PIERROT. - Lui ! Il ne connaît rien !
POLICHINELLE. - Et le calcul ? Tu ne dois pas être ferré sur le calcul.
PIERROT. - Mais si ! Moi, d‘abord, je sais tout sans avoir rien appris.
POLICHINELLE. - Voyons ça !
PIERROT. - Eh bien interroge-moi !
POLICHINELLE. - Sais-tu faire une addition ?
PIERROT. - Une addition ! c‘est bien facile ! Tiens ! tout à l‘heure, avec mes nouveaux camarades, nous étions dix à jouer aux billes. Seulement, moi, je n‘en avais pas et pourtant je voulais jouer avec les autres ; alors j‘en ai emprunté une à chacun d‘eux. Ça m‘en a fait dix. Voilà l‘addition !
POLICHINELLE. - C‘est juste ! Et la soustraction ?
PIERROT. - C‘est bien simple ! Je ne leur en ai rendu que huit.
POLICHINELLE. - Ce qui fait que tu leur en as soustrait deux.
PIERROT. - Évidemment !
POLICHINELLE. - Mais ce n‘est pas tout ? Et la multiplication maintenant ? Comment t‘en es-tu tiré ?
PIERROT. - Pas trop mal. J‘ai joué avec les deux billes qui me restaient et je leur en ai gagné vingt !
POLICHINELLE. - Vingt ?
PIERROT. - Oui, vingt ! C‘est la multiplication !
POLICHINELLE. - Bravo ! Mais la division ?…
PIERROT. - Il y avait deux manières de la faire. La plus simple était de leur rendre à chacun deux billes, mais je n‘y ai pas songé un seul instant. J‘ai préféré garder tout, Alors ils ont été furieux ; ils se sont accusés d‘avoir triché ; je les ai excités ; ils se sont battus, et en fin de compte, eux qui étaient d‘accord auparavant, je les ai laissés divisés !
POLICHINELLE. - C‘est superbe ! Tu sais l‘arithmétique.
PIERROT. - J‘espère bien en apprendre plus long... en jouant.
POLICHINELLE. - Eh bien, va retrouver tes camarades, je vais parler à maître Bafouillard. (Pierrot sort).
SCÈNE XI
POLICHINELLE
Ce petit diable est vraiment très intelligent. Il faudrait pour lui un maître qui sût le prendre. J‘ai grand peur que Bafouillard ne fasse pas mon affaire. Son système, qui consiste à donner plus de récréations que d‘études, m‘irait assez, s‘il s‘occupait des enfants pendant les récréations ; mais il ne s‘en occupe pas, même pendant les études. Alors à quoi sert-il ?
SCÈNE XII
POLICHINELLE, BAFOUILLARD
BAFOUILLARD. - Eh bien, Monsieur Polichinelle, vous avez interrogé votre fils Pierrot ?
POLICHINELLE. - Oui, je viens de l‘interroger et je trouve...
BAFOUILLARD. - Qu‘il ne sait rien !
POLICHINELLE. - Il ne sait rien de ce que vous lui avez appris.
BAFOUILLARD. - En effet ! Je n‘ai pu rien lui apprendre. Cet enfant ne songe qu'à jouer, il n‘écoute personne.
POLICHINELLE. - Et vous concluez de cela ?
BAFOUILLARD. - Qu‘il est ignorant comme une carpe !
POLICHINELLE. - Vous calomniez la carpe, qui n‘est pas si ignorante que vous croyez, car il n‘est pas facile de la prendre.
BAFOUILLARD. - Soit ! Mais je ne vous cache pas que je redoute la présence de votre fils dans mon école, qu‘il a déjà commencé par mettre sens dessus dessous.
POLICHINELLE. - Alors, vous ne voulez pas de lui...
BAFOUILLARD. - J‘ai le plus grand respect pour vous, monsieur Polichinelle ; mais j‘aimerais autant ne pas me charger de l‘éducation de monsieur votre fils.
POLICHINELLE. - Très bien ! monsieur Bafouillard, vous souvient-il que lorsque je vous ai nommé à la direction de l‘école, je vous ai dit que je vous ferais passer un examen ?
BAFOUILLARD. - Je m‘en souviens très bien !
POLICHINELLE. - Cet examen, vous ne l‘avez jamais subi. Aujourd‘hui je viens pour vous le faire passer. Il est bon que je sache si vous possédez assez de connaissances pour en donner à mon fils.
BAFOUILLARD. - Je suis à vos ordres, Monsieur le bourgmestre. Il n‘en est pas moins vrai que votre fils est un âne !
POLICHINELLE. - Un âne ! Je le suis donc aussi, moi qui le trouve savant ! Un âne ! Allons, je vais vous interroger ! Le plus âne des trois est certainement vous ! Sur quoi voulez-vous que je vous interroge ?
BAFOUILLARD. - Sur tout ! Je puis répondre à tout.
POLICHINELLE. - Voyons d‘abord la géagraphie. Parlez-moi de Pékin.
BAFOUILLARD. - Un pékin, c‘est un civil.
POLICHINELLE. - Non, monsieur Bafouillard, c'est la capitale des Chinois. Et les Chinois ?
BAFOUILLARD. - Les chinois ? Des oranges vertes confites au sucre !
POLICHINELLE. - Vous n‘êtes pas fort en géographie ! Ce sont des exotiques sur qui on tape sur l‘échine, oie. Parlons d‘autre chose. Connaissez-vous la géométrie ? Voyons, parlez-moi des angles, nommez m'en un ?
BAFOUILLARD. - L‘Angleterre !
POLICHINELLE. - Vous êtes un idiot ! Voyons maintenant l'histoire. En quelle année a en lieu le commencement du monde ?
BAFOUILLARD. - En l‘an zéro... du moins avant, mais pas après.
POLICHINELLE. - Vous ne savez pas ! Au moins savez-vous le latin ?
BAFOUILLARD. - Parbleu ! le latin : Bonus, Bona, Bonum.
POLICHINELLE. - Bonhomme ! C‘est tout ce qu‘il y a de plus français, un bonhomme ; et vous prenez ça pour du latin ? Allons, vous n‘êtes qu‘un ignorant.
BAFOUILLARD. - Mais, monsieur Polichinelle, je crois que vous m‘insultez !
POLICHINELLE. - Je ne vous insulte pas ! Je vous dégomme, je vous retire votre brevet de maître d‘école. Allez ailleurs crétiniser l‘enfance ; je ne veux plus de vous !
BAFOUILLARD. - Comment ? Moi ? moi, Bafouillard, je serais renvoyé... renvoyé de mon école ? Ah ! Pour le coup, c‘est trop fort, je me vengerai, je me...
POLICHINELLE. - Vous bafouillez, allez-vous en !
(Bafouillard sort).
SCÈNE XIII
POLICHINELLE
Ma foi ! De toutes les décisions que j‘ai prises, voici la plus méritoire. Ce Bafouillard est un âne fieffé, et mon fils Pierrot en sait plus long que lui ; je vais le nommer maître d‘école à sa place. (Appelant.) Pierrot ! Pierrot !
SCÈNE XIV
POLICHINELLE, PIERROT, CLAUDINE
POLICHINELLE. - Arrive ici, Pierrot ; je suis content de l‘examen que je t‘ai fait subir. J‘ai renvoyé Bafouillard et je te nomme maître d‘école à sa place.
PIERROT. - Ah ! merci, papa ! Tu verras comme je ferai bien la classe avec Claudine.
POLICHINELLE. - Claudine ? Qu‘est-ce que c‘est que ça ?
CLAUDINE. - C‘est moi, Monsieur !
POLICHINELLE. - Et quelle classe fais-tu ?
CLAUDINE. - La classe de cuisine !
POLICHINELLE. - C‘est la plus importante. Sais-tu faire les pommes de terre ?
CLAUDINE. - De toutes les façons !
POLICHINELLE. - Alors je te garde !
PIERROT. - Vive la joie !
CLAUDINE. - Et les pommes de terre !
(RIDEAU)
Cette pièce est à rapprocher de l'éducation de Pierrot, du même auteur :
http://theatredemarionnettes.wifeo.com/leducation-de-pierrot.php
Il est intéressant de constater la différence de jeu selon que l'on a affaire à des marionnettes à tringles (jeu inexistant) ou à des marionnettes à gaine (poursuites, lazzi, bastonnades...).