THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SARAH. - Cette fortune ? Ta fortune veux-tu dire, car elle est bien à toi, nul ne peut t'en contester la propriété !


JACQUES. - Sans doute, avec cette lettre du comte je n'aurais pas besoin d'employer tant de mystères, mais je veux que tout le monde ignore ce miraculeux changement de position. De cette façon, je conserverai bien mieux mon indépendance. Je m'amuserai à m'introduire chez les riches du village, pour avoir le plaisir de m'en faire chasser, et les étonner par l'audace que me procurera ma fortune. Ah ! certes, je vais bien rire, c'est bien le cas de dire je vais m'en donner pour mon argent.


SARAH. - Tu vois que mes pressentiments ne me trompaient pas.


JACQUES. - Mais non, en effet ! Pauvre comte, quelle reconnaissance m'a-t-il gardée pour une action si simple. Ainsi depuis si longtemps, cette fortune est enfouie par lui à cette même place, où autrefois je l'aidais cacher quelques valeurs, lorsqu'il partait en voyage. Mais alors ces rochers faisaient partie de l'enclos du château, tandis qu'aujourd'hui, au milieu de ces ruines, ce coffret formidable se trouve livré à tous les effets du hasard. Éloignons-nous, Sarah, j'ai mon idée, demain je commencerai mon travail et en peu de temps mon trésor sera en lieu sûr, et à l'abri de tout danger. Avec le peu d'argent que je viens de prendre et celui que j'ai caché dans ta cabane, il y a déjà de quoi commencer nos surprises. 
(Ils s'éloignent. Deux paysans paraissent et cherchent quelqu'un.)


GRAPONOT. - Je vous dit, compère, qu'il est par ici, on l'a vu ! Ah ! Le misérable ! Ah ! le voleur ! Ah ! le scélérat !

RAFOUILLAC. - Quand on pense qu'il me fait perdre deux-mille écus.


GRAPONOT. - Et à moi quatre-mille, juste le double, aussi mon intention bien arrêtée est de lui briser les reins pour commencer.


RAFOUILLAC. - Et si ce monstre ne me règle pas, je lui casse la tête. Tenez j'aperçois une ombre qui gigote derrière les taillis, ça me fait l'effet d'être la mesure de son corps. Allons-y chacun de notre côté, voisin, à nous deux, nous l'attraperons bien, et nous lui frictionnerons les côtes avec de l'alcool de rotin ! (Ils s'éloignent.)


FRIDOLIN. - Ah ! là ! là ! Ils ont perdu ma trace ! Pour sûr, ils vont m'assommer si je tombe entre leurs mains. Oh ! voilà encore mon frère, décidément je suis entouré d'ennemis, je ne sais plus de quel côté diriger mes pas. (Il s'éloigne.)


JAGQUES. - C'est lui qu'ils poursuivent, je m'en doutais ! Allons, allons, voilà le moment de nous montrer.

GRAPONOT. - Disparu le coquin, ça ne fait rien, je le rattraperai bien.


JACQUES. - Après qui donc en avez-vous, voisin ?


GRAPONOT. - Tiens, vous voilà vous, grand diable ! On n'a du moins à vous reprocher que votre misère, à vous !


JACQUES. - Ah ça, dites donc, mon cher, je crois que ma misère ne vous a jamais rien coûté.


GRAPONOT. - C'est possible, mais on ne peut pas en dire autant de toute votre famille.


JACQUES. - Et que vous doit-elle ma famille ?


GRAPONOT. - Mais la coquine me fait perdre quatre-mille écus !


JACQUES. - Si vous n'êtes pas plus convenable, pour vous apprendre la politesse et les convenances, je vous brise la tête sur ce rocher ! (Il s'approche de lui, le paysan s'incline avec crainte.) Attendez-moi ici, sans bouger surtout, dans deux minutes je suis à vous. (Il s'éloigne.)


GRAPONOT. - Il m'a fait peur ce grand bandit ! Parbleu, ça me serait difficile de m'éloigner d'ici, j'ai ma paire de jambes qui tremble comme des échalas mal plantés. En voilà des gens dangereux, ça ne compte pas comme habitants dans un pays ça, ce sont des fléaux qui s'y installent pour le malheur du pauvre monde. Non, mais c'est qu'il se figure que je vais l'attendre là plus souvent.


JACQUES, il apporte un sac d'argent qu'il donne au paysan. - Tenez voilà les quatre-mille écus que vous doit mon frère.


GRAPONOT. - Comment ça ? Les quatre-mille écus qui. qui. que. que !


JACQUES. - Allons, c'est bon, filez maintenant, vous avez votre affaire, débarrassez-moi de votre présence, c'est tout ce que je vous demande.


GRAPONOT. - Merci, Grand Jacques, je savais bien que vous êtes un brave cœur. Vous savez quand vous passerez devant la maison ne craignez jamais d'entrer surtout. À l'heure des repas, il y aura toujours une croûte de pain et une saucisse à votre disposition. Au revoir, Grand Jacques, il bientôt et merci encore ! (Il s'éloigne.)


JACQUES. - En voilà déjà un qui m'offre de la nourriture. Ça fait bien voir que, lorsque l'on n'a plus besoin de rien, on est sûr de trouver ce qu'il vous faut !


RAFOUILLAC. - Mon Grand Jacques, je viens de rencontrer Graponot, et il m'a dit que vous aviez eu la bonté de payer la dette de votre frère !


JACQUES. - Et alors, qu'est-ce que cela peut vous faire ?


RAFOUILLAC. - C'est que, mon Grand Jacques, j'avais confié également deux-mille écus à votre brave, digne et excellent frère, et que pour moi c'est une perte. (Il pleure d'une façon ridicule.)


JACQUES. - Ne pleurez pas comme ça, vous allez effrayer les chouettes. Demain matin à la première heure, je vous porterai cette somme.


RAFOUILLAC. - Vous ne pourriez pas me donner ça tout de suite ? parce que j'ai besoin d'acheter une boite de sardines avant de rentrer à la maison.


JACQUES. - J'ai dit demain à la première heure, si vous m'ennuyez, vous n'aurez rien du tout.


RAFOUILLAC. - C'est bien, Grand Jacques, j'attendrai ! À demain ! (Il s'éloigne.)


JACQUES. - Bonsoir ! Et de deux. Je vais m'assurer si j'ai bien refermé la trappe chez Sarah.


FRIDOLIN. - Les voilà encore, je croyais qu'ils étaient partis depuis longtemps.


GRAPONOT. - Comme vous me faites courir, mon cher monsieur Fridolin, mais ne vous sauvez donc pas comme ça !


FRIDOLIN, à part. - Tiens comme il me parle ! (Haut.) Il est évident, mon cher Graponot, que vous devez m'en vouloir, vous croyez sans doute que je suis un malhonnête homme ?


GRAPONOT. - Moi ? Pas du tout, je suis persuadé du contraire !


FRIDOLIN. - Vous avez raison ; Graponot. Soyez assuré que dans peu de temps, je vous porterai vos quatre-mille écus.


GRAPONOT. - Mais je n'en veux point, ça ferait deux fois et je suis honnête aussi moi dans le fond !


FRIDOLIN. - Quoi ? deux fois ?


GRAPONOT. - Deux fois que je serais remboursé, puisque votre frère le Grand Jacques vient de me rendre mon argent.


FRIDOLIN. - Comment ? Jacques, mon frère ?


GRAPONOT. - Bien sûr, il a même promis à Rafouillac de lui porteur deux-mille écus demain matin de votre part.


FRIDOLIN. - Je n'y comprends rien.


GRAPONOT. - Moi encore moins, mais ce qu'il y a de certain c'est que je tiens ma monnaie, c'est le principal. Père Fridolin je ne vous en veux plus. Adieu ! (Il sort.)


FRIDOLIN. - Ça, c'est trop fort : mon frère, un mendiant, un vagabond, lui voir payer mes dettes ? Avec quoi ? Il a dû commettre un crime de complicité avec cette horrible sorcière. (Jacques paraît et s'avance doucement derrière lui.) De quel droit s'occupe-t-il de mes affaires ? Ne suis-je pas seul maître de mes actions ?


JACQUES. - Je suis ton frère ainé, et je dois te protéger dans le malheur.


FRIDOLIN. - Allons donc la protection d'un bandit ! mais si je n'avais pas soixante ans, vous prétendriez donc me faire mal tourner ?


JACQUES. - Tes sottises ne m'atteignent pas, et tu ne m'empêcheras jamais de m'occuper de toi. Dans quelques jours nous causerons, et je me chargerai d'abattre la sotte fierté qui a su te perdre. Adieu frère, je t'aime toujours. (Il s'éloigne.)
 

FRIDOLIN. - Bonsoir ! Bonsoir ! Il est fou, ma parole d'honneur ! Et je suis encore ici moi ? Il est sept heures, c'est l'heure du souper chez moi, descendons vite. Tiens, mais j'ai oublié de me suicider ! Je ne peux pourtant pas me suicider sans souper, ça ne se fait jamais. Oh ! ma foi je vais remettre ça à demain. Je tâcherai d'avoir plus de courage qu'aujourd'hui, et si je n'y arrive pas, je paierai quelqu'un pour se mettre à ma place. Pour une pièce de quarante sous que ça me coûtera, je n'en mourrai pas.


ACTE TROISIÈME

La scène représente un superbe jardin, au fond un château.


DOMINIQUE. - En voilà une bonne aubaine ! C'est moi qui ne m'attendais pas à ça ! Quand on m'a fait partir de Paris pour venir ici, j'hésitais. N'ayant jamais quitté la capitale, j'avais peur de mourir d'ennui par ici, au milieu de ces grands bois dont on m'a tant parlé. Enfin je ne regrette rien, j'ai une situation de domestique comme il n'y en a plus. J'ai un maître comme il n'en existe pas ! Oh ! non, vous savez, je suis sûr qu'il n'y en a pas deux comme ça. C'est un original par exemple, mais ça m'est égal, moi j'aime ça. Ainsi tenez aujourd'hui, savez-vous ce qu'il fait ? Il offre un grand repas à tous les habitants du village. Trois-cent-vingt-deux couverts sont servis là-bas sous les marronniers Si vous voyiez les têtes de ces braves paysans, il y a de quoi mourir de rire ! Ils sont enchantés, presque tous sont arrivés déjà. Tiens, en voilà encore un.


PREMIER PAYSAN. - Bonjour le domestique. Ça va ben ?


DOMINIQUE. - Merci, mon brave, vous venez pour le dîner ?


PREMIER PAYSAN. - Bé, oui ! J'ai eune faim, oh, mais eune faim ! Depuis quatre jours que j'ai reçu mon invitation à dîner, j'ons rien mangé du tout pour me donner de l'appétit.


DOMINIQUE. - Vous devez avoir joliment faim. Tenez, mon ami, au bout du petit chemin de gauche, vous verrez les invités.


PREMIER PAYSAN. - Au revoir, monsieur le Domestique. (Il lui donne une forte poignée de main et s'éloigne.)


DOMINIQUE. - Eh bien, voilà deux heures que ça dure ce petit manège-là !


DEUXIÈME PAYSAN, il arrive en chantant et s'arrête net en se trouvant devant Dominique. - Monsieur l'employé, je vous présente mes hommes... hommages Dites-moi, le dîner, ous qu'il est ?

DOMINIQUE. - Tenez là-bas à gauche.


DEUXIÈME PAYSAN. - Hein ?


DOMINIQUE. - Je vous dis là-bas à gauche !


DEUXIÈME PAYSAN. - Ah ! Bien ! (Il s'en, va à droite, Dominique le rattrape.)


DOMINIQUE. - Mais non, voyons, je vous dis à gauche !


DEUXIÈME PAYSAN. - Ah, oui ! (Il se dirige du côté du public, Dominique le rattrape au moment où il va tomber par-dessus la tablette du théâtre.)


DOMINIQUE. - Allons voyons, venez donc par ici. (D'un coup de tête, il l'envoie dans la bonne direction.) Ont-ils la tête dure ces gens-là ! (Il se promène de long en large.)


FRIDOLIN. - Voilà des manières que je ne m'explique pas, je ne tolèrerai pas une pareille arrogance. Le propriétaire de ce château, possesseur, dit-on, d'une immense fortune, donne un repas à tous les paysans de ce village, et moi, qui suis du pays voisin, il me fait la grossièreté de m'inviter avec ma femme et mon fils. Se figure-t-il que je vais me mêler à cette populace, confondre la dignité de mon auguste personne avec ces grossiers personnages ? Il ajoute encore qu'il a une communication à me faire. Ah ça ! Je n'ai donc pas de domicile connu ? Ce monsieur ne pouvait donc pas se déranger pour venir me parler ? Je suis sûr qu'il a entendu causer de mon affaire, il va m'offrir un secours. J'ai laissé ma femme et mon fils à l'hôtel du Lapin radical, je vais me dépêcher de m'expliquer avec ce Monsieur, pour retourner chez moi au plus vite. Que d'évènements depuis un mois, Seigneur ! Enfin je crois que mon frère va me laisser tranquille, il a disparu depuis trois semaines, c'est bon signe. Dites donc, hé là-bas ! Domestique ! Mais dites donc, voyons, domestique, il me semble que je vous ai appelé !


DOMINIQUE. - Oui, Monsieur, j'accours ! Monsieur désire ?


FRIDOLIN. - Vous allez dire Monsieur votre maître que monsieur Fridolin, le fermier de Froussmougnac, demande à lui parler.

DOMIN'IQUE. - Ah ! bien mon maître du reste m'a dit de l'informer de votre arrivée aussitôt que vous seriez là !


FRIDOLIN. - C'est bon, allez !


DOMINIQUE, s'éloignant. - En voilà un faiseur d'embarras ! C'est celui-là qui a fait perdre tant d'argent à ses pauvres voisins, il n'y a pas là de quoi être si fier !


FRIDOLIN. - Eh bien !?


DOMINIQUE. - Parfaitement, Monseigneur, je me précipite. (Il sort.)


FRIDOLIN. - Tenons-nous bien, et apprêtons-nous à étonner ce Monsieur par notre distinction naturelle. Non mais, vous allez voir comme je vais lui parler, je m'en dilate d'avance les lignes pures de ma gracieuse physionomie.


SARAH. - Tiens, maître Fridolin, vous ici ? seriez-vous invité au repas donné par le nouveau propriétaire du château ?






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