THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE TROISIÈME.

LE CALIFE, la Sultane ZOBÉIDE son épouse,

NOUZ AHTOUL-AOUADAT, esclave de la Sultane.

Cette dernière est magnifiquement vêtue.


ZOBÉIDE au sultan- Votre majesté a imaginé là une plaisanterie des plus amusantes ; j'ai failli me trouver mal à force de rire, en écoutant les discours d'Abou-Hassan. Le mélange d'hésitation et de confiance qu'il apporte à son rôle, nous donne une comédie encore plus amusante que vous ne l'aviez attendue, en comptant seulement sur sa joie ou sur sa frayeur.

LE CALIFE. - Nous allons voir comment il accueillera l'épouse que vous avez habillée dans votre costume de sultane.

ZOBÉIDE. - Nouzahtoul-Aouadat s'acquittera fort bien pour sa part de ce rôle, et si elle parvient à plaire à Abou-Hassan, vous me permettrez de la lui donner en mariage.

LE CALIFE. - Assurément, Zobéide, et je veux même les garder dans ce palais où nous leur trouverons quelque emploi en rapport avec leur humeur joyeuse ; mais ce n'est pas aujourd'hui que je compte terminer l'événement il faut que Abou-Hassan s'éveille demain chez lui. Zinébi a gardé la clé de sa chambre, il l'y reportera ce soir même.

ZOBÉIDE. - Votre Majesté doit regretter de ne pas pouvoir le suivre-là encore une fois.

LE CALIFE. - Je l'y retrouverai le soir bien certainement ; restez ici, Nouzahtoul-Aouadat, nous allons vous envoyer des esclaves pour vous entourer convenablement. Songez à bien recevoir votre royal maître, lorsqu'il viendra ici. (à Zobéide) Ma chère Zobéide, voulez-vous que nous allions voir déjeune notre Calife ?
(Ils sortent.)


SCÈNE QUATRIÈME.

NOUZAHTOUL-AOUADAT, des Esclaves.



NOUZAHTOUL-AOUADAT seule d'abord- Je serais bien maladroite si je ne parvenais pas à jouer la princesse aussi parfaitement que le joyeux Abou-Hassan fait le Calife et je veux que demain il me regrette au moins autant que le trône qu'il va perdre. Ma maîtresse et le Calife sont aujourd'hui de si belle humeur que je puis me permettre toutes les folies qui me passeront par la tête, et j'aurai soin qu'elles ne soient pas sans profit pour l'avenir d'Abou-Hassan et le mien. On va venir, les esclaves du ha-rem se rangeront respectueusement autour du salon, tandis que moi je prendrai place auprès de mon époux le glorieux calife Abou-Hassan.
(Elle s'assied sur le trône.)
(Les esclaves arrivent. Les unes ont des instruments de musique les autres se préparent à danser, d'autres encore se rangent de l'autre côté du trône.)

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Ayez soin, Mesdames, de m'aborder avec tout le respect convenable, et de confirmer tout ce que je dirai à mon époux. N'a t-il pas fini de dîner ?

UNE ESCLAVE. - Son repas a été la plus amusante chose du monde, il commettait mille méprises, et interrompait l'ordre accoutumé en étant toujours prêt à prendre lui-même ce que ses esclaves lui servaient, lorsqu'on lui a présenté la serviette après l'aiguière, au lieu de s'essuyer les mains avec le linge enrichi de broderies, d'or et de perles, il allait s'en emparer et le mettre dans sa poche. Mesrour l'a averti à temps pour l'en empêcher, et Abou-Hassan qui a pris son parti d'être calife, ne demande plus qu'à remplir scrupuleusement toutes les formes du cérémonial ; il ne s'étonne de rien, et demande seulement conseil du regard à Mesrour avant d'agir.

NOUZAHTOUL-AOUABAT. - J'ai pourtant bien la prétention de le surprendre en lui affirmant que je suis son épouse.

L'ESCLAVE. - Il est temps que vous vous mettiez en frais pour lui plaire ; car il parait déjà très préoccupé de faire un choix parmi nous.

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Silence, le voici qu'on me laisse agir.



SCÈNE CINQUIÈME.

LES Précédents, LE CALIFE, ZOBÉIDE,

ABOU-HASSAN, MESROUR.

(Le Calife et Zobéide sont derrière la jalousie entrouverte.)



ZOBÉIDE. - Nouzahtoul-Aouadat, songe à bien remplir ton rôle.
(On referme la jalousie.)

ABOU-HASSAN à Mesrour. - Et maintenant, qu'ai-je à faire ?

MESROUR. - Souffrez, seigneur que les femmes du sérail cherchent à vous distraire par leurs jeux et leurs discours.

ABOU-HASSAN. - Je le souffrirai très volontiers mais quelle est celle que je vois assise sur le trône ?

MESROUR. - Votre majesté n'a pas renoncé, je le vois, à effrayer toutes les personnes de sa cour, et la princesse Nouzahtoul-Aouadat sa royale épouse, va éprouver à son tour la cruelle plaisanterie qui a désolé ce matin les plus fidèles serviteurs du commandeur des croyants.

ABOU-HASSAN. - Tu m'affirmes, Mesrour, que j'ai une épouse, et depuis combien de temps, je te prie ?

MESROUR. - Il y a quatre ans que la princesse Nouzahtoul-Aouadat est l'unique souveraine du harem.

ABOU-HASSAN monte sur le trône- Que les divertissements se passent comme à l'ordinaire.

NOUZAHTOUL-AOUADAT, à part- Voilà qui est un peu fort, ce parti pris subitement d'être au fait de tout, ôte à mon rôle son principal mérite, et je ne sais plus comment je vais m'en tirer. Essayons cependant d'appeler sur moi seule toute l'attention du Calife.

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Alors, monseigneur me permettra de continuer l'histoire que je lui ai commencée hier.

ABOU-HASSAN. - Volontiers ! quel en était le titre ?

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Les deux Esclaves favoris. Vous savez qu'ils étaient l'un le protégé du sultan, l'autre le confident privilégié de la sultane. On leur avait fait, comme vous l'avez vu, des noces brillantes dans le palais, on leur avait donné un appartement richement meublé, mille pièces d'or, mais...

ABOU-HASSAN, l'interrompant. - Eh bien ! n'étaient-ils pas contents ?

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Que mon cher seigneur daigne ne pas m'interrompre. J'aiderai sa mémoire paresseuse, et nous arriverons bientôt à la fin des aventures des deux esclaves.

ABOU-HASSAN. - Pour ce soir, si vous le permettez, princesse, je me contenterai du seul plaisir de causer avec vous, et de m'occuper des charmantes personnes qui nous entourent.

NOUZAUTOUL-AOUDAT, à part. - Je crois qu'il veut éprouver mon humeur. Faisons bonne contenance. (Haut.) Ce qui plaît à votre majesté est toujours ce que je préfère.

ABOU-HASSAN. - Avez-vous en toute occasion, un aussi bon caractère ?

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Ai-je jamais donné à mon cher seigneur le droit de douter de ma soumission et de ma tendresse ? N'a-t-il pas la bonté au contraire de répéter chaque jour que sa couronne lui est moins précieuse que son épouse, qu'aucune des nombreuses femmes du harem ne l'emporte sur elle en esprit, en talents et en beauté, et que sa haute naissance, aussi bien que ses mérites réunis lui ont acquis des droits éternels à son affection : voilà ce que votre majesté me disait encore hier ; n'est-il pas bien dur pour moi, aujourd'hui, de m'entendre accuser, en quelque sorte, de manquer d'égalité d'humeur.

ABOU-HASSAN, à part. - Si j'ai été sincère hier, il paraît que je possède là un vrai trésor. (Haut.) Ma chère Nouzahtoul-Aouadat, j'ai voulu plaisanter certainement, et je m'estime aujourd'hui, trop heureux de vous avoir élevée sur le trône que vous méritiez à tant d'égards.

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Mon cher seigneur daignerait-il accepter la collation que je lui ai fait préparer ?

ABOU-HASSAN. - Faites servir.

NOUZAHTOUL-AOUADAT. - Qu'on apporte des sorbets et pendant ce temps la musique et le ballet récréeront les yeux et les oreilles de mon cher époux.

ABOU-HASSAN, à part. - La princesse est charmante je l'aurais choisie entre mille qu'elle ne me conviendrait pas mieux.
(Un esclave noir apporte des sorbet sur un plateau et s'approche du Calife. Nouzahtoul-Aouadat se met devant lui. Pendant ce temps, la musique prélude et les danses commencent. Abou-Hassan les regarde pendant quelques instants, puis accablé par un sommeil subit, il retombe, profondément endormi sur les coussins du trône. Le Calife et Zobéide reviennent dans la salle.)

LE CALIFE, à Mesrour. - Qu'on le déshabille maintenant, et que Zinébi le rapporte chez lui avec tout le mystère possible.

ZOBÉIDE. - N'envoyez-vous personne pour assister à son réveil ?

LE CALIFE. - Non, il faut laisser agir le hasard maintenant. Demain soir, à la nuit tombante, je retournerai chez Abou-Hassan sous le costume d'un marchand, et quoiqu'il se soit promis de ne pas accueillir deux fois le même hôte, j'espère bien parvenir à me faire ouvrir sa porte.

La toile se baisse.



ACTE TROISIÈME.

SCÈNE PREMIÈRE.

Intérieur de la maison d' Abou-Hassan..

PIROUZÉ seule. (Elle pleure.)


Divin Mahomet, venez à mon secours ; mon pauvre Abou-Hassan. Voilà l'heure où je lui préparerais son souper sans le malheur qui lui est arrivé. C'est la trahison de ses amis qui lui a tourné la tête un homme si bon et si sensé ; cela est affreux. Suis-je condamnée, maintenant, à vivre seule ici.
(On frappe à la porte. Pirouzé va ouvrir.)


SCÈNE DEUXIÈME.

PIROUZÉ, LE CALIFE (déguisé), l'Esclave.



PIROUZÉ. - Ah, c'est vous, seigneur marchand, vous venez à tort chercher votre hôte d'avant-hier : il n'est plus ici.

LE CALIFE. Comment ! que lui est-il arrivé ?

PIROUZÉ. - La plus grande infortune du monde. Il a perdu la raison.

LE CALIFE, à part. - Serais-je cause de cet accident ? (Haut.) Ma bonne dame, contez-moi comment la chose est arrivée.

PIROUZÉ. - Je dois vous dire, d'abord, qu'après avoir gaîment soupé avec vous, mon fils a sans doute dormi, non seulement toute la nuit, mais encore le jour suivant ; et que c'est seulement ce matin que j'ai retrouvé la clé à sa porte et qu'il m'a été possible de pénétrer chez lui. Aussitôt qu'il m'a vue, il s'est écrié « Éloignez-vous femme, je ne vous connais pas, appelez Messour, le chef de mes esclaves et mon épouse, la belle Nouzahtoul-Aouadat. » Étonnée de ce discours, je voulus essayer de dissiper le rêve qui se prolongeait, j'ai appelé Abou-Hassan, mon fils, je lui ai affirmé qu'il était chez lui auprès de sa mère. Allez m'a-t-il dit avec colère et mépris : « Je ne suis plus Abou-Hassan ni votre fils ; vous voyez en moi le commandeur des croyants. » Cette folle idée, c'est vous, Seigneur qui la lui aviez inspirée pendant le souper d'avant-hier.

LE CALIFE. -Abou-Hassan lui seul a souhaité d'être le Calife, et je me suis prêté de mon mieux à sa joyeuse plaisanterie.

PIROUZÉ. - Quoique j'aie pu faire, Abou-Hassan n'a point voulu m'entendre, et comme il s'est emporté jusqu'à me frapper, les voisins sont venus au secours, ils ont entendu les propos d'Abou-Hassan, et le tenant pour fou, ils l'ont conduit, malgré mes cris dans l'hôpital des aliénés qui est ici près. Depuis ce matin, le gardien accable mon fils de coups de nerf de bœuf pour le faire revenir à son bon sens et le cœur me saigne de voir souffrir ainsi mon cher Abou-Hassan, mon unique enfant.

LE CALIFE. - Aussi pourquoi avez-vous souffert qu'on le prît pour un fou ?

PIROUZÉ. - Que n'avez-vous entendu ce qu'il racontait, seigneur marchand, vous ne me feriez pas cette question. Mais deux faits bien étranges c'est qu'il prétend m'avoir envoyé mille pièces d'or et qu'en effet on me les a remises de la part du Calife ; qu'il dit avoir fait châtier et chasser l'Iman et les quatre vieillards dont il avait à se plaindre, et qu'ils ont subi la punition qu'Abou-Hassan voulait leur infliger.

LE CALIFE. - Je suis un peu médecin, ma chère dame, et il ne m'est pas impossible de guérir votre fils, mon esclave va l'aller chercher et nous le ramener ici.

PIROUZÉ. - On ne vous ouvrira pas la maison de fous à l'heure qu'il est.

LE CALIFE. - Un peu d'or rend tout facile ; attendez un instant et vous allez voir de quoi je suis capable pour servir mon ami Abou-Hassan. Je me cacherai pour qu'il ne me voie pas tout d'abord, promettez-moi seulement de ne pas, parler de moi, quoiqu'il vous dise à mon sujet, et votre fortune est faite.

PIROUZÉ. - Je me tairai, j'en jure par le saint prophète.

LE CALIFE, à son esclave. - Que dans un instant Abou-Hassan rentre chez lui. (L'esclave s'incline et sort.) Rappelez-vous bien, bonne femme, que votre discrétion sera largement payée, et que vous perdriez un sort brillant en contrariant mes vues sur votre fils.

PIROUZÉ. - Ma discrétion est à toute épreuve. Cependant je voudrais bien savoir comment il se fait...

LE CALIFE. - ...Tout s'éclaircira bientôt, soyez seulement prudente. J'entends revenir Zinébi, je vais me cacher.



SCÈNE TROISIÈME.

Les précédents, LE CALIFE (caché), PIROUZÉ,

ABOU- HASSAN. Il a une chemise de toile grise

attachée avec une courroie par dessus ses habits.



ABOU-HASSAN. - Ma chère maison, je te revois enfin. Et vous, ma bonne mère, vous voilà ; me pardonnerez vous les mauvais traitements dont je me suis rendu coupable à votre égard ?

PIROUZÉ. - Que le ciel en soit béni, voilà mon fils rendu à la raison.

ABOU-HASSAN. - Le moyen employé était rude, mais il a été efficace. Mon rêve s'est peu à peu dissipé sous les coups qui déchiraient ma peau.

PIROUZÉ. - Mon pauvre enfant !

ABOU-HASSAN. - Ah ! ne me plaignez pas, je méritais cela et bien pire encore pour vous avoir frappée et reniée pour ma mère.

PIROUZÉ. - N'y pensons plus.

ABOU-HASSAN. - C'est ce maudit marchand qui m'avait ensorcelé ; aussi qu'il reparaisse : il verra comment je le chasserai.

PIROUZÉ. - Quel rêve il faut que vous ayez fait pour qu'il vous en soit resté une impression aussi vive !

ABOU-HASSAN. - Il était si extraordinaire en effet, si semblable à la réalité, que je puis affirmer que tout autre que moi n'en aurait pas été moins dupe, et serait peut-être tombé dans de plus grandes extravagances que les miennes. Mais je veux le tenir pour un songe, une illusion, et n'en plus parler. Je ne suis pas le Calife, m'en voilà convaincu, je suis simplement Abou-Hassan votre fils. Vous êtes la mère que j'ai toujours honorée jusqu'à cet instant fatal où j'ai osé porter la main sur vous. Il reste bien à expliquer le fait de mille pièces d'or, le châtiment de l'Iman et des quatre vieillards ; mais combien y a-t-il d'autres choses que je ne comprends pas, que je ne comprendrai jamais. Je me remets donc entre les mains de Dieu qui sait tout, qui connait tout.

PIROUZÉ. - Ces questions m'ont tourmentée toute la journée moi aussi, et j'espérais finir par tirer de vous quelques éclaircissements à ce sujet.

ABOU-HASSAN. - Ne commettez pas l'imprudence de m'en reparler, je perdrais encore une fois mon bon sens. Cependant je vais vous dire ma dernière opinion sur mon aventure : l'étranger que j'avais mené souper avec moi s'en alla peut-être sans fermer la porte, malgré mes recommandations, je pense que cela aura donné occasion au démon d'entrer et de me jeter dans les illusions dont j'ai été la victime. Me voilà trop heureux d'en être délivré, et malgré tous les mauvais traitements que j'ai endurés, je remercie Dieu et je le prie de me préserver de tomber davantage dans les pièges de l'esprit malin.

PIROUZÉ. - Ce méchant gardien vous a beaucoup fait souffrir ?

ABOU-BASSAN. - Mon dos est ensanglanté, ma chair s'enlevait sous les coups de lanière dont il me frappait sans cesse.

PIROUZÉ. - Mon pauvre enfant ! je vais vous préparer un bain et à souper, et je mettrai du baume de la Mecque sur vos blessures. Allez d'abord vous changer d'habits, car je ne puis pas vous voir sous cette indigne robe.
(Abou-Hassan sort.)





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