THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

JACQUES. - Cher petit ! si je pouvais un jour avoir le bonheur de te prouver ma reconnaissance, je n'aurais plus rien à désirer sur la terre .


NARCISSE. - À tout à l'heure, mon cher oncle, attendez-moi ! (Il sort.)


JACQUES. - Attendons, si je peux réussir à me fixer dans mon pauvre pays jusqu'à la fin de mes jours, j'en serai bien aise.


SARAH. - Mon pauvre Jacques, mais oui, c'est lui ! Oh que je suis heureuse !


JACQUES. - Tiens ! te voilà, ma pauvre Sarah ? Dans quel état es-tu donc pauvre amie ?


SARAH. - Dans la misère, mon pauvre Jacques. Je vis de charité, je mendie un peu de pain à droite et gauche, souvent repoussée, insultée même, je souffre toutes sortes d'humiliations.


JACQUES. - Mais tu n'es donc plus au château ?


SARAH. - Depuis quinze ans, mon ami, le château est abandonné.


JACQUES. - Comment ça ?


SARAH. - Le Comte est mort à cette époque !


JACQUES. - Monsieur le Comte est mort ! Eh bien, et son fils ?


SARAH. - Mort deux ans avant lui !


JACQUES. - Comment ? ce pauvre enfant ?

SARAH. - Hélas oui, mon pauvre Jacques, ce jeune homme que tu avais sauvé dans le lac est mort à la suite d'une terrible maladie. Enfin, que veux-tu ? Parlons de toi, mon cher Jacques. Le Comte avant de mourir m'a chargée d'une mission pour toi, et certes, je n'espérais plus pouvoir la remplir. Mais te voilà, j'en suis bien heureuse, je vais pouvoir obéir à son dernier commandement.


JACQUES. - Comment ? s'agit-il de moi ?

SARAH. - C'est une lettre qu'il m'a donnée en me disant Sarah, j'espère que le grand Jacques reviendra bientôt, dans tous les cas, tu pourras avoir de ses nouvelles. Remets-lui au plus tôt cette lettre. Malheureusement je n'ai jamais pu en obtenir, de tes nouvelles, malgré toutes mes démarches.


JACQUES. - Et cette lettre ?


SARAH. - Elle est dans ma chaumière, là-haut sur la montagne des Roches noires. Je t'attendrai ce soir, et je te remettrai cette précieuse commission, qui je l'espère autant que je le souhaite, mon vieil ami, contiendra de quoi t'affranchir de la misère et te donnera la récompense que mérite ton excellent cœur.


JACQUES. - C'est entendu, ma bonne Sarah, j'irai !


SARAH. - Et moi je me sauve, car si Fridolin me trouvait encore ici, il m'assommerait. Adieu !


JACQUES. - À ce soir ! (Elle sort.) Que pouvait-il me vouloir ce pauvre comte ? Il s'agit sans doute d'une récompense en mémoire du sauvetage de son cher enfant. Digne et excellent homme !


NARCISSE. - Mon oncle, c'est entendu, comme je le prévoyais du reste, monsieur Pouchet accepte avec plaisir. Il y a chez lui une petite chambre toute prête à vous recevoir.


JACQUES. - Allons ! décidément, on dirait que le destin change ses dispositions à mon égard, ma foi il me doit bien ça. C'est toi, cher enfant, qui a fait jaillir cette lumière nouvelle. Ah ! puissent ses éclats pénétrer en ton cœur, et te faire partager avec moi le bien-être que je crois apercevoir, et que la Providence envoie aux gens de bien pour réparer le mal fait par l'injustice des hommes. Partons, cher enfant, je suis tes pas. (Ils sortent.)


FRIDOLIN. - Heureusement que mon fils l'emmène ! Ah, ça ils vont donc se donner tous rendez-vous ici ces bohémiens ! Oh ! j'aperçois maître Bavasson, mon avocat. Je vais donc enfin connaître mon sort. (Maître Bavasson fait son entrée rapidement et se trouve pris par une quinte de toux prolongée ; son impossibilité de parler exaspère Fridolin.) Calmez-vous, maître Bavasson, essayez au moins de me faire comprendre. (Chaque fois que Bavasson va pour parler, une nouvelle toux l'empêche de prononcer un seul mot.) Mon ami, voyez dans quel état je suis. Je bous, je bous, je bous d'im. Je bous d'im. je bous d'impatience


BAVASSON. - Ah ! mon pauvre monsieur Fridolin !


FRIDOLIN. - Mais quoi donc ? vous me faites peur.


BAVASSON. - Ah ! Ah ! Ah !


FRIDOLIN. - Vous m'effrayez, dites-moi la vérité. J'ai perdu, n'est-ce pas ?


BAVASSON. - Ouiiiii !


FRIDOLIN. - Ah ! (Il tombe sur le dos.)


BAVASSON. - Que voulez-vous, monsieur Fridolin, il faut en prendre votre parti.


FRIDOLIN. - Parbleu, vous êtes bon, vous ! En prendre mon parti ! Vous croyez qu'il est facile d'apprendre ainsi sa ruine, sans éprouver un frémissement clans les moelles.


BAVASSON. - Sans doute, mais ça n'avance rien ! Quand vous serez là à vous lamenter comme un canard enrhumé du cerveau !


FRIDOLIN. - Oh ! c'est bien fini, je suis perdu ! Vous ne savez donc pas qu'il ne me reste plus que trois euros soixante-quinze pour finir mon existence

BAVASSON. - Oh, vous êtes si sobre !


FRIDOLIN. - Je ne peux pas vivre absolument, qu'avec de l'eau. Ah ! que je suis malheureux ! Mais vous m'avez mal défendu, c'est impossible autrement.


BAVASSON. - Allons donc, vous savez bien que votre adversaire avait tous les atouts en main.


FRIDOLIN. - Vous n'aviez qu'à tricher un peu.


BAVASSON. - Du courage monsieur Fridolin vous êtes assez intelligent, vous saurez vous relever. Adieu. (Il sort.)


FRIDOLIN. - La sorcière m'a prédit du malheur ! J'ai repoussé mon frère ! À présent je n'en ai pas plus que lui, mais je suis plus fier, et un homme comme moi ne doit pas s'incliner. Moi vivant, personne ne connaîtra ma ruine, après comme après, les autres s'arrangeront, je vais me jeter dans le lac. (Il sort.)


DEUXIÈME ACTE

La scène représente un bois dans une montagne.


PETIT PIERRE. - Ça par exemple, je ne le souffrirai pas ! J'ai entendu le père Fridolin qui disait qu'il était ruiné, et qu'il allait se suicider. Pauvre homme, il est vrai que je ne l'aime pas, mais je ne veux pas qu'il exécute un semblable projet, c'est trop dangereux. Oh, le voilà ! (Il se cache.)


FRIDOLIN. - Ma résolution est prise et bien prise. Demain il ne restera de moi qu'un vague souvenir dans l'esprit de ceux qui m'auront connu.


PETIT PIERRE, caché. - C'est pas ça qui leur tiendra bien chaud.


FRIDOLIN. - Comment, il me poursuit jusqu'ici, ce monstre ? Je ne peux même pas me suicider tranquillement ?


PETIT PIERRE, caché, ne montrant que sa tête. - Voulez-vous que je vous aide ?


FRIDOLIN. - Je préfère ne pas répondre ! Voyons, réfléchissons bien. Ma ruine est connue de tout le monde, maintenant ; je ne peux donc pas redescendre au village sans m'exposer ni être montré au doigt par tous mes voisins.


PETIT PIERRE, ne montrant toujours que sa tête. - Mais, c'était déjà comme ça, avant !


FRIDOLIN. - Oh, le malheureux, mais où donc se cache-t-il ? Allons bon, voilà mon frère ! Je suis sûr qu'il m'a suivi pour me narguer. Il a dû apprendre mon malheur, et pour se venger il va me torturer ! Aussi je vais bien me tenir, et je lui ferai voir qu'il y a dans ma cervelle de quoi soutenir ma vieille réputation d'homme énergique.


JACQUES. - Te voilà, mon pauvre Fridolin, je te cherchais partout.


FRIDOLIN. - Et pourquoi, je vous prie ?


JACQUES. - Mais pour te consoler.


FRIDOLIN. - Me consoler ? À propos de quoi ?


JACQUES. - Ne sois pas si fier, Fridolin. Je connais ton malheur, je viens franchement me jeter dans tes bras et te dire : frère, prenons la vie telle qu'elle se présente, ne nous décourageons pas. Travaillons ensemble, tu es plus sérieux que moi, je suis plus fort que toi, ce sont des qualités différentes avec lesquelles nous pouvons encore espérer trouver une fin d'existence calme et heureuse.


FRIDOLIN. - Allons donc. vous êtes fou ! Moi, m'associer avec un vagabond de votre espèce, mais j'aimerais mieux mourir cinquante-deux fois ! Et puis, après tout, je ne m'explique pas vos alarmes. Qu'y a-t-il donc de changé dans mon existence ? Pour une perte que je viens de subir vous croyez que je suis perdu pour ça ? Jamais, Monsieur, dans quelques jours, grâce à l'obligeance de bons amis, mes affaires remarcheront de plus belle.


JACQUES. - De bons amis ? Mon pauvre Fridolin, tu peux en chercher, je t'y engage, et si tes démarches sont vaines, souviens-toi qu'il y en a deux auxquels tu pourras toujours t'adresser sans craindre d'être repoussé.


FRIDOLIN. - Et vous les nommez ?


JACQUES. - Ton fils, et ton frère !


FRIDOLIN. - Ah ! Permettez-moi de m'offrir un instant de douce hilarité (Il sort.).


JACQUES. - Mon pauvre frère, sa fierté fera sa perte, c'est un mal contre lequel il n'y a pas de remède. C'est bien ici que Sarah m'a donné rendez-vous à six heures, elle ne peut tarder. Ah, la voilà !


SARAH. - Tu m'attendais, mon pauvre Jacques ?


JACQUES. - Sans impatience, Sarah, sois-en convaincue.


SARAH. - Ah, c'est que je n'ai plus ma vigueur d'autrefois. Lorsqu'il fallait descendre à la ville, c'était un jeu pour moi ; mais à présent, avec les années qui pèsent sur ma tête, et la fatigue qui brise mes jambes, je ne suis plus bien vive.


JACQUES. - Pauvre amie, sois tranquille, je te soutiendrai un peu, moi.


SARAH. - Brave Jacques va, tu as toujours ton excellent cœur.


JACQUES. - Si je n'ai que ça de bon, je tâche de le conserver. C'est mon seul trésor, avec une santé parfaite comme celle que Dieu m'a donnée, ça vaut des richesses, Sarah, aussi je n'envie le bonheur de personne, et je me trouve l'homme le plus heureux de la terre.


SARAH. - Je ne sais si je me trompe, Jacques, mais j'ai un pressentiment. Il me semble qu'un grand évènement va surgir. Je crois apercevoir planer sur ce pays si sombre depuis longtemps une clarté nouvelle.


JACQUES. - Tu rêves, Sarah.


SARAH. - Non, certes ! En attendant, viens dans ma pauvre cabane, pour que je te remette la lettre du Comte.


JACQUES. - Soit, partons, je ne serais pas fâché, en effet, de recevoir un dernier ordre de ce digne homme.


SARAH. - Eh bien, achevons de monter la colline, jusqu'au rocher noir. (Ils s'éloignent.)


FRIDOLIN. - Je n'ai pas pu entendre un mot de leur conversation. Voyez-vous ces deux bohémiens, ils préparent sans doute quelques méchants complots. Si je les dénonçais à la justice... Non, au fait je n'ai pas le temps de m'occuper de ça, il faut que je me suicide. Comment vais-je m'y prendre pour ce genre d'opération ? Ce n'est pas si facile que vous le pensez, allez, vous verrez ça quand vous vous en occuperez pour vous. Quand on en a l'habitude, ça va peut-être tout seul, mais la première fois, on est gêné Allons, du courage, je vais me précipiter dans le lac qui est en bas. Une, deux. !

PETIT PIERRE, ne montrant que sa tête. - Et trois, allez-y !

FRIDOLIN. - Aïe ! Aïe Aïe ! Oh qu'elle frayeur j'ai eue ! Je croyais que j'étais déjà dans le lac !


PETIT PIERRE, toujours caché. - Ça aurait fait rire les poissons.


FRIDOLIN. - C'est encore ce petit bonhomme qui vient me tourmenter. (Petit-Pierre vient tout doucement par derrière le chatouiller avec une paille. Fridolin éternue plusieurs fois d'une façon excentrique.) Décidément je m'enrhume. Le fait est que le temps est bien mauvais, si on se suicidait avec une température comme ça, on serait dans le cas d'en faire une maladie.


PETIT PIERRE, se montrant à peine. - Vous avez parfaitement raison, monsieur Rococo ! (Fridolin se précipite sur lui. La scène reste vide.)


JACQUES, il entre avec Sarah et tient un papier à la main. - Pas un mot de ceci à qui que ce soit, Sarah, il nous faut observer la plus grande prudence.


SARAH. - Sans doute, mais ce chemin nouveau qui passe si près du rocher noir est assez fréquenté. Comment faire pour opérer un semblable travail sans attirer l'attention des passants ?


JACQUES. - Ça c'est un détail, je trouverai bien un moyen quelconque pour sortir cette fortune.





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