Quoi, qu'est-ce qu'il y a ? 

DUFLANC. - Il y a, madame, que monsieur votre fils vient de me verser une sauce mayonnaise dans le cou. (Madame Lenglumé part d'un éclat de rire convulsif.)

MADAME LENGLUMÉ, riant toujours. - Est-il drôle, ce pauvre chéri ! Il n'y a que lui pour avoir des idées pareilles...

MADAME LENGLUMÉ. - Eh bien ! qu'est-ce que vous ferez ?

DUFLANC. - Ce que je ferai ? Je n'en sais rien, madame ; mais je vous assure que s'il recommence... 

MADAME LENGLUMÉ. - Vous l'avez déjà dit ; s'il recommence, que ferez-vous ?

DUFLANC. - Mais, madame, je pourrais dans un moment d'impatience avoir un mauvais mouvement, lui donner un mauvais coup.... 

MADAME LENGLUMÉ, le regardant sous: les yeux. - Lui donner un mauvais coup ! Savez-vous ce que vous allez faire en attendant ce mauvais coup ? Vous allez faire vos paquets, je vous chasse ; surtout disparaissez de devant moi. ! (Elle saute sur lui.) Sortez, mais sortez donc, misérable. (Il se sauve.) Jusqu'à mon cuisinier, jusqu'à mes domestiques qui viennent me menacer de frapper mon fils ! Et vous croyez franchement que ce n'est pas le monde renversé ? C'est à n'y rien comprendre, ma parole d'honneur ! (Elle sort.)

LENGLUMÉ. - (Il tient un livre qu'il pose sur la tablette.) Je n'y arriverai pas, c'est certain ; mais enfin je ne veux rien avoir à me reprocher. Avant d'employer le fameux moyen dont je parle depuis si longtemps, je vais interroger Ernest, et si ses réponses, ne sont pas satisfaisantes, j'agirai tout de suite.  (Appelant.) Ernest ! (Il tourne les pages du livre en attendant son fils.)

ERNEST, répondant de loin. . Voilà, p'pa !

LENGLUMÉ, appelant plus fort. - Allons, voyons, monsieur Ernest !

ERNEST, toujours au loin. - Oui, p'pa.

LENGLUMÉ. - Ah çà ! voyons, voulez-vous venir ?

ERNEST, accourant. - Me v'là, p'pa !

LENGLUMÉ, lui montrant le livre ouvert. - Monsieur. Ernest, vous allez me lire ça, sans faire une faute ; dépêchons-nous. (Pendant que son père regarde le public. Ernest fait toutes sortes de contorsions et de cabrioles. Le père, se retournant tout à coup et le surprenant à faire ces bêtises, lui donne un soufflet.)

ERNEST se met à crier et dit en sanglotant. - Je vais le dire à maman, va, que tu m'as battu ! (Il se sauve, son père court après lui.) 

LENGLUMÉ. - Petit scélérat ! (Ils sortent.) 

MADAME LENGLUMÉ. - (Elle arrive en pleurant.) C'est épouvantable ! quand on pense que son père vient de le frapper ! Pauvre petit chéri ! Pauvre petit être sans défense ! Mon pauvre cœur de mère est brisé.

MARGUERITE. - (Elle entre, en poussant des cris déchirants, les sanglots l'empêchent de parler. Elle tient sa tête, dans son tablier.)

MADAME LENGLUMÉ. - Qu'est-ce que vous avez, Marguerite ? 

MARGUERITE. - (Essaye toujours de parler au milieu de ses sanglots.)

MADAME LENGLUMÉ. - Mais enfin, dites-moi ce que vous avez, Marguerite ! 

MARGUERITE, pleurant toujours, et s'essuyant les yeux avec son tablier. - Il y a, madame, que depuis trois ans que je suis à votre service comme femme de chambre, vous n'avez jamais eu à vous plaindre de moi, n'est-ce pas ? 

MADAME LENGLUMÉ. - Sans doute, mais où voulez-vous en venir ? 

MARGUERITE, sans cesser de pleurer. - À ceci, madame, c'est que monsieur Ernest ne cesse de me faire des méchancetés, et tout à l'heure, dans un moment de colère, je me suis laissé emporter, et je lui ai donné un soufflet !

MADAME LENGLUMÉ, bondissant sur elle. - Vous avez donné un soufflet à mon fils ! (Elle, court après elle, et revient seule, disant, d'un ton lugubre :) Elle a donné un soufflet à mon fils, je vais la tuer, cette fille ! (Elle sort majestueusement.)

LENGLUMÉ. - Enfin, ce n'est pas malheureux, j'en suis débarrassé et je n'en suis pas fâché. Je viens d'employer le fameux moyen en question. J'ai envoyé mon fils à son collège pour y terminer ses vacances. J'ai fait prier ses professeurs de vouloir bien le faire garder pendant cette époque. Ces messieurs ont bien voulu consentir à me rendre ce service ; jamais je ne leur en aurai assez de reconnaissance. Sa pauvre mère va être bien désolée sans doute, mais cette mesure était devenue vraiment indispensable.

MADAME LENGLUMÉ, entrant. - Mais dis-moi, mon ami, j'ai un mauvais pressentiment. Voilà plus d'un quart d'heure que je cherche Ernest ; où donc est-il ?

LENGLUMÉ. - C'est inutile de le chercher plus longtemps ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Comment, c'est inutile ? parce que... ? 

LENGLUMÉ. - Parce que... Ernest n'est plus ici ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Ernest n'est plus ici ? Eh bien ! où est-il... ? 

LENGLUMÉ. - Il est allé terminer ses vacances à son collège. 

MADAME LENGLUMÉ. - Ernest ! ! Ernest ! (Elle tombe évanouie à la renverse sur la tablette.) 

LENGLUMÉ. - Allons, bon, elle se trouve mal ! (Il la prend dans ses bras.) Pauvre mère ! avec quelques soins, elle reviendra vivement à elle, et dans quelques années elle me remerciera pour cette sévérité devenue si nécessaire aujourd'hui. (La toile tombe.)



FIN DU PREMIER ACTE.



ACTE DEUXIÈME

La scène représente une chambre.



     L'action se passe huit ans après, Bébé a dix-huit ans. Il faut, autant que possible, avoir des marionnettes ressemblant à peu près à celles du premier acte, du moins pour la mère, Bébé et Duflanc, les autres personnages n'ayant plus à paraître.


DUFLANC, parlant à la Cantonade. - Oui, madame ! Bon, madame ! Parfaitement, madame ! C'est entendu, madame ! (Au public.) Elle est impossible, madame. Voilà huit ans que je suis dans cette maison ; depuis cette époque, ça fait, je crois, la six-cent-vingt-troisième fois qu'elle me donne mes huit jours. Elle me les donne régulièrement sept ou huit fois par mois. Il est vrai qu'elle les reprend presque aussitôt. Enfin, c'est égal, je commence à comprendre pourquoi ce pauvre professeur prédisait autrefois à madame, que monsieur Bébé, comme on persiste à l'appeler, ne ferait jamais qu'un petit mauvais sujet. Il vient d'avoir dix-huit ans, et c'est bien le plus affreux scélérat qui existe ; enfin, moi, ça ne me regarde pas, je vais faire mes fricassées. (Il sort en dansant et en chantant.)

MADAME LENGLUMÉ, parlant à la cantonade. - Allons, voyons, Duflanc, dépêchez-vous donc ! Qu'est-ce que vous faites ?

DUFLANC, dans la coulisse. - Oui, madame ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Ne me répondez pas comme ça, je n'aime pas ça !

DUFLANC, dans la coulisse. - Bien, madame !

MADAME LENGLUMÉ. - Vous tairez-vous, s'il vous plaît, ou je vous donne vos huit jours !... C'est que je le ferais comme je le dis. Qu'est-ce qu'il racontait donc ? J'entendais qu'il parlait de Bébé, de ce vieux professeur. Je m'en souviens encore, de ce pauvre professeur, qui avait l'aplomb de me prédire que Bébé ne ferait jamais qu'un mauvais sujet. Si ce monsieur le voyait aujourd'hui, comme il serait surpris ! Bébé vient d'avoir dix-huit ans ; c'est le plus charmant garçon qui existe : rangé, sérieux, travailleur, intelligent.. Il n'est pas très instruit, par exemple ; non, je n'ai pas voulu forcer sa petite tête, je craignais toujours de le faire tomber malade. Tiens, le voilà justement. Bébé, venez embrasser maman tout de suite !

ERNEST. - Bonjour, m'man. (Ils s'embrassent avec beaucoup d'exagération.)

MADAME LENGLUMÉ. - Bonjour, mon chéri. Mais dis-moi, qu'est-ce que tu as donc fait hier soir ? tu es rentré bien tard ! 


ERNEST. - Je suis allé me promener avec des amis. 

MADAME LENGLUMÉ. - Des jeunes gens gentils, n'est-ce pas ? 

ERNEST. - Oui, m'man, des jeunes gens comme moi ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Cher trésor ! Te reste-t-il encore un peu d'argent ? 

ERNEST. - Pas beaucoup, m'man ! 

MADAME LENGLUMÉ. - Viens avec moi, je vais t'en donner. (Elle le prend par le cou, et ils sortent.)

ERNEST, revenant seul, parlant à la cantonade. - Merci, m'man. (Au public.) Elle est bonne, m'man. — Ah ! c'est égal, ça ne suffit pas, sa trop grande bonté. Je prévois une catastrophe. Il y a longtemps que l'orage menace ; je suis sûr que c'est aujourd'hui que ça va éclater. Voyons, il ne faut pas perdre la tête ; il n'y a que le petit Benjamin, mon filleul, qui puisse me sauver de là : c'est le fils de la concierge, un vrai gamin de Paris, celui-là. Je suis sûr qu'en me confiant à lui j'écarterai le danger. Tiens, le voilà justement. (Appelant.) Benjamin ! 

BENJAMIN. - Voilà, m'sieur Ernest !

ERNEST. - Dis-moi, mon petit Benjamin, il faut que tu me rendes un service. 

BENJAMIN. - Bien, m'sieur Ernest, avec plaisir ! 

ERNEST. - Tu sais ce que c'est qu'un créancier ?

BENJAMIN. - Oui, m'sieur, j'ai vu ça dans le dictionnaire.

ERNEST, avec mélancolie. - Moi, j'ai vu ça autre part que dans le dictionnaire !Écoute, ce sont des gens qui m'ont prêté de l'argent, et comme je n'ai pas pu les rembourser en temps voulu, ils ont dit qu'ils allaient venir trouver maman aujourd'hui ; par conséquent, si tu peux les apercevoir avant qu'ils parviennent jusqu'à elle, tu t'armeras du manche à balai de madame ta mère et pif... paf... vlan ! Tu comprends ? Vas-y de bon coeur ! 

BENJAMIN. - Oh ! soyez tranquille, monsieur Ernest, ça va m'amuser ! (Il sort.) 

ERNEST. - Évidemment, il m'est tant dévoué ; avec lui je peux être tranquille. (Il sort.)

BENJAMIN. - (Il revient avec un bâton.) Ça va joliment me distraire, cette affaire-là. Je n'ai jamais vu ça de près, moi, un créancier. Aussi, le premier qui se présente, je vais lui donner un acompte. (Il fait le moulinet avec son bâton. monsieur Filochard, entrant à ce moment, reçoit un formidable coup sur la tête. Il tombe sur la tablette, et Benjamin se cache.)

FILOCHARD. - Qu'est-ce que c'est que ça donc ? 

BENJAMIN, ne montrant que sa tête et la retirant aussitôt. - Oh ! Une tête de singe !

FILOCHARD. - En voilà, des manières ! 

BENJAMIN, même jeu. - C'est votre jour de sortie au Jardin des plantes ? 

FILOCHARD. - Quel grossier personnage ! (Benjamin lui donne un coup de bâton sur la tête et se sauve.) Sans doute quelque domestique payé pour m'assommer. Ça ne fait rien, je résisterai, et si je suis tué, et que je n'en meure pas, je viendrai quand même réclamer ce qui m'est dû. Quand, on pense qu'il y a deux mois j'ai prêté cinq-mille euros à ce jeune homme, et il n'y a pas possibilité de rentrer dans mes fonds ! Aussi je suis décidé à tout, à tout, à tout ! 

BENJAMIN, lui donnant un coup sur la tête et se cachant toujours. - À tout ! 

FILOCHARD. - Décidément, c'est trop fort ! Je veux voir madame Lenglumé immédiatement et lui dire. 

MADAME LENGLUMÉ. - Qu'est-ce qu'il y a donc, monsieur ?

FILOCHARD. - Il y a, madame, que je viens vous trouver pour une affaire très grave.

MADAME LENGLUMÉ. - Parlez vite, s'il vous plaît, monsieur, parce que je suis très pressée ; j'allais sortir.

FILOCHARD. - Oui, madame. Étant moi-même très pressé, je vais, mettre la plus grande précipitation pour vous dire ce qui m'amène. 

 




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