LE LUNDI DE LA COMTESSE
Comédie en un acte.
Sand, Maurice.
1890 - domaine public.
PERSONNAGES :
BALANDARD.
PARASOL.
BAPTISTE, valet de chambre.
SAUTELACOUPKOFF.
MACROPHYLLOS.
LE NOTAIRE.
UN COMMISSAIRE DE POLICE.
LABRANCHE, cocher.
BARBILLON, député.
LORD DUR.
PITONNET.
MADAME LA COMTESSE DE VALTREUSE.
MARGUERITE, sa fille.
MADAME DE SAINT-RÉMY.
OLYMPIA NANTOUILLET.
JAVOTTE, bonne.
DEUX AGENTS DE POLICE.
La scène se passe à Paris en 1874.
Un salon avec un autre petit salon au fond. — Piano. — Bougies allumées.
SCÈNE PREMIÈRE
BAPTISTE, LABRANCHE, JAVOTTE.
Au lever de rideau, tous les domestiques sont assis dans les fauteuils et font salon.
BAPTISTE, lisant le journal. - Citoyens, frères et amis, je passe à la physionomie de la séance d'aujourd'hui dans le Rouleau Social, un fameux journal.
LABRANCHE. - Monsieur Baptiste ! que fait le trois pour cent ?
BAPTISTE. - Citoyen Labranche, il baisse toujours, tout va bien... Discours du citoyen... je ne peux pas lire son nom, mais c'est un pur celui-là ! Voyons ! ça doit être dans nos eaux. (On entend un coup de timbre.)
JAVOTTE, se levant. - Monsieur Baptiste, on a sonné.
BAPTISTE, calme. - J'ai bien entendu, je ne suis pas sourd. Asseyez-vous, Javotte, que personne ne se dérange, nous sommes en comité électoral. (Il lit.) Citoyens, la question palpitante du jour est tout entière dans le changement de ministère...
LABRANCHE. - Laissez donc la politique et parlons de nos intérêts.
BAPTISTE. - Vous avez raison. Il est temps que les gens de maison soient représentés à la Chambre. Électeurs, je m'adresse à vous Labranche, car mademoiselle Javotte ne jouit pas de ses droits civiques.
JAVOTTE. - Je voterais toujours aussi bien ou aussi mal que vous.
BAPTISTE. - Silence ! fille mineure et rebondie. Électeurs, je me porte donc à la députation, je brigue vos suffrages, les suffrages universaux de tous les larbins de Paris, moi, Baptiste, un larbin comme vous !
LABRANCHE et JAVOTTE, ensemble. - Vive Baptiste ! (On entend un second coup de timbre.)
JAVOTTE, effrayée. - On sonne encore !
BAPTISTE. - Laissez sonner les intrus, les indifférents !
LABRANCHE. - Votre profession de foi.
BAPTISTE. - En premier lieu, citoyens, j'exige que les maîtres payent régulièrement tous les quinze du mois avec intérêts à six pour cent pour chaque jour de retard ; augmentation de gages progressif, bien entendu. De plus, le droit de porter toute la barbe et l'abolition de la livrée. Je demande la liberté des dimanches et surtout des lundis.
LABRANCHE. - Le lundi, c'est le jour de madame la comtesse.
BAPTISTE. - Elle changera de jour.
JAVOTTE. - Et la permission de dix heures tous les soirs.
BAPTISTE. - Vous en abuseriez. Silence ! je vous retire la parole.
JAVOTTE. - Ça, c'est dur pour une femme !
BAPTISTE. - Or donc, citoyens, pour commencer, mettons-nous en grève. Plus d'exploitation des domestiques par les maîtres.
LABRANCHE. - C'est mon opinion. Bravo ! je vote pour le citoyen Baptiste !
JAVOTTE. - Et moi aussi.
LABRANCHE. - Allez donc vous asseoir.
(Le timbre résonne pour la troisième fois, puis on entend un coup de sonnette.)
JAVOTTE. - Ça, c'est la sonnette de madame.
BAPTISTE, chantant sur l'air de la Dame Blanche. -
Sonnez, sonnez,
Sonnez, cors et musettes,
Tous les larbins sont réunis.
LES AUTRES, en chœur. -
Tous les larbins sont réunis.
SCÈNE II
LA COMTESSE, LES PRÉCÉDENTS.
LA COMTESSE. - Eh bien, Baptiste, voilà trois fois que l'on sonne et vous restez là, lisant le journal, tranquille...
BAPTISTE. - Tranquille comme Baptiste.
LA COMTESSE. - Qu'est-ce à dire ? Vous faites des mots ? Moi-même j'appelle, et personne ne se dérange. Labranche, Javotte, au salon !...C'est de la dernière inconvenance. Qu'est-ce que ça signifie ? Êtes-vous sourds, êtes-vous fous ?
BAPTISTE. - Madame est bien bonne, mais nous nous sommes mis en grève. La société que madame reçoit ne nous convient pas ! nous voulons une augmentation de salaire.
LA COMTESSE. - Je vous paye déjà trop cher pour ce que vous faites chez moi, animal !
BAPTISTE. - Des gros mots ! En ce cas, madame, payez-nous nos gages. Plus de crédit, plus de livrée ! Voici mes conditions !
LA COMTESSE. - Vos conditions ? Vous osez me faire des conditions à moi, comtesse de Valtreuse ! Dans quel siècle vivons-nous ? Javotte, retournez à votre couture, Labranche à l'écurie, et vous, Baptiste, allez ouvrir.
BAPTISTE. - La manière de voir de madame n'est pas la nôtre. Nous voulons être payés.
LA COMTESSE. - Vous le serez à la fin de l'année.
BAPTISTE. - Les opinions de madame n'étant pas les miennes, j'aurai l'honneur de faire assigner madame. (Il ôte son habit de livrée et le pose sur un meuble.)
LA COMTESSE, effrayée. - Qu'est-ce que vous faites ? Vous allez vous déshabiller devant moi ?
BAPTISTE. - Je dépouille la livrée de la servitude pour endosser l'habit de la libre pensée. (Montrant le journal et son pantalon.) Le journal, le gilet et le pantalon sont à moi.
LABRANCHE. - Mes opinions me font un devoir de ne pas quitter le citoyen Baptiste, mon candidat. (Remettant son chapeau galonné et son fouet.) Madame pourra se conduire elle-même.
BAPTISTE. - Cedant arma logae.
JAVOTTE, ôtant son tablier. - Voici mon tablier.
LA COMTESSE. - Mais, coquins, c'est ce soir mon lundi, j'attends du monde, beaucoup de monde... Vous n'allez pas sortir.
BAPTISTE. - On ne sort pas, madame, on s'en va !
LABRANCHE. - Rendons-nous au comité, au club, cloub ou cleub ! (Ils sortent avec fierté.)
SCÈNE III
LA COMTESSE, se laissant tomber sur le canapé. - Je suis stupéfiée, anéantie ! Où allons-nous ?... La révolution chez moi ! j'ai nourri de ma soupe l'hydre de l'anarchie sous la figure de ces valets idiots. (On sonne.) On sonne encore et personne pour ouvrir ! Faudra-t-il donc que j'aille moi-même tirer le cordon comme si j'avais encore seize ans... alors que dans la loge de mon père ?... Heureux âge, heureux cordon ! où êtes-vous ? (Elle reste absorbée.)
.
SCÈNE IV
. MADAME DE SAINT-RÉMY, LA COMTESSE
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Bonjour, comtesse, si je sonne, c'est pour la forme, car la porte est toute grande ouverte. Que se passe-t-il chez vous ?
LA COMTESSE, se levant. - Ah ! c'est vous, chère Saint-Rémy ! Figurez-vous que tous mes gens sont en délire. Le vent de la révolution a venté sur eux.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - J'aimerais mieux : le vent de la révolution a soufflé ; mais c'est affaire de goût et de première éducation.
LA COMTESSE. - C'est possible ! En attendant, me voilà seule à la maison avec ma fille ; mais elle, vous la connaissez, Marguerite, jamais elle ne consentira à tirer le cordon de personne, elle, fille d'un prince polonais.
MADAME DE SAINT-RÉMY, à part. - De la Petite Pologne. (Haut.) Je comprends sa répugnance. Je venais justement vous parler d'elle.
LA COMTESSE. - Vous avez quelqu'un en vue ? dites vite. Asseyez-vous donc.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - C'est un parti sérieux. Un jeune homme de trente-quatre ans, bien conservé, de l'œil, de la dent, du cheveu, des chevaux, un grand nom, un grand train, cinquante-mille livres de rentes.
LA COMTESSE. - Cinquante-mille livres de rentes ! Ah ! ma chère ! ça remettrait du beurre dans les épinards de mon blason.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Votre blason ? vous voulez rire.
LA COMTESSE. - J'en ai acheté un tout neuf. Est-il noble votre protégé ?
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Il doit l'être.
LA COMTESSE. - Et de quoi écarte-t-il ?
MADAME DE SAINT-RÉMY. - D'azur à boutons d'or.
LA COMTESSE. - Ma fille est à lui ! qu'il vienne !
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Je lui ai dit de venir ce soir.
LA COMTESSE. - Oh ! je suis impatiente de le voir. Et personne pour faire le service, passer les rafraîchissements, annoncer. Voyons, chère belle, vous qui êtes une femme de ressources, procurez-moi un domestique quelconque.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - J'ai votre affaire... Je connais un homme de place qui s'entend très bien aux soirées.
LA COMTESSE. - Vous me sauvez.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Mais vous savez nos conditions... Marguerite n'est pas bien facile à marier...
LA COMTESSE. - Vous voulez quelque chose ?
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Je veux vous rappeler nos conditions.
LA COMTESSE. - Oui, oui, dix pour cent sur la dot du futur si l'affaire se fait. Eh bien, je ne me dédis pas.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - C'est convenu ! Ah ! À propos, ne pourriez-vous pas me prêter vingt-cinq louis ? j'ai un petit billet à payer demain matin.
LA COMTESSE. - Croyez-vous que je les aie ? Venez ce soir, vous les ferez à la table de jeu. On soupera. Il y aura du pigeon. Allons, chère amie, envoyez-moi votre domestique et votre protégé.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - Pour le domestique, vous l'aurez dans un instant.
LA COMTESSE. - Passez donc en même temps chez mon notaire ; qu'il ne manque pas ce soir, je serais bien aise de prendre son avis au sujet de ce mariage.
MADAME DE SAINT-RÉMY. - C'est une affaire entendue.
LA COMTESSE. - Allez vite ! Je n'ai personne pour ouvrir.
MADAME DE SAINT-RÉMY. Eh bien ! si je laissais la porte tout contre... Est-ce que votre maison n'est pas sûre ? (Elle sort.)
LA COMTESSE. - Si fait ! ne fermez pas.