THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

FRIDOLIN. - Allons bon, la sorcière, mon porte-malheur ! Éloignez-vous, malheureuse, laissez-moi, je ne veux pas que vous me parliez, vos paroles m'empoisonnent l'esprit.

SARAH. - Parce que je vous ai prédit du malheur un jour que vous me refusiez du pain, ma présence vous effraye, calmez-vous, monsieur Fridolin, je ne vous en veux plus.


FRIDOLIN. - Parbleu, il est bien temps, tu peux être heureuse, ta prédiction s'est accomplie, tu peux jouir de ton triomphe. Ta méchanceté à causé ma ruine !


SARAH. - Eh bien écoutez, maître Fridolin, je regrette ce que j'ai fait ! Je retire le mauvais sort que je vous ai jeté !


FRIDOLIN. - Allons donc ! Le malheur souhaité porte fatalement ses funestes effets, et rien ne saurait effacer les traces de ce fléau, lorsqu'il est lancé par une juste colère !


SARAH. - Monsieur Fridolin je vous souhaite autant de bien que je vous ai désiré de mal, et vous savez si mes vœux s'accomplissent ! À bientôt !


FRIDOLIN. - Le malheur et le bonheur, pour moi aujourd'hui, tout ça est au même tarif ! Ah c'est trop fort, voilà mon frère ! Si c'est là un échantillon des invités le reste doit être beau ! Pourvu qu'il n'ait pas l'audace de me parler. (Il va pour sortir, Jacques le rattrape.)


JACQUES. - Bonjour, Fridolin, comment tu te sauves en me voyant, c'est mal. Il me semble cependant que tu n'as pas à te plaindre de moi, car enfin, j'ai encore donné l'autre jour jusqu'au dernier sou de mes économies pour payer ces deux compères qui voulaient t'assommer dans la montagne.


FRIDOLIN. - Vos économies, allons donc, dites plutôt que vous avez dépouillé quelqu'un pour me rendre ce soi-disant service, afin que je vous héberge, et que vous passiez chez moi des jours fortunés sous les regards attendris de ma reconnaissance. Vous ne me connaissez pas mon cher, j'ai fait des études sur le cœur humain, et le vôtre n'a pas été oublié par la sagacité de ma science.

JACQUES. - Je te l'ai déjà dit, et je te le répète Fridolin : tes injures ne m'atteignent, pas, au contraire. Je sème pour récolter, tes opinions changeront sur mon compte.


FRIDOLIN. - Jamais ! Monsieur, en attendant, je vous prie de ne pas me parler. Avec une tournure comme vous en avez une, vous devriez au moins avoir la pudeur de vous tenir à distance quand vous vous adressez à des gens de distinction comme moi. Je vous demande un peu ce que penserait le propriétaire du château, un de mes amis intimes, s'il me voyait causer avec un mendiant de votre espèce.


JACQUES. - Comment ? tu connais le propriétaire du château ?


FRIDOLIN. - C'est un de mes camarades d'enfance.


JACQUES. - Tiens, ça me fait plaisir ! Eh bien, quand tu le verras, tu lui répéteras ces paroles, et le plus étonné des deux je t'assure que ça ne sera pas lui. (Il éclate de rire en s'éloignant.)


FRIDOLIN. - Ils sont heureux ces gens-là, ils prennent le temps comme il vient, jamais de soucis, pas d'ennuis ni d'embarras. Ce sont les heureux de la terre, pas gênés, fort gênants, tout leur suffit. Enfin ! Mais il me semble que ce propriétaire se moque de moi, car voilà plus d'un quart d'heure que je l'ai fait prévenir de mon arrivée. Ce grand Jacques, il s'éloigne avec Sarah la sorcière, décidément ce sont bien deux complices. Où donc est le domestique ? Hé, là-bas ! Ohé ! Ohé ! le domestique, accourez donc je vous prie En voilà encore un que je vais secouer.

DOMINIQUE, à part. - Tiens, il est encore là celui-là ? (Haut.) Qu'est-ce que vous voulez encore, papa Mistigri ?


FRIDOLIN. - Bé ! dites donc, c'est à moi que vous parlez ? Vous saurez que je m'appelle Fridolin.


DOMINIQUE. - Ah, bon ! je vous demande pardon, monsieur Frilodin.


FRIDOLIN. - Je vous dis Fridolin !


DOMINIQUE. - Bien, bien. C'est parce que je n'ai pas la mémoire des noms. Excusez-moi, monsieur Frigotin.


FRIDOLIN. - Je préfère y renoncer ! Ah, ça ! dites-moi, votre maître va-t-il se décider à venir ?


DOMINIQUE. - M'sieur ?


FRIDOLIN. - Je vous demande s'il y en a encore pour longtemps, attendu que je n'ai pas que ça à faire, j'ai des tomates à rentrer et des nèfles à gauler. Si je perds tout mon temps ici, alors qui est-ce qui fera le travail à la maison, c'est pas les canards et les pintades !


DOMINIQUE. - Vous auriez dû les mettre au courant de la besogne ! Non, mais permettez, je ne sais pas pourquoi vous vous emportez comme ça ! Que vous faut-il encore ?


FRIDOLIN. - Mais la seule chose pour laquelle je suis venu, parler à votre maître, je n'en demande pas davantage.


DOMINIQUE. -. Comment ça, puisque vous venez de lui parler à mon maître ?


FRIDOLIN. - Moi, mais jamais de la vie, vous confondez, dites donc que vous avez oublié de le prévenir.


DOMINIQUE. - Assurément il y en a un de nous deux qui a la berlue, je suis trop convenable pour vous dire que c'est vous, mais ce qu'il y a de certain, c'est que ce n'est pas moi Je vous répète que vous venez de lui causer à mon maître, là, il n'y a pas deux minutes.


FRIDOLIN. - Je vous dis, moi, que je n'ai causé à personne. Ah, si ! à un grand mendiant qui me demandait cinq centimes pour acheter deux sous de pain.

DOMINIQUE. - Un mendiant dans le parc du château, taisez-vous, donc c'est impossible.


FRIDOLIN. - Je vous demande pardon, tenez le voilà là-bas, avec cette négresse.


DOMINIQUE. - Vous appelez ça un mendiant vous ! Vous avez de l'aplomb.


FRIDOLIN. - Eh bien ! qui est-ce ?


DOMINIQUE. - Mais c'est le maître, le propriétaire du château !


FRIDOLIN. - Lui ! C'est le. Ah ! (Il se trouve mal.)


DOMINIQUE. - Qu'est-ce que vous avez ? Attendez je vais envoyer chercher le vétéri... le médecin.


FRIDOLIN, prosterné sur la tablette. Il pousse des sons inarticulés. - Ah ! qu'ai-je fait là ? Et je ne me suis douté de rien. Ainsi j'ai agi envers lui avec une indignité pareille. (Il se prosterne encore et pousse de nouveaux cris.)


DOMINIQUE. - Mais qu'est-ce qu'il a donc ce brave bonhomme ? Je vais aller prévenir mon maître. (Il sort.)


FRIDOLIN. - Oh ! bien sûr, je n'ai que ce que je mérite, la sorcière a bien fait de me prédire du malheur. (Il pleure.)


JACQUES. - Allons voyons, Fridolin, mon pauvre frère, ne te tourmente donc pas comme ça ! (Fridolin se jette à son cou, il baragouine une suite interminable de phrases, parmi lesquelles il est impossible de distinguer un mot connu.) Il faut te remettre, mon ami !


FRIDOLIN. - Mon bon frère, ainsi je t'ai méconnu pendant si longtemps., je t'insultais, et tu avais la patience de m'écouter sans jamais laisser échapper de tes lèvres la moindre parole amère. Oh ! c'est ignoble ! (Il éclate en sanglots.)


JACQUES. - Je ne me souviens même plus de ça, mon pauvre ami.


FRIDOLIN. - Quand on pense que je t'ai repoussé, je t'ai même refusé un morceau d'eau et un verre de pain. Non, je veux dire un verre de pain et un morceau d'eau. Non, je... Oh ! je ne sais plus ce que je dis. Laisse-moi m'absenter une petite minute, n'est-ce pas, Jacques, je vais chercher ma femme qui est à l'hôtel du « Lapin radical » elle va venir te faire toutes les excuses qu'elle te doit, et Dieu sait, s'il y en a des chapitres. À tout l'heure. (Il sort.)


JACQUES. - Va, mon ami. Voila la première fois que je m'aperçois que j'ai un frère. C'est un petit peu tard sans doute, mais je ferai tant, que je comblerai en partie le vide creusé par un passé si malheureux !


SARAH. - Jacques ! Où va donc Fridolin ?


JACQUES. - Il va revenir. Nos invités doivent s'impatienter n'est-ce pas ? Dis-leur que dans un instant la petite fête va commencer. Tu as fait placer près de nous les couverts de mon frère, de sa femme et de son fils ?


SARAH. - Certainement tout est préparé pour les recevoir.


JACQUES. - Ainsi, ma pauvre Sarah, te voilà montée en grade, je t'ai nommée intendante du château. Pauvre comte, comme il doit être heureux, s'il assiste à la réalisation de son dernier désir, et de son dernier bienfait !


SARAH. - En effet, il doit être satisfait. Jacques, je vais prévenir les invités que le dîner va bientôt être servi, ensuite je changerai ces pauvres vêtements.


JACQUES. - Moi aussi, mais je les conserverai toujours pour me rappeler ma misère, et me souvenir qu'il y en a toujours à soulager. Va, Sarah. (Elle s'éloigne. Madame Fridolin paraît, elle saute au cou de Jacques, et ne fait entendre absolument que des cris, des hoquets et des sanglots.) Allons voyons, ma chère belle-sœur, un peu de courage. (Elle essaye de parler et recommence la même scène.) Tenez voilà Sarah, là-bas, allez la trouver, elle vous consolera et vous fera revenir vous. (Elle s'éloigne en pleurant toujours.) Pauvre femme, son repentir paraît aussi bien sincère.


NARCISSE. - Oh ! mon pauvre oncle, vous ne pouvez pas vous figurer le plaisir que je viens d'éprouver en apprenant ce qui vous est arrivé J'en suis bien heureux, allez.


JACQUES. - Pas tant que moi mon ami, c'est-à-dire, dans ton intérêt, car tu es mon seul héritier, et cette fortune entière sera pour toi un jour.


NARCISSE. - Oh ne me parlez pas de ça, mon oncle, ça me fait du mal.


JACQUES. - Cher ami, va, je connais ton cœur, et c'est lui qui est la seule cause de notre bonheur à tous.


NARCISSE. - Comment ça, mon oncle ?


JACQUES. - Sans doute, mon si tu ne m'avais pas généreusement retenu lorsque je me disposais à continuer ma route, après l'accueil que j'avais reçu chez moi, jamais l'héritage du comte ne me serait parvenu, et il serait resté enfoui sous ces rochers qui le gardaient si fidèlement.


NARCISSE. - Permettez-moi d'aller jusque chez nous, n'est-ce pas, mon oncle, il me tarde d'apprendre cette bonne nouvelle à monsieur Pouchet et àma fiancée Arthémise.


JACQUES. - Tu n'as pas besoin de courir si loin pour ça. Tiens, regarde, les vois-tu là-bas, parmi les invités ?


NARCISSE. - Oh quel bonheur ! Vous permettez, n'est-ce pas, mon oncle ? (Il se sauve.)


JACQUES. - Avec plaisir, mon ami ! Où donc est passé mon frère ? Oh ! quelle tristesse sur son visage.


FRIDOLIN. - Jacques, je viens te dire adieu.

JACQUES. - Comment, adieu ?

FRIDOLIN. - Sans doute, il se fait tard, fais prévenir ma femme et mon fils, pour que nous retournions à Froussmougnac.


JACQUES. - Et quoi faire à Froussmougnac ?


FRIDOLIN. - Travailler, essayer de sortir de la misère. J'ai mangé mon pain blanc en premier, mon pauvre Jacques. Toi, c'est l'opposé, sois heureux, je ne suis pas jaloux, au contraire, ça me fait bien plaisir de te voir riche !


JACQUES. - Riche ? Moi ? allons donc ! je n'ai pas le sou !


FRIDOLIN. - Comment, pas le sou ?


JACQUES. - Mon ami, tu me connais, moi aussi je me connais ! Cette immense fortune entre mes mains n'y serait pas restée longtemps. Un peu par-ci, un peu par-là, des dons, des prêts, des aumônes, des secours, bref, quelques années auraient suffi pour engloutir tout ça. Donc, j'ai préféré m'en débarrasser d'un seul coup, et je l'ai donnée tout entière.


FRIDOLIN. - Oh, par exemple, c'est insensé.

JACQUES. - Au contraire, c'est excessivement sage et parfaitement raisonné.


PRIDOLIN. - Alors tu vas reprendre ta vie vagabonde.


JACQUES. - Non pas, je reste ici, mon donataire devra me nourrir ; il en fera la promesse.


FRIDOLIN. - La tiendra-t-il ?


JACQUES. - Oui, il est honnête !


FRIDOLIN. - Heu ! Heu ! C'est douteux, des gens honnêtes ?


JACQUES. - Tu peux douter de tous, excepté de celui-là !


 





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