THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE GRAND JACQUES

COMÉDIE EN TROIS ACTES


Darthenay,

1890

domaine public


PERSONNAGES :

JACQUES.
FRIDOLIN, son frère
NARCISSE, fils de Fridolin
BAVASSON, avocat
POUCHET
PETIT PIERRE
GRAPONOT
RAFOUILLAC
MADAME FRIDOLIN
SARAH, vieille négresse

Domestiques, paysans, paysannes, garde champêtre.



ACTE PREMIER

La scène représente l'intérieur d'une maison campagnarde.


FRIDOLIN, seul. - Non, je ne le vois pas venir ! Oh c'est épouvantable ! Quelle situation ! Quand on pense que tout marchait si bien, mes petites affaires prospéraient d'une façon merveilleuse, et patatrac, voilà tout menacé à cause de ce maudit procès. Enfin, il n'est pas encore perdu, mais c'est égal, j'ai peu d'espoir. Maître Bavasson, mon avocat, est au tribunal, il m'a promis de m'apporter le résultat de l'affaire aussitôt qu'elle serait jugée ! Ah si malheureusement je perds, c'est la ruine complète pour moi, la risée de tout le pays !


PETIT PIERRE, ne passant que sa tête. - Ça serait joliment bien fait pour vous, par exemple ! Il se cache.

FRIDOLIN. - Qu'est-ce que vous dites, misérable ? (Il sort du côté opposé.)

PETIT PIERRE. - Ce pauvre papa Fridolin, en effet, il ne l'aurait pas volée sa ruine, il en a mis tant d'autres dans la misère, qu'il ne serait pas mauvais de le voir à son tour tirer la langue. Oh ! le voilà qui revient. (Il se cache.)


FRIDOLIN. - J'ai beau regarder sur la route, je ne vois rien venir, rien, rien, rien ! Si un malheur pareil m'arrive, je ne fais ni une ni deux, je me pends !


PETIT PIERRE, caché. - Oh ! ce que vous seriez vilain étant pendu !


FRIDOLIN. - Mais où donc est-il ce misérable ? (Il cherche partout.)


PETIT PIERRE, même jeu. - Pas par ici, de l'autre côté. plus haut ! (Il le chatouille et se sauve.)


FRIDOLIN. - C'est encore ce gamin-là tenez, toujours le même ! Je vais encore voir si mon avocat arrive. (Il sort.)


LE GARDE CHAMPÊTRE, il entre avec Pouchet. - Tiens, monsieur Pouchet, vous avez affaire avec monsieur Fridolin, vous ?


POUCHET. - Ça vous étonne mon brave Mathurin ?


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Un peu, monsieur Pouchet, car je sais que vous n'êtes pas dans le besoin, et ordinairement ceux qui viennent ici sont déjà entrés en relations avec la gêne.


POUCHET. - Vous voulez dire que le père Fridolin fait toujours l'usure ?


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Parfaitement, il s'enrichit avec la dépouille de ses victimes, mais voyez-vous, pour moi ça n'a qu'un temps ces fortunes amoncelées avec le bien des autres, et inondées par tant de larmes.


POUCHET. - Mon cher Malhurin, le sujet qui m'amène ici est tout différent. Il s'agit tout simplement du mariage de ma fille avec le fils du père Fridolin, le petit Narcisse, et je crois que personne ne trouvera à redire à cette union.


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Oh ! pour ça non, monsieur Pouchet, car si le père Fridolin est détesté dans le village, et s'il y possède une mauvaise réputation, son fils, au contraire est aimé par tout le monde. Il est évident qu'il n'y a aucun rapport entre les deux caractères, c'est le jour et la nuit, et je suis certain que ce pauvre Narcisse doit bien souffrir des affronts si souvent prodigués à son père. Vous m'excuserez, monsieur Pouchet, si j'ai été indiscret, mais vous savez, moi, je suis un peu bavard.


POUCHET. - Mais du tout, mon excellent Mathurin, au contraire, je voudrais même vous adresser une question.


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Faites donc, monsieur Pouchet, je vous en prie.


POUCHET. - Comme vous êtes né dans le pays, vous en connaissez toute l'histoire. Savez-vous si vraiment le père Fridolin a eu un frère autrefois ?


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Certainement, le grand Jacques.


POUCHET. - Est-ce qu'il est mort ?


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Non pas, du moins on n'en sait rien ! Il a quitté le pays il y a trente ans, et jamais il n'y est revenu. Ah ! c'était un digne homme aussi, celui-là, je crois, du reste, que son neveu tient de lui. Il n'avait jamais su se faire un ennemi, et tout ce qu'il possédait, passait à secourir les malheureux. Vous voyez quelle différence avec celui-ci.


POUCHET. - En effet !


LE GARDE CHAMPÊTRE. - Allons ! je vous quitte, monsieur Pouchet, à tantôt ! (Il sort.)


POUCHET. - Au revoir, Mathurin. C'est vrai tout de même, il jouit d'une singulière renommée ce père Fridolin. Enfin Tiens, le voilà !


FRIDOLIN, il entre sans voir Pouchet. - J'en ferai une maladie, c'est certain ! Tiens. c'est vous, monsieur Pouchet, qu'y a-t-il pour votre service ?


POUCHET. - Mais, monsieur Fridolin, il y a le même sujet qui nous occupe depuis assez longtemps, et que je voudrais bien voir terminé.


FRIDOLIN, toujours inquiet regardant de l'autre côté. - Quel sujet ?


POUCHET. - Comment quel sujet ? Vous plaisantez, n'est-ce pas ? Il me semble que c'est assez sérieux. Il s'agit du bonheur de nos deux enfants, et vraiment vous y mettez une insouciance.


FRIDOLIN. - Quels enfants ?


POUCHET. - Ah, ça ! Voyons ! quand fixons-nous le jour de leur mariage ?


FRIDOLIN. - Oh ! mon ami, je n'ai pas le temps de m'occuper de ça aujourd'hui, j'ai une poule qui est malade !


POUCHET. - Allons donc ! ne plaisantez pas comme ça ! J'ai absolument besoin d'être fixé, depuis trop longtemps déjà vous me faites attendre, et je ne veux pas que les conversations circulent plus ouvertement sur ce mariage.


FRIDOLIN. - Ce soir, mon brave ami, nous causerons de cette affaire ; d'ici là il m'est impossible de vous donner une réponse définitive, je suis tracassé en ce moment par un événement qui surgit dans mon existence, et qui me cause une grande inquiétude.


POUCHET. - Enfin à ce soir, c'est entendu, mais je vous préviens que c'est le dernier délai.


FRIDOLIN. - C'est bien entendu, à ce soir. (Pouchet sort.) Je vous demande un peu, comme si j'avais le temps de m'occuper d'une plaisanterie pareille !


SARAH, elle entre doucement et vient se placer derrière Fridolin, qui ne l'ayant pas vue entrer, fait un bond en lui entendant dire : - Donnez-moi quelque chose monsieur Fridolin !


FRIDOLIN. - Allons donc, veux-tu te sauver, sorcière de malheur. Je t'avais défendu d'entrer ici, sors vite, ou je te chasse à coups de bâton.


SARAH. - Donnez-moi seulement un morceau de pain.


FRIDOLIN. - Jamais de la vie, je n'en donne même pas à mon chien, ce n'est pas pour t'en donner à toi.


SARAH. - Mauvais cœur ! Ça vous portera malheur, allez, vous verrez ça. (Il se précipite sur elle, elle se sauve et lui échappe.)


FRIDOLIN. - Mais oui, c'est entendu, vous me l'avez déjà dit plusieurs fois. Décidément tout le monde s'en mêle.

JACQUES. - Ah ! le voilà, c'est bien lui.

PRIDOLIN. - Allons bon ! encore un mendiant ! Qu'est-ce que vous voulez ?


JACQUES. - Comment, tu ne me reconnais pas ?


FRIDOLIN. - Ah ça ! dites donc, à qui parlez-vous ?


JACQUES. - Mais à toi, mon excellent frère ! Comment tu ne reconnais pas le grand Jacques ?


FRIDOLIN. - Le grand Jacques, ma foi, non, à peine si je me souviens de vous.


JACQUES. - Il est vrai qu'il y a bien longtemps que nous nous sommes vus, il y a trente ans que j'ai quitté le pays.


FRIDOLIN. - Et d'après ce que je vois, suivant votre tournure, la fortune ne vous a pas fait risette !


JACQUES. - Si, des fois, souvent même ! Seulement j'ai eu des revers, trop bon cœur, dit-on, ça nuit, c'est vrai, mais ça laisse d'heureux souvenirs, et c'est une consolation.


FRIDOLIN. - Si ça vous suffit, tant mieux, et maintenant que comptez-vous faire ?


JACQUES. - Je vais chercher de l'ouvrage, malgré mon âge, je suis robuste !

FRIDOLIN. - Et vous comptez rester dans le pays ?


JACQUES. - Peut-être... Enfin, voilà vingt-quatre heures que je marche sans m'arrêter, pour avoir le plaisir de t'embrasser plus tôt.


FRIDOLIN. - Oh vous auriez pu modérer vos transports, je ne vous attendais pas avec la même impatience.

JACQUES. - Enfin me voilà et...


FRIDOLIN. - Quand partez-vous ?


JACQUES. - Oh ! bientôt sans doute, donne-moi toujours un morceau de pain et un verre d'eau.


FRIDOLIN. - De l'eau, on en fabrique à la source, quant au pain il est très recherché cette année, c'est un produit rare, et nous le gardons pour nos besoins !


JACQUES. - D'après ce que je vois, tu ne me retiens pas avec frénésie.


FRIDOLIN. - Et j'espère même que vous ne serez plus là lorsque je rentrerai. (Il sort.)


JACQUES. - À la bonne heure, voilà de l'amour fraternel, ou je ne m'y connais pas. Eh bien, c'est entendu, je vais partir, je trouverai autre part de meilleurs cœurs, il ne faut jamais désespérer dans la vie !


MADAME FRIDOLIN. - Qu'est-ce que c'est que ça ? Que demandez-vous ?

JACQUES. - N'êtes-vous pas madame Fridolin ,


MADAME FRIDOLIN. - Sans doute, et puis après ?


JACQUES. - Enchanté de faire votre connaissance, ma chère belle-sœur, voulez-vous me permettre de vous embrasser ?


MADAME FRIDOLIN. - Jamais de la vie ! Comment c'est vous, et dans quel état, Seigneur !


JACQUES. - Dame, j'ai un tailleur qui suit la dernière mode, seulement il est mort il y a vingt ans et il ne m'a jamais habillé depuis. Vous n'auriez pas quelque chose à me donner pour manger ?


MADAME FRIDOLIN. - Adressez-vous à la mairie, comme tous les vagabonds. (Elle sort.)


JACQUES. - Les deux font bien la paire. Allons donc, partons, oublions ces vilaines gens ; mon étoile n'est pas éteinte peut-être, et elle me donnera encore je l'espère, quelques meilleurs instants que ceux que je viens de passer dans cette maison qui m'a vu naître, et qui me revoit si malheureux. (Il tient sa tête dans ses mains.)


NARCISSE. - Mon pauvre oncle ! Oh pardon, j'ai entendu comme mes parents vous ont traité.


JACQUES. - Quoi mon ami, vous êtes le fils de mon frère, et il ne m'a même pas parlé de vous !


NARCISSE. - Il faut lui pardonner, il a tant d'affaires en tête, mais c'est égal, il a été bien cruel envers vous. Voyons, mon oncle, écoutez-moi, je vais vous proposer quelque chose. Ne partez pas, je veux que vous restiez ici. J'ai entendu dire trop de bien de vous pour que je ne me fasse pas un devoir de vous venir en aide.


JACQUES. - Pauvre ami, ça me fait du bien de voir qu'il y a encore un bon cœur dans la famille.


NARCISSE. - Comme je dois me marier prochainement avec Arthémise, la fille à monsieur Pouchet l'instituteur, je vais aller demander à cet excellent homme, s'il veut consentir à vous recevoir chez lui, et comme il est plus que certain qu'il acceptera, vous y resterez jusqu'à l'époque de mon mariage, ensuite, je vous installerai chez moi. Attendez-moi, n'est-ce pas, dans deux minutes je vous rendrai réponse.





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