L’INSTRUCTION DE PIERROT
LEMERCIER DE NEUVILLE
Théâtre des marionnettes
http://urlz.fr/6kUm
Comédie en un acte.
Personnages :
POLICHINELLE.
PIERROT.
BAFOUILLARD, maître d‘école.
CLAUDINE, servante de Bafouillard.
Un salon.
SCÈNE PREMIÈRE
BAFOUILLARD, CLAUDINE
BAFOUILLARD, appelant. - Claudine ! Claudine !
CLAUDINE. - Me voici, monsieur !
BAFOUILLARD. - Il faut dire : monsieur Bafouillard, afin d‘apprendre mon nom aux personnes qui ne me connaissent pas.
CLAUDINE. - À quoi ça peut-il vous servir ?
BAFOUILLARD. - Je ne sais pas, mais ce n‘est pas inutile ; d‘abord, rien n‘est inutile dans la vie. Je t‘ai appelée, ma chère enfant, pour te faire quelques questions.
CLAUDINE. - Allez-y, pendant que vous y êtes.
BAFOUILLARD. - Eh bien, ma pension est renommée, n‘est-ce pas ?
CLAUDINE. - Je crois bien, Monsieur : c‘est la première du pays ! (à part) avec ça qu'il n‘y en a pas d‘autre.
BAFOUILLARD. - Il faut donc que je contienne cette renommée ! Or, je me suis laissé dire que la cuisine était un peu négligée.
CLAUDINE. - Négligée, monsieur ? Vous osez me dire cela, à moi qui suis cordon bleu de première classe !
BAFOUILLARD. - Ce n‘est pas une raison ! Il y a des ignorants dans toutes les classes. Je t‘ai confié l'alimentation de la jeunesse à laquelle je prodigue l‘instruction la plus raffinée ; il ne faudrait pas que sa santé périclitât pendant que je donne une nourriture substantielle à son cerveau.
CLAUDINE. - Je ne connais pas ce Périclitât dont vous parlez ; ce que je puis vous assurer, c‘est que vos petits pensionnaires ont une nourriture abondante.
BAFOUILLARD. - En?n, que leur donnes-tu ?
CLAUDINE. - Le lundi, ils ont des pommes de terre cuites au four ; le mardi, des pommes de terre en purée ; le mercredi, des pommes de terre sautées ; le jeudi, des pommes de terre en salade ; le vendredi, des pommes de terre bouillies ; le samedi, des pommes de terre en croquettes ; et le dimanche, des pommes de terre frites.
BAFOUILLARD. - Très bien ! Mais ce sont toujours des pommes de terre.
CLAUDINE. - C'est ce que je fais le mieux ! Et puis c‘est très nourrissant.
BAFOUILLARD. - Sans doute ! mais ce n‘est pas varié. Désormais, tu alterneras avec des haricots.
CLAUDINE. - Je veux bien. Mais les haricots, c’est plus cher.
BAFOUILLARD. - Tu t‘arrangeras ! Il ne faut pas que dans mon institution, la nourriture du corps soit inférieure à celle de l‘esprit. Je ne suis pas un professeur ordinaire, Claudine ; j“ai une méthode toute particulière d'élever les enfants.
CLAUDINE. - Vraiment, Monsieur ?
BAFOUILLARD. - Oui. Je ne leur apprends rien de peur de les fatiguer.
CLAUDINE. - Alors, ils ne savent rien ?
BAFOUILLARD. - Si. Ils savent ce qu‘on leur apprend ailleurs. Sache bien une chose, Claudine ; c‘est que le premier en classe est souvent le dernier dans le monde. Et puis, il faut se méfier des hommes supérieurs, parce qu’ils humilient ceux qui les entourent. Quelle heure est-il, Claudine ?
CLAUDINE. - Moins le quart, Monsieur.
BAFOUILLARD. - Moins le quart ! Mais ce n'est pas une heure.
CLAUDINE. - Non ! Mais si je savais l'heure, j'aurais une supériorité sur vous, et cela ne vous conviendrait pas.
BAFOUILLARD. - Tu plaisantes, friponne ! Va à tes fourneaux ; moi, je vais me préparer à recevoir le seigneur Polichinelle, notre bourgmestre, qui doit m'amener son fils Pierrot, un mauvais sujet dont il ne peut rien ; mais, grâce à ma méthode, j‘en viendrai à bout. Allons,va !
(Claudine sort.)
SCÈNE II
BAFOUILLARD
Ce n‘est pas que je sois satisfait de recevoir maître Polichinelle ! C‘est un homme mal élevé, plein de défauts et peu sociable ; mais c‘est notre bourgmestre ; nous dépendons de lui ; il faut donc baisser pavillon et lui faire bon accueil. Cette courtisanerie forcée me répugne ! Son fils Pierrot doit être un petit crétin, et je le rendrai à son père tel qu‘il me l‘aura donné ; je tâcherai qu‘il ne s‘ennuie pas trop chez moi, et lui donnerai les premiers prix. Le père, tout en sachant qu‘il n‘en a mérité aucun, en sera très flatté. Les voici.
SCÈNE III
BAFOUILLARD, POLICHINELLE, PIERROT
BAFOUILLARD. - Monsieur le bourgmestre, j‘ai bien l‘honneur...
POLICHINELLE. - Bonjour ! bonjour ! Bafouillard ! Eh bien, votre école ? En êtes-vous content ?
BAFOUILLARD. - Très content ! Mes petits élèves font merveille ! Ils jouent au cerceau, à la corde, à la toupie, aux billes, aux barres ; ils sont endiablés ! Aussi se portent-ils bien.
POLICHINELLE. - Cristi ! Ça doit être amusant !
BAFOUILLARD. - Très amusant !
POLICHINELLE. - Mais dans les classes, sont-ils aussi avancés ?
BAFOUILLARD. - Là, ils se reposent. Vous savez, Monsieur Polichinelle, que je suis partisan de l‘éducation moderne. Ce que j‘évite le plus, c‘est le surmenage.
POLICHINELLE. - J‘entends bien ! Ainsi, à l'heure du travail, ils ne travaillent pas.
BAFOUILLARD. - C‘est peut-être trop dire ! ils travaillent, mais sans s‘en apercevoir.
POLICHINELLE. - C‘est assez curieux ! Enfin, je vais me rendre compte de votre système, car je vous amène mon fils, dont je n‘ai pu rien faire jusqu‘à présent.
BAFOUILLARD. - Que sait-il ?
POLICHINELLE. - Il ne sait rien ! Mais il a des notions de tout. C‘est insuffisant !
BAFOUILLARD. - Peut-être pas ! Enfin, nous verrons bien.
POLICHINELLE. - Vous devez comprendre, Monsieur Bafouillard, que le fils du bourgmestre doit être le premier de sa classe.
BAFOUILLARD. - Et même de l‘école !
POLICHINELLE. - Parfaitement ! Vous m‘avez compris. Il faut donc, en très peu de temps, le mettre à même d‘être supérieur à ses camarades.
BAFOUILLARD. - Oh ! il n‘aura pas de peine ! (à part.) Les autres sont des ânes !
POLICHINELLE. - S‘il ne marche pas droit, ne ménagez pas les punitions.
BAFOUILLARD. - Je n‘en donne jamais !
POLICHINELLE. - Vraiment ? Comment faites-vous, alors, pour vous faire obéir ?
BAFOUILLARD. - Dans mon système, j‘estime qu‘une punition est toujours humiliante. Or, un enfant humilié devient toujours rebelle ; on n‘en tire plus rien. Donc, quand un enfant a fait mal, je le récompense.
POLICHINELLE. - Vous m‘étonnez !
BAFOUILLARD. - Suivez bien mon raisonnement. L‘enfant est un être très intelligent et très logique. L‘enfant récompensé pour avoir fait mal, réfléchit ; il se dit qu‘il ne mérite pas la récompense, et fait alors tous ses efforts pour la mériter.
POLICHINELLE. - Croyez-vous ?
BAFOUILLARD. - J‘en suis sur ! Tous les jours j‘en ai la preuve !
POLICHINELLE. - Je le désire ! J'ai grand peur que Pierrot n‘ait pas une si bonne nature.
PIERROT. - Si, papa ! Je ferai tout pour être récompensé.
POLICHINELLE. - Enfin, Monsieur Bafouillard, je vous le laisse ! Je reviendrai tantôt pour voir s‘il a profité de vos leçons.
PIERROT. - Adieu, papa !
POLICHINELLE. - Adieu, mon enfant. (Polichinelle sort.)
SCÈNE IV
BAFOUILLARD, PIERROT.
BAFOUILLARD. - Eh bien, mon jeune ami, vous voici donc à l‘école ? Cela vous fait-il plaisir ?
PIERROT. - Mais oui. Au moins on ne criera pas toujours sur moi.
BAFOUILLARD. - Cela dépendra de vous. Vous ne savez pas grand chose, paraît-il ?
PIERROT. - Oh ! Oh ! Pas grand chose ! Je sais faire des farces !
BAFOUILLARD. - Des farces ! Cela n‘est pas compris dans mon programme universitaire ; mais c‘est égal ! Voyons, faites-moi une farce !
PIERROT. - Tiens ! Voici papa qui revient !
BAFOUILLARD, se détournant. - Où ça ! Je ne le vois pas !
PIERROT. - C‘est une farce !
BAFOUILLARD. - Ah ! ah ! Très bien ! Très spirituel. Mais toute la science ne consiste pas en des farces ; dites-moi, vous savez lire ?
PIERROT. - Très bien ! Je connais mon alphabet depuis A jusqu‘à Z.
BAFOUILLARD. - C‘est déjà quelque chose ! Savez-vous compter ?
PIERROT. - Je connais tous les contes de fées.
BAFOUILLARD. - Je vous parle de l‘arithmétique.
PIERROT. - Je ne connais pas celui-là.
BAFOUILLARD. - Eh bien, celui-là je vous l‘apprendrai.
PIERROT. - Oh ! mais il ne faut pas m‘apprendre tout à la fois, ça me brouillerait.
BAFOUILLARD. - Savez-vous la musique ?
PIERROT. - Parfaitement ! Voulez-vous que je vous chante une petite chanson ?
BAFOUILLARD. - Ça me fera plaisir ! (à part) Donnons-lui con?ance en l‘écoutant.
PIERROT. - Eh bien voilà ! C‘est très joli ! (Il chante une chanson).
AIR : Mon père m‘a donné un mari
.I
Il était un vieux professeur,
À la figure
Caricature,
Lequel ne m‘a jamais fait peur,
Quoiqu‘il fut pas mal disputeur.
II
Il grognait du matin au soir,
Il était rogue
Comme un dogue,
Et, comme il voyait tout en noir,
On l‘envoyait toujours s‘asseoir !
III
Or, un beau jour, on avait mis
Dans sa perruque,
Près de la nuque,
Un carnet rempli de fourmis
Qui lui firent jeter des cris !
IV
Une autre fois, pendant la nuit,
À la sonnette
De sa chambrette,
Ce fut un chat qu‘on suspendit,
Et cet animal le mordit.
V
Et, comme il mangeait avec nous,
Dans son assiette,
Mais en cachette,
Nous mettions du sable et des clous,
Ce qui le mettait en courroux.
VI
Enfin, un jour, notre grondeur
Pâlit, se pâme,
Et puis rend l‘âme !
Ce fut pour nous un grand bonheur !
On n‘avait plus de professeur !