BAFOUILLARD. - Vous avez une jolie voix ! Mais elle n‘est pas juste et vous n‘allez pas en mesure.
PIERROT. - Est-ce que vous connaissiez cette chanson-là ?
BAFOUILLARD. - Pas du tout !
PIERROT. - Eh bien, pourquoi dites-vous que je ne vais pas en mesure ?
BAFOUILLARD, à part. - Il est bête comme tout, cet enfant ; je n‘en ferai rien.
PIERROT. - Il faut toujours que les maîtres trouvent à redire. Je parie que vous ne savez pas danser comme moi ?
BAFOUILLARD. - Ah ! il y a longtemps que je ne daube plus !
PIERROT. - Et la marelle ? Connaissez-vous la marelle ? On saute à cloche pied en poussant un petit caillou.
BAFOUILLARD. - J‘avoue que je connais pas la marelle.
PIERROT. - Vous voyez bien ! Savez-vous sauter à la corde ?
BAFOUILLARD. - Je n‘ai jamais essayé ; mais je ne pense pas !
PIERROT. - Alors vous ne savez rien ! Qu‘est-ce que vous voulez donc m‘apprendre ?
BAFOUILLARD. - Mais la grammaire, le calcul, l‘histoire, la géographie.
PIERROT. - Ça, c‘est pour les grandes personnes ! Aux enfants ce sont les jeux qu‘il faut apprendre Est-ce que vos autres pensionnaires ne jouent jamais ?
BAFOUILLARD. - Mais si, à l‘heure des récréations.
PIERROT. - Eh bien, menez-moi jouer avec eux ?
BAFOUILLARD. - Plus tard ! Ce n‘est pas l‘heure de la récréation ! (À part). Ce petit diable-là va me gâter tout mon pensionnat. J‘ai grande envie de le rendre a son père ; en tout cas je ne le garderai pas longtemps.
PIERROT. - Eh bien, alors, qu‘est-ce que je vais faire maintenant ?
BAFOUILLARD. - Voulez-vous travailler ?
PIERROT. - Travailler ! Moi ? Pourquoi faire ? Papa est riche, je n‘ai pas besoin de travailler.
BAFOUILLARD, à part. - Cet enfant est insupportable, je ne le garderai à aucun prix ! (Haut) En ce moment, mes autres élèves travaillent, restez donc ici et amusez-vous !
PIERROT. - Ça me va !
BAFOUILLARD. - Et ne faites pas trop de bruit ! (Il sort).
SCÈNE V
PlERROT, puis CLAUDINE.
PIERROT. - Amusez-vous ! Et il m'a laissé seul ? Ah ! Ça, mais il ne connaît rien, ce professeur-là ? Est-ce qu‘on s‘amuse seul ? Il n'a donc jamais joué ? Je parie qu‘il est né vieux, avec du tabac dans le nez et un mouchoir à carreaux dans la poche !
CLAUDINE, entrant en appelant. - Monsieur Bafouillard ! Monsieur Bafouillard !
PIERROT. - Tiens ! une grande petite fille ! Approche-ici : comment t‘appelles-tu ?
CLAUDINE. - Moi ! Je m‘appelle Claudine !
PIERROT. - Tu es très gentille ! Moi, je me nomme Pierrot ! Et tu vas jouer avec moi.
CLAUDINE. - Ah ! mais, c‘est que je n‘ai pas le temps !
PIERROT.- Tu n‘as pas le temps ? Qu‘est-ce que tu as donc à faire ?
CLAUDINE. - Mais la cuisine, donc !
PIERROT. - C‘est-il amusant de faire la cuisine ?
CLAUDINE. - Ça ne m‘ennuie pas, parce que je sais la faire.
PIERROT. - Il faudra que tu m‘apprennes, nous ferons la cuisine ensemble. Tu verras, nous ne nous ennuierons pas ! Je suis très drôle. J‘éplucherai les pommes de terre et toi, tu les feras cuire ; et puis nous ferons des farces ; je t‘apprendrai. Tiens ! Quand tu feras cuire des lentilles, je mettrai dedans une pincée de sable ! Les petits se casseront les dents ; ça sera très gai ! Ou bien nous mettrons de la rhubarbe dans les ragoûts ! Voilà qui sera drôle !
CLAUDINE. - Oui ! mais moi, je serai grondée.
PIERROT. - Alors, joue avec moi tout de suite.
CLAUDINE. - Mais, Monsieur Pierrot.
PIERROT. - Allons ! Allons ! Cours ! Je vais t‘attraper.
CLAUDINE. - Mais je vous dis : ce n‘est pas possible !
PIERROT. - Attends ! Attends ! Si tu ne cours pas, je vais te battre.
CLAUDINE. - Ah ! mais non ! j‘aime mieux courir ! (Elle court et Pierrot la poursuit.)
PIERROT, l'attrapant au bout d‘un moment. - Tiens ! Tu es prise ! Je cours mieux que toi.
CLAUDINE. - Je suis tout essoufflée !
PIERROT. - Ça ne fait rien ! À ton tour, cours après moi ; je parie que tu ne m‘atteindras pas.
CLAUDINE. - Quel petit diable vous faites ! (Elle court après Pierrot qui fait de nombreux détours ; en?n elle l'attrape.) Vous êtes pris !
PIERROT. - Ce n‘a pas été sans peine ! C‘est égal ! Tu cours bien ! Nous recommencerons !
CLAUDINE. - Oui ! Mais une autre fois ! Je n‘en puis plus.
PIERROT. - Nous allons jouer à une autre chose.
CLAUDINE. - Non ! non ! je n‘ai pas le temps !
PIERROT. - Tu ne vas pas me laisser seul ?
CLAUDINE. - Je vous dis que j‘ai mon ouvrage à faire.
BAFOUILLARD, dans la coulisse. - Claudine ! Claudine !
CLAUDINE. - Vous voyez que Monsieur m‘appelle !
PIERROT. - Qu‘il aille au diable !
CLAUDINE, s‘échappant. - Adieu, monsieur Pierrot ! (Claudine sort.)
SCÈNE VI
PIERROT, puis BAFOUILLARD.
PIERROT. - À quoi vais-je jouer, maintenant ? je suis tout seul ! Ah ! je vais leur faire encore une farce ! (Il crie.) Au feu ! Au feu !
BAFOUILLARD, entrant. - Au feu ! Où est le feu ? Qui a crié au feu ?
PIERROT, riant bêtement. - Je ne sais pas !
BAFOUILLARD. - C‘est encore une farce que vous avez faite ?
PIERROT. - Peut-être bien.
BAFOUILLARD. - Eh bien, mon petit ami, outre qu‘elle n‘est pas drôle, il ne faut pas vous y habituer. Vous avez beau être le fils de notre bourgmestre, Monsieur Polichinelle, je vous punirai plus que les autres, parce que vous devez montrer l‘exemple.
PIERROT. - Papa va revenir tout à l‘heure ; punissez-moi donc un peu, pour voir.
BAFOUILLARD. - Taisez-vous ! Et allez retrouver vos petits camarades, qui sont en récréation. Puisque vous aimez à jouer, vous allez vous satisfaire.
PIERROT. - J‘ te crois, mon petit père ! (Il sort en courant.)
SCÈNE VII
BAFOUILLARD
Je ne ferai jamais rien de cet enfant-là. Je vais le rendre à son père. Cependant, il faut faire attention. Monsieur Polichinelle est notre bourgmestre ; c‘est lui qui m‘a donné ma place de maître d‘école ; il pourrait bien me la retirer ! Et, d‘un autre côté, si je garde son fils, il va mettre toute la classe en révolution. Je ne pourrai plus en venir à bout ! Je suis très perplexe ! Ma foi, tant pis ! je vais lui dire toute la vérité. Le voici.
SCÈNE VIII
BAFOUILLARD, POLICHINELLE
POLICHINELLE. - Eh bien, maître Bafouillard, avez vous fait quelque chose de mon fils ?
BAFOUILLARD. - À vous dire vrai, monsieur Polichinelle, je n‘ai pu en venir à bout ; il ne songe qu'à jouer.
POLICHINELLE. - C‘est de son âge.
BAFOUILLARD. - C‘est vrai ! Mais vous ne l‘avez pas conduit chez moi pour jouer ; or, il ne veut pas faire autre chose.
POLICHINELLE. - Vous n‘avez peut-être pas su vous y prendre. Cet enfant est jeune ; c‘est pourquoi il est un enfant ; il aime le jeu ; c‘est naturel ! Et bien, c‘est par le jeu qu‘il faut l‘instruire. Où est-il maintenant ?
BAFOUILLARD. - Il joue avec ses camarades.
POLICHINELLE. - Faites-le moi venir, je vais l‘interroger. Je suis sûr qu‘il a déjà fait des progrès.
BAFOUILLARD. - Je veux bien ! Mais vous le trouverez aussi ignorant que lorsque vous me l‘avez amené ici.
POLICHINELLE. - Nous verrons bien ! Allez, maître Bafouillard (Bafouillard sort.)
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SCÈNE IX
POLICHINELLE
Tous ces professeurs sont des ânes. Et celui-ci surtout. Je m‘en doutais bien. Mon fils Pierrot est un paresseux et un écervelé, je le sais bien ; mais il est intelligent, et c‘est cette intelligence qu‘il faut cultiver. Il a des défauts nombreux, je le reconnais ; mais il faut s‘en servir pour les transformer en qualités ! J‘en suis la preuve ! Moi, Polichinelle, j‘ai un nombre incalculable de défauts, c‘est connu ! Et bien, ils ont servi à me faire nommer bourgmestre. Je suis gourmand, j‘ai donné de bon dîners ; je suis menteur, on a cru tout ce que je disais ; je suis intrigant, cela m‘a valu des partisans ; je suis batailleur, on n‘ose plus se frotter à moi ; et l‘on dit : Monsieur Polichinelle, reçoit bien, parle bien, il est habile et sait se fait respecter. Qu‘on en dise autant de mon fils, un jour, et c‘est tout ce qu‘il me faut !
SCÈNE X
POLICHINELLE, PIERROT
PIERROT. - Tu es venu me voir, papa ?
POLICHINELLE. - Oui ! Je suis venu voir par moi-même si tu avais déjà fait des progrès.
PIERROT. - Tiens ! Des progrès, j‘en fais toujours.
POLICHINELLE. - Aussi, je vais t‘interroger.
PIERROT. - Sur quoi ?
POLICHINELLE. - Sur la grammaire.
PIERROT. - J‘aimerais mieux sur l‘alphabet.
POLICHINELLE. - Eh bien soit ! sur l‘alphabet. Le connais-tu seulement, l‘alphabet ?
PIERROT. - Je ne connais que ça ! Avec l‘alphabet on peut tout dire, tout écrire.
POLICHINELLE. - C‘est vrai ! Mais encore faut-il savoir s‘en servir.
PIERROT. - Eh bien, interroge-moi, je vais te répondre.
POLICHINELLE. - Tu m‘as l‘air bien sûr de toi ! D‘abord, qu‘est-ce que l‘alphabet ?
PIERROT. - Des lettres.
POLICHINELLE. - Bien. Et avec ces lettres on fait des mots.
PIERROT. - Non ! Les lettres sont des mots à elles toutes seules.
POLICHINELLE. - Vraiment ! Explique-moi donc ça ?
PIERROT. - Eh bien, quand tu ne commandes et que je ne veux pas obéir, que dis tu ?
POLICHINELLE. - Obéissez !
PIERROT. - Parfaitement ! Et ça fait quatre lettres : 0. B, I, C.
POLICHINELLE. - C‘est ma foi vrai !
PIERROT. - Et si je résiste, tu me dis : cédez ! ça fait deux lettres : C. D.
POLICHINELLE. - Et quand tu travailles ?
PIERROT. - Et bien je suis occupé. Trois lettres : O, Q, P.
POLICHINELLE. - Et quand je t‘embrasse ?
PIERROT. - Et bien, je suis aimé : Deux lettres : M, É. Autant que lorsque tu me grondes et m‘envoies promener : alors je suis A. I.
POLICHINELLE. - C‘est très bien ! Mais tu ne saurais pas faire une phrase avec des mots.
PIERROT. - Tu crois ? C‘est très facile ! Tiens voici une phrase entière : L.N.N.É. 0.P.I, L.I.R.S.T, L.I.A.É.T.L.V, L.l.A.V.Q. É.I.É. D.C.D. (Hélène est née au pays, elle y est restée, elle y a été élevée, elle y a vécu et y est décédée).
POLICHINELLE. - Parfait ! Mais où as-tu appris tout cela ?
PIERROT. - Avec mes camarades ! C‘est un jeu bien amusant ! C‘est à qui trouvera un mot avec des lettres ! Et tu vois qu‘il y en a beaucoup.
POLICHINELLE. - Tu me dis que tu joues à ce jeu avec les camarades, mais tu les connais à peine.
PIERROT. - Ah ! ce ne sont pas ceux-là ; mais, dans la pension où j‘étais avant, on ne jouait qu‘à ça. Pendant la classe on causait sans ouvrir la bouche en se montrant seulement des petits papiers, sur lesquels on avait écrit les lettres. Ainsi, nous étions surveillés par un abbé ; pour nous avertir de sa présence, on montrait un papier ou l‘on avait tracé un A et un B. On savait ce que cela voulait dire, - Quand on voulait faire du bruit avec les pieds, on montrait le papier A.J.T. et tout le monde agitait les pieds ; si l‘on voulait ouvrir la fenêtre, c‘était le papier A.R.É. Ah ! nous n‘étions pas embarrassés ! Parfois tout le monde remuait ses pupitres au signal K.O.T ; on se coulait sous les tables à cet autre : A.B.C. Et quand on avait fait une caricature du surveillant sur le tableau, s‘il survenait soudain. on la faisait disparaître avec le signal F.A.C. C‘est inoui tout ce qu‘en peut dire avec tous ces petits papiers-là.
POLICHINELLE. - Je m‘en aperçois ! Mais je ne crois pas que maître Bafouillard soit satisfait de cette façon d‘apprendre la grammaire.