THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

ABOU-HASSAN. - Foi d'honnête homme, Seigneur, je puis vous assurer que je n'ai aucun but personnel en ambitionnant la puissance du calife ; mais puisque vous êtes étranger, je veux bien vous mettre au fait des affaires de la ville de Bagdad. Nous avons dans chaque quartier une mosquée et un Iman pour faire la prière, aux heures ordinaires à la tête du quartier qui s'y rassemble. Notre Iman est un grand vieillard d'un visage austère et parfait hypocrite, s'il y en a eu jamais au monde. Pour conseils, il s'est associé quatre autres barbons, mes voisins, gens de sa sorte, qui s'assemblent régulièrement chaque jour, et dans leur conciliabule, il n'y a médisance, calomnie et malice qu'ils ne mettent en usage contre moi ils troublent partout l'harmonie et sèment la dissension où régnait la paix ; enfin, je souffre de voir qu'ils se mêlent de tout autre chose que du Coran, et qu'ils ne laissent pas vivre les honnêtes Musulmans en bonne intelligence.

LE CALIFE. - Et vous voudriez apparemment trouver un moyen pour arrêter le cours de ce désordre ?

ABOU-HASSAN. - Vous l'avez dit, et la seule chose que je demanderais pour cela, serait d'être à la place de notre souverain juge, le commandeur des croyants pendant un jour seulement.

LE CALIFE. - Je suis surpris mon cher hôte, que vous ne pensiez pas plutôt à tirer vengeance des torts récents de vos amis, qu'à réprimer de pauvres vieillards chez lesquels l'âge excuse les défauts.

ABOU-HASSAN. - Mes amis, je n'ai plus aucun commerce à avoir avec eux ; mais il n'en est pas ainsi de l'Iman qui va se réjouir avec son conseil de ma mésaventure. Et maintenant que je compte me ranger, peut-être m'établir, il m'est important de regagner une bonne réputation ; vous ne savez pas d'ailleurs jusqu'où ils poussent la calomnie ; ils osent dire que je maltraite ma mère ! La brave et digne femme qui va nous servir à souper ; vous sentez bien que cela ne peut se supporter.

LE CALIFE. - Je suis tout à fait de votre avis, mais que comptez-vous faire pour réprimer le bavardage de l'Iman et son conseil, lorsque vous serez calife ?

ABOU-HASSAN. - Une chose d'un grand exemple ! Je ferai donner cent coups de bâton sur la plante des pieds à chacun des quatre vieillards, et quatre cents à l'Iman pour leur apprendre qu'il ne leur appartient pas de troubler et de chagriner ainsi leurs voisins. 

LE CALIFE. - Votre idée me plaît d'autant plus que je vois qu'elle part d'un cœur droit, et d'un homme qui ne peut souffrir que la malice des méchants demeure impunie. J'aurais un grand plaisir d'en voir l'effet. Vous verrez que cela n'est pas aussi impossible que vous l'imaginez.

ABOU-HASSAN. - Nous continuerons à nous entretenir de cette folie pendant le souper si tel est votre plaisir, seigneur. Je vais aller voir si ma mère a terminé ses apprêts. Cette chambre est la vôtre, vous y reviendrez pour dormir, je laisserai la clé après la porte de sortie, car vous savez que le soleil levant ne doit pas vous retrouver sous mon abri, vous aurez soin, s'il vous plaît, de refermer celte porte sur vous afin que le démon ne s'introduise pas chez moi.

LE CALIFE. - J'exécuterai fidèlement vos recommandations.

ABOU-HASSAN. - Je viens vous avertir dans un moment.
(Il sort.)

LE CALIFE. - Zinébi !

L'ESCLAVE. - Commandeur des croyants.

LE CALIFE. - Ne prononce pas ce nom, malheureux. Avance ici.

L'ESCLAVE. - Que demande mon Seigneur ?

LE CALIFE. - Tu vas nous servir pendant le souper. À la fin du repas, je verserai une poudre somnifère dans le vin d'Abou-Hassan ; il tombera endormi à l'instant même, tu le chargeras sur tes épaules et tu le porteras dans mon palais où je te précéderai ; mais remarque bien l'endroit où est cette maison afin que tu la retrouves quand je te le commanderai.

L'ESCLAVE. - J'obéirai Seigneur.



SCÈNE QUATRIÈME.

Les Précédents, ABOU-HASSAN.



ABOU-HASSAN. - Ma mère ne demande plus qu'un instant et elle va servir.

LE CALI!FE. - Vous n'avez que votre mère chez vous ?

ABOU-HASSAN. - Elle seule, car je n'ai pas encore pu me résigner à me marier. Mes prodigalités ne me mettent pas en état d'y songer de longtemps ; je n'ai pas de dot à offrir à une épouse telle qu'il me la faudrait.

LE CALIFE. - Pourquoi ne me chargez vous pas aussi de vous choisir une femme ?

ABOU-HASSAN. - Bon, n'aurai-je pas tout loisir d'en prendre une a ma guise quand je serai Calife ?

LE CALIFE. - Eh bien songez-y alors, l'occasion sera belle.

ABOU-HASSAN. - Je vous remercie de m'y avoir fait penser. Maintenant, Seigneur, vous plairait-il de venir souper ?


La toile se baisse.



ACTE DEUXIÈME.

Le palais du Calife. La salle du trône.

SCÈNE PREMIÈRE.

LE CALIFE, GIAFAR.



LE CALIFE. - Giafar, je t'ai fait venir pour t'annoncer que Zinébi a apporté ici un homme endormi que je l'ai charge de vêtir de mes plus riches habits et déposer ici sur mon trône. Lorsqu'il en sera temps tu le réveilleras comme tu fais pour moi-même en le traitant de Commandeur des croyants. Écoute et exécute ponctuellement tout ce qu'il te commandera comme si je te le commandais. Il ne manquera pas d'ordonner des punitions, de faire des libéralités ; quelles que soient ses volontés, on les remplira. Que les émirs, huissiers et officiers du palais viennent à l'audience comme à l'ordinaire et lui rendent les mêmes honneurs qu'à ma personne. J'entends que chacun s'acquitte si bien de son rôle qu'Abou-Hassan finisse par se persuader qu'il est devenu Calife. On lui prodiguera toutes sortes de divertissements, et personne ne l'approchera sans lui témoigner le plus profond respect. Instruis Mesrour de mes volontés ; pour moi, caché derrière cette jalousie, je me donnerai le spectacle de cette plaisante scène, et j'entends que personne ne se rappelle de toute la journée qu'il y a un autre Calife que celui qu'il me plaît de mettre à ma place.
(Giafar s'incline en signe d'obéissance. Le Calife sort.)

GIAFAR. - Jamais on n'a vu un règne aussi fertile en amusements que celui-ci. Comme le sûr moyen de se maintenir en faveur est de s'associer à toutes les fantaisies du Calife, je vais remplir avec tout le sérieux convenable la charge du grand Vizir auprès du seigneur Abou-Hassan.

     
(La toile se baisse pour quelques instants. Lorsqu'elle se relève, on voit Abou-Hassan endormi sur le trône et dans le costume d'un Calife. Toute la Cour est rangée autour de la salle. Des femmes richement parées, des esclaves noirs sont auprès du trône. Le véritable Calife est à une fenêtre qui donne sur la salle ; il fait un signe, une jalousie le cache aussitôt aux regards.)

GIAFAR, au noir Mesrour. - Chef des esclaves, il est temps de réveiller le Calife.
(Giafar s'en va.)

MESROUR. - Je vais lui faire respirer un peu de vinaigre pour le tirer de son assoupissement. (Il monte les marches du trône et s'approche du faux Calife. Abou-Hassan fait un mouvement et il éternue. Mesrour se retire.)

ABOU-HASSAN se soulève puis il se remet sur ses coussins. - Qu'est cela, divin prophète ? Où suis-je transporté ? Bon, c'est un rêve qui vient à propos de ce que je disais hier au marchand de Moussoul, et je vais continuer à dormir pour ne pas interrompre cette illusion.

MESROUR. - Commandeur des croyants, que votre majesté ne se rendorme pas, il est temps qu'elle se lève pour faire sa prière, l'aurore commence à paraître.

ABOU-HASSAN, sans quitter sa position de dormeur. - C'est cela, me voilà Calife. Ma foi je veux me donner le plaisir de l'être en rêve et je ne bouge pas.

MESROUR. - Commandeur des croyants, votre majesté aura pour agréable que je lui répète qu'il est temps qu'elle se lève, à moins qu'elle ne veuille laisser passer le moment de faire sa prière du matin le soleil va se montrer, et elle n'a pas coutume d'y manquer.

ABOU-HASSAN. - Si je savais pouvoir lui répondre et me lever sans m'éveiller, j'en essayerais, car cela ne m'avance à rien d'être Calife pour dormir. Voyons, tentons-le un peu. (Il se relève.) Tout cela demeure autour de moi. (La Cour reste dans l'immobilité orientale.) Allons, mon rêve se poursuit. Cependant j'ai les yeux ouverts, il fait jour. Alors je suis ensorcelé. Si cela peut durer, il n'y a pas de mal ; mais Dieu sait à quoi je suis exposé en ce moment. En supposant que j'aie pris la place du Calife il voudra la ravoir. Mais comment aurais-je pu usurper le trône ? Alors c'est une fantasmagorie qui se joue autour de moi, et ces officiers, ces esclaves, ces femmes, sont autant de démons déguisés. Je vais me rendormir, afin de ne participer en rien à tout cela.
(Il revient sur ses coussins.)

MESROUR, après s'être prosterné devant Abou-Hassan. - Commandeur des croyants, votre majesté me permettra de lui représenter qu'elle n'a pas coutume de se lever si tard, et qu'elle a laissé passer le temps de faire sa prière. À moins qu'elle n'ait mal dormi cette nuit, qu'elle soit indisposée elle n'a plus qu'un instant pour ouvrir son conseil, s'il lui plaît de s'y faire voir. Les généraux de ses armées, les gouverneurs de ses provinces et les autres grands officiers de sa Cour attendent que la salle du trône leur soit ouverte.

ABOU-HASSAN à Mesrour. - À qui parlez-vous décidément, et qui est celui que vous appelez Commandeur des croyants, vous que je ne connais pas il faut que vous me preniez pour un autre.

MESROUR. - Mon respectable seigneur et maître, votre majesté parle ainsi aujourd'hui pour m'éprouver, apparemment. Votre majesté n'est-elle pas le Commandeur des croyants ? le monarque du monde, de l'Orient à l'Occident, et le vicaire sur la terre du prophète envoyé de Dieu, maître de ce monde terrestre et du monde céleste ? Mesrour, votre chétif esclave, ne l'a pas oublié depuis tant d'années qu'il a le bonheur de rendre ses respects et ses services à votre majesté. Il s'estimerait le plus malheureux des hommes s'il avait encouru votre disgrâce. Il vous supplie donc très humblement d'avoir la bonté de le rassurer il aime mieux croire qu'un songe fâcheux a troublé son repos cette nuit.

ABOU-HASSAN éclate de rire. - Pour le coup, voilà qui est trop fort ! (Il se lève, regarde autour de lui ; s'adressant à un nègre.) Écoute ; viens ici, toi et dis-moi qui je suis.

L'ESCLAVE. - Seigneur, votre majesté est le Commandeur des croyants et le vicaire en terre du maître des deux mondes.

ABOU-HASSAN. - Tu es un menteur, face couleur de suie, et je ne m'en rapporterai pas à ton dire. (Il s'adresse une des dames.) Approchez-vous ma belle dame ; venez ici. (La dame s'avance et s'incline.) Veuillez bien me pincer un peu le bras ; ne craignez pas de me faire du mal, car je veux connaître si la douleur se fera sentir, afin de me convaincre si je dors. (La dame obéit.) Aïe ! Vous m'avez fait mal. Mais je ne dors pas, certainement. Par quel miracle ai-je pu devenir Commandeur des croyants en une nuit, et que tout le monde s'y méprenne ? Voilà bien la chose la plus merveilleuse et la plus surprenante Voyons, ne me cachez pas la vérité, je vous en conjure par la protection du Dieu en qui vous avez confiance, aussi bien que moi. Est-il bien vrai que je sois le Commandeur des croyants ?

LA DAME. - Il est si vrai que votre Majesté est le Commandeur des croyants, que nous avons tous sujet de nous étonner qu'elle veuille faire accroire le contraire.

ABOU-HASSAN. - Allez, ma belle, vous êtes aussi menteuse que tous ceux qui sont ici. Personne ne m'apprendra qui je suis mais il en sera ce qui pourra je me décide à voir à quelles fins on a préparé cette scène.
(Il se lève et descend les premières marches de son trône.)

LES OFFICIERS se prosternent. - Commandeur des croyants, que Dieu donne le bonjour à votre majesté.
(Abou-Hassan les salue.)

LES DAMES. - Commandeur des croyants, que Dieu donne le bonjour à votre majesté.(Abou-Hassan s'incline vers elles.)



SCÈNE DEUXIÈME.

Lss Précédents, GIAFAR entre suivi de deux

Huissiers et du Chef de Police.

(Des Seigneurs s'introduisent successivement dans l'audience.)


GIAFAR se prosterne devant le faux Calife. - Que le Ciel comble de prospérité le Commandeur des croyants !

ABOU-HASSAN. - Voyons, qui es-tu, toi ?

GIAFAR. - Si tel est le bon plaisir de votre majesté d'interroger ainsi aujourd'hui ses plus fidèles serviteurs, l'obéissance étant notre premier devoir, je répondrai à votre majesté que je suis Giafar son vizir, bien connu pour tel par tous les sujets du Commandeur des croyants.

ABOU-HASSAN. - Et tu me tiens, moi, pour le Commandeur des croyants ?

GIAFAR. - Assurément, quel autre oserait donc en usurper le titre ?

ABOU-HASSAN. - Tous les ordres que je te donnerai tu t'engages à les exécuter ?

GIAFAR. - Entendre c'est obéir.

ABOU-HASSAN. - Eh bien, Giafar, allez chez le grand trésorier ; mon pouvoir s'étend-il jusque sur les fonds de la couronne ?

GIAFAR. - Ainsi que sur tout le reste.

ABOU-HASSAN. - Allez donc, vous-même, chez le grand trésorier, et demandez une bourse contenant mille pièces d'or ; vous la porterez dans le quartier de la grande Mosquée. Là, vous demanderez la maison d'un certain Abou-Hassan-le-Débauché, tout le monde vous l'indiquera. Vous trouverez une vieille femme, seule, dans cette maison. Vous lui remettrez la bourse de la part du Calife sans autre explication.
(Giafar se retire en s'inclinant profondément.)

UN HUISSIER. - Le Commandeur des croyants permet-il au juge de police de lui rendre compte des cas de justice qui se présentent ?

ABOU-HASSAN. - D'autant plus volontiers que je me rappelle avoir aussi un fait particulier à punir.

LE JUGE DE POLICE, s'approchant. - Commandeur des croyants, on a amené hier devant moi, un sellier et un autre homme tous deux en grande colère et se renvoyant l'un à l'autre l'épithète de voleur. Le sellier soutenait avoir rendu une selle que l'acheteur réclamait avec opiniâtreté. Je les tiens tous deux en prison, sans pouvoir éclaircir l'affaire.

ABOU-HASSAN. - Annoncez leur qu'ils seront pendus l'un et l'autre, si la selle ne se retrouve pas dans les vingt-quatre heures. Le coupable se dénoncera, vous lui ferez alors donner la bastonnade et vous relâcherez l'autre.

LE JUGE DE POLICE. - Dieu a mis sa sagesse dans la bouche des rois ! J'ai encore à dire à votre majesté.

ABOU-HASSAN l'interrompant. - Un moment ; j'ai moi aussi une affaire qui presse. Allez-vous-en s'il vous plaît, sur l'heure, dans le quartier où je viens d'envoyer le grand vizir rendez-vous à la Mosquée, vous y trouverez l'Iman, un vieillard à figure hypocrite ; vous vous en emparerez ainsi que de quatre barbons : ses voisins et ses conseillers. Considérant leur âge, je leur fais grâce de la bastonnade mais qu'ils soient couverts de haillons. Après cela, vous les ferez monter tous cinq chacun sur un chameau, la face tournée vers la queue de l'animal. En cet équipage, ils seront promenés par tous les quartiers de la ville, précédés d'un crieur qui répétera à haute voix : « Voilà le châtiment de ceux qui se mêlent des affaires qui ne les regardent pas, et qui se font une occupation de jeter le trouble dans les familles de leurs voisins, de les calomnier et de leur causer tout le mal dont ils sont capables. » Vous leur enjoindrez encore de changer de quartier avec défense de jamais remettre le pied dans celui d'où ils sont chassés. Pendant que votre lieutenant leur fera faire cette promenade vous reviendrez m'informer des autres affaires.

MESROUR, s'inclinant devant le trône. - Commandeur des croyants que Dieu comble votre majesté de faveurs en cette vie, la reçoive dans son paradis dans l'autre, et précipite ses ennemis dans les flammes éternelles.

ABOU-HASSAN. - Je ne te comprends pas. Cela veut-il dire que le conseil est fini ?

MESROUR. - Le déjeuner de votre majesté est disposé dans les salles voisines.

ABOU-HASSAN. - Quoi mon repas est servi dans plusieurs salles ?

MESROUR. - Assurément, comme à l'ordinaire ; dans la première sont disposées les viandes, dans la seconde, les fruits, et dans la troisième, les confitures ; votre majesté a plus d'or et de pierreries dans ses différents services de table, que n'en réunirent jamais ses ancêtres.

ABOU-HASSAN. - Allons donc voir tout cela. (À part). Si je rêve, je voudrais bien au moins prendre le temps de déjeuner, et d'admirer tout mon palais avant de m'éveiller.
(Il s'en va. Toute la cour marche à sa suite.)



 




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