THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

L'ÉDUCATION DE PIERROT

Lemercier de Neuville

1898

BASTONNADE EN UN ACTE

Personnages :

CASSANDRE, père de Pierrot.
POLICHINELLE, professeur.
PIERROT.
FRANCINE, servante de Polichinelle.
UN GENDARME.

 


Une chambre.
 


SCÈNE PREMIÈRE


FRANCINE


FRANCINE. - Mon Dieu, quelle baraque de maison que celle de monsieur le marquis de Polichinelle ! Du matin jusqu'au soir ce sont des cris, du bruit, de la vaisselle cassée, des cloisons démolies ; on dirait d'une ville au pillage ! Cependant je n'ai que deux maîtres à soigner, lui et monsieur Pierrot dont il fait l'éducation, à ce qu'il dit, et qui deviendra un chenapan s'il suit les conseils de son maître. Ah ! si je trouvais une autre place, comme je les lâcherais là ! (On entend la voix de Polichinelle.) Voici monsieur qui vient par ici. Gare là-dessous !



SCÈNE II


FRANCINE. POLICHINELLE, entrant par la droite.



POLICHINELLE, criant. - Francine ! Francine ! Francine ! Pourquoi a-t-on desservi la table ?


FRANCINE. - Mais monsieur...


POLICHINELLE. - Vous le voyez, Francine, je suis calme ! Pourquoi a-t-on déjà desservi la table ? Je voulais donner à mon élève une leçon de fourchette.


FRANCINE. - Mais monsieur, vous venez de déjeuner ensemble, j'ai cru que la leçon était donnée.


POLICHINELLE. - Je la donne toujours deux fois, pour qu'il apprenne mieux.


FRANCINE. - C'est aussi, monsieur, que je n'ai plus rien à vous donner à manger.


POLICHINELLE. - Plus rien ! Vous n'avez donc pas été au marché ?


FRANCINE. - Si, monsieur ! Mais nous l'avons dévalisé, le marché ! Il n'y a plus de poisson, il n'y a plus de gibier, il n'y a plus de légumes, il n'y a plus de viande, il n'y a plus de fruits quand nous avons passé par là ! La ville s'en plaint, monsieur, elle est menacée de la famine ! Tout le monde devient maigre que ça fait pitié ! Il n'y a qu'ici qu'on engraisse !


POLICHINELLE. - Je vois bien, coquine, que vous me contez là des histoires. Et y a-t-il encore du vin dans la cave ?


FRANCINE. - Oui, monsieur, mais pas beaucoup.


POLICHINELLE. - Comment ! Pas beaucoup ! Mais qui donc l'a bu ?


FRANCINE. - Vous, monsieur, vous ! Et monsieur Pierrot votre élève.


POLICHINELLE. - Voilà qui me paraît surprenant !


FRANCINE. - Pas à moi, monsieur ; vous buvez toute la journée.


POLICHINELLE. - Que voulez-vous dire par là ? Voudriez-vous insinuer que je suis un ivrogne ?


FRANCINE. - Je ne dis pas cela, monsieur.


POLICHINELLE. - Apprenez ceci : Un ivrogne se grise, moi, je bois tout le temps et je ne me grise jamais ! Mais assez de bavardage, descendez à la cave et apportez-moi deux bouteilles de vin, bien frais et bouché... que vous déboucherez.


FRANCINE, allant sortirOui, monsieur.


POLICHINELLE. - Attendez ! En même temps, vous direz à monsieur Pierrot de venir prendre sa leçon de bouteille.


FRANCINE. - Oui, monsieur !


POLICHINELLE. - Et dépêchez-vous ! Parce que j'ai soif !


FRANCINE. - Oui, monsieur ! Monsieur n'a plus rien à me dire ?


POLICHINELLE, la bousculant. - Voulez-vous bien vous en aller, et revenir tout de suite avec les bouteilles ! Un gosier altéré n'a pas d'oreilles !


FRANCINE. - Oh ! J'y vas ! J'y vas ! (Elle sort par la gauche.)


 

SCÈNE III


POLICHINELLE, seul.

 

Jamais de la vie on n'aura vu d'éducation plus soignée que celle que je donne à ce petit Pierrot. Il mangera comme quatre, boira comme six et se battra comme dix ! Ce sera un homme ! Quel aimable enfant ça fait déjà ! Il est tapageur, querelleur, menteur, gourmand, voleur, ivrogne ! Encore quelques leçons et il sera parfait ! (Francine apporte les deux bouteilles et deux verres et pose le tout sur la table.) Ah ! Voilà le vin ! C'est bien ! Laissez-moi ! (Francine sort.) Voyons donc un peu ce qu'il dit, ce vin-là ! (Il se verse à boire et boit.) Hé ! Hé ! il est assez éloquent !



SCÈNE IV


POLICHINELLE. PIERROT, entrant par la gauche.
 


PIERROT entre en pleurant et se tient le ventreOh ! la, la ! Oh ! la, la ! Oh ! la, la !


POLICHINELLE. - Tiens ! Tiens ! Tiens ! Qu'est-ce que tu as donc ?


PIERROT. - Ah ! monsieur ! Ah ! monsieur !


POLICHINELLE. - Est-ce qu'on t'aurait flanqué une tripotée ?


PIERROT. - Non ! Non ! C'est pas çà ! J'ai trop mangé, j'ai une indigestion ! Oh ! la, la ! mon ventre ! mon ventre !


POLICHINELLE. - Mais, malheureux ! C'est que tu n'as pas assez mangé ! Comprends donc bien ce que c'est qu'une indigestion : c'est un repas qui ne passe pas ! Pousse-le et il ne te fera plus mal ! Mais si tu le laisses en route...

PIERROT. - Oh ! La, la ! Tout tourne ! J'ai mal au cœur ! Oh ! mon ventre ! mon ventre ! mon ventre !


POLICHINELLE. - Je vois qu'il faut que je vienne à ton secours ! Voici du vin excellent, avale-moi cette bouteille, je vais en faire autant tout à l'heure. (Il met la bouteille sur la bouche de Pierrot.)


PIERROT. - Assez ! assez ! assez ! Oh ! ça brûle ! Ça retourne ! Ça retourne !


POLICHINELLE. - Qu'est-ce que je te disais ! Ça tourne d'abord, ça retourne ensuite ! Ça fait qu'on se trouve bien ! Bois encore !


PIERROT. - Ah ! Mais j'en ai assez !


POLICHINELLE. - Veux-tu boire ?


PIERROT. - Non !


POLICHINELLE. - Tu ne veux pas boire ?


PIERROT. - Non !


POLICHINELLE, le battant avec la bouteille. - Ah ! Coquin ! Tiens ! Attrape ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tu boiras ou tu diras pourquoi. Ah ! Pendard ! En as-tu assez ! Je reviendrai tout à l'heure te donner une leçon de bâton et, si tu n'obéis pas, méfie-toi ! (Il sort par la gauche.) 

 


SCÈNE V

PIERROT, seul.

 

PIERROT. - Il est parti ! Sapristi comme il y allait ! J'ai cru qu'il allait me casser La caboche ! Ça a fait passer mon déjeuner ! C'est qu'il cogne pour de bon, monsieur Polichinelle ! Il n'y va pas de main morte ! Pourvu qu'il n'aille pas se figurer que je n'aime plus à boire ! Il me renverrait chez papa et là on met toujours de l'eau dans le vin, et on ne mange pas trop et il faut se tenir tranquille. Voilà qui ne ferait pas mon affaire ! (Cassandre entre.Tiens ! voici papa ! Est-ce qu'il aurait déjà averti ?



SCÈNE VI


PIERROT, CASSANDRE, entrant par la droite.



CASSANDRE. - Bonjour, mon fils, je viens voir où tu en es de tes études. Depuis que je t'ai confié à monsieur Polichinelle, mes nombreuses occupations m'ont fait négliger ce devoir, mais je pense que tu as dû faire des progrès.


PIERROT. - Oui ! Papa ! Oh ! oui, papa ! Tu peux m'interroger.


CASSANDRE. - C'est bien mon intention ! Es-tu fort sur la géographie ? Je pense que tu n'as pas étudié en vain.


PIERROT. - En vins ! Je les connais tous : le bourgogne, le bordeaux, le champagne...


CASSANDRE. - Plaît-il ? — Ah ! oui, tu me cites les anciennes provinces de France. J'entends. Pourrais-tu maintenant me nommer les villes qui en faisaient partie.

PIERROT. - En Bourgogne, il y a le Mâcon, le Chablis, dans le Bordelais le Médoc et le Sauterne et dans la Champagne...


CASSANDRE. - Qu'est-ce que tu me dis là ? Voilà une singulière géographie !


PIERROT. - C'est que j'ai appris avec la méthode nouvelle.


CASSANDRE. - Quelle méthode ?


PIERROT. - Mon professeur appelle cela les leçons de choses. Ça fait mieux retenir. Ainsi il me fait travailler à table ; par exemple s'il m'offre de la moutarde, je dois lui répondre : Dijon. — Si c'est du saucisson ? Lyon. — Du pâté ? Strasbourg. — Des biscuits ? Reims. — Des rillettes ? Tours ! Et cetera. Ah ! ce sont des leçons substantielles...


CASSANDRE. - Oui ! oui ! Je vois ! trop substantielles. De ces leçons-là ce que tu retiens le plus c'est la nourriture. Je vais en parler à ton maître.


PIERROT. - Mais papa...


CASSANDRE. - C'est bien, voici qu'il vient de ce côté, laisse-moi avec lui...


PIERROT, à part. - Pourvu, mon Dieu, qu'il ne me fasse pas rentrer à la maison. (Il sort à droite.)

SCÈNE VII

CASSANDRE, POLICHINELLE, entrant par la gauche.



POLICHINELLE. - Ah ! ah ! Vous voilà, monsieur Cassandre ? Vous venez voir votre fils ?


CASSANDRE. - Je l'ai vu, monsieur, et je viens de l'interroger. Je dois vous dire que je ne suis pas satisfait de l'éducation que vous lui donnez.


POLICHINELLE. - Peste ! Vous êtes bien difficile ! J'y mets pourtant tous mes soins.


CASSANDRE. - C'est possible ! Mais je crois que nous n'avons pas les mêmes idées sur l'éducation. Pierrot ne sait rien.


POLICHINELLE. - Ah ! par exemple ! Il sait manger.


CASSANDRE. - Ce n'est pas nécessaire.

POLICHINELLE. - Il sait boire.


CASSANDRE. - C'est bien inutile.


POLICHINELLE. - Il sait se battre.


CASSANDRE. - Voilà qui est de trop.


POLICHINELLE. - Il est assez voleur.


CASSANDRE. - Et vous croyez faire son éloge ?


POLICHINELLE. - Il se moque de tout : des gendarmes, comme des juges.


CASSANDRE. - Qui l'attraperont bien un jour.

 

POLICHINELLE. - Enfin, c'est un garçon qui saura se débrouiller dans la vie, car il n'est embarrassé de rien ! Je suis fier de mon élève ; il marchera sur mes traces et aura la même renommée que moi. Plaignez-vous donc !


CASSANDRE. - Si vous croyez que vous avez une bonne renommée !


POLICHINELLE. - Alors, pourquoi me l'avez-vous confié ?

 




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