THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GUIGNOL. - Qu'est-ce qu'ils ont donc, ces particuliers, à me dévisager comme ça ? (Léon et Jutes saluent encore.) En v'là des salutances ! (Il salue aussi.) Faut pas être malhonnête.


JULES. - Prince !


LÉON. - Altesse !


GUIGNOL. - À qui donc qu'il parle, celui-là !?


JULES. - À vous, grand prince. Il n’est plus temps de feindre. Quittez ce déguisement sous lequel se cache votre Grandeur. À ce port majestueux, au feu qui brille dans vos yeux, à ce nez d'aigle, nous ne pouvons vous méconnaître.

GUIGNOL, à part.- C’est des farceurs qui veulent me faire poser. (Haut.) Voyons, pour qui me prenez-vous ?


LÉON. - Pour un des plus grands princes de la terre, le fils du roi du Monomotapa.


GUIGNOL. - Du moineau ?


LÉON. - Du Monomotapa un souverain qui règne sur des peuples innombrables et sur d’immenses trésors.


GUIGNOL. - Mais mon père était canut... aux Pierres-Plantées.


JULES. - Vous n'êtes pas né à Lyon. Enlevé par des corsaires dès l'âge le plus tendre, par suite des machinations du premier vizir Abazi-Bazou-Ababout, qui voulait mettre son fils à votre place, vous avez été transporté dans cette ville et recueilli par d'honnêtes ouvriers qui ont pris soin de votre enfance. Mais votre père, le roi du Monomotapa, a découvert la fraude de l'infâme Abazi-Bazou-Ababout. Il a fait justice de ce misérable et vous a fait chercher partout. Il y a quatre ans que nous parcourons le monde entier à votre recherche. Nous vous reconnaissons à votre ressemblance avec votre auguste père, qui vous attend pour partager avec vous ses richesses.


GUIGNOL. - Ses richesses ! Il a donc bien de l'or, ce père-là ?


JULES. - Immensément.


GUIGNOL. - Nom d'un rat ! C’est assez cannant, un papa comme ça...


LÉON. - Venez, prince, votre peuple vous appelle à régner.


GUIGNOL. - Je ne suis pas une araignée.


LÉON. - À régner sur lui.


GUIGNOL. - Mais, vous autres, qui êtes-vous donc ?


JULES. - Prince, je suis votre premier chambellan.


GUIGNOL. - Ah ! c'est toi qui bêles. Et toi ?


LÉON. - Je suis le ministre des finances de votre royaume.


GUIGNOL. - Ah ! c'est toi qui finances... Fais donc voir tes médailles.


LÉON, lui donnant de l'argent. - Voilà tout ce que nous avons sur nous. Mais daignez venir avec nous, et nous mettrons notre cassette à votre disposition.

GUIGNOL, à part. - C'est pas des farceurs ! V'là bien de l'argent, du vrai de vrai ! (Haut.Allons ! c’est entendu ! bonsoir les aiguilles ! (Il jette au loin son éventaire.) Vous avez raison, Messieurs... Je commence à croire que je suis bien le prince du Mo...


JULES. - Du Monomotapa.


GUIGNOL. - Du Mornotopapa... Allons trouver l'auteur de mes jours et son magot.


JULES. - Venez, prince, venez prendre des habits plus convenables à votre rang.


GUIGNOL. - Je ne peux pas changer... je suis comme l’escargot, je porte tout mon bien sur le dos.


JULES. - Nous avons apporté votre garde-robe. Nous ferons ensuite les préparatifs de votre départ.


GUIGNOL. - Ça me bouleverse tout de même... Donnez-moi donc votre bras : les jambes me flageolent... Avec ça que je n'ai pas déjeuné bien solidement.


LÉON. - Venez, prince, nous allons vous faire servir un repas somptueux.


GUIGNOL. - Un repas somptueux !... Décidément, c’est pas des farceurs !... Marchons !...


LÉON. - Passez, monseigneur, nous vous suivrons.


GUIGNOL. - Allons donc, ganache, donne-moi le bras ; je ne suis pas fier... Allons boire un coup à la santé du roi du Monotopapa.

 


ACTE II

Un salon

SCÈNE PREMlÈRE. 


CASSANDRE.

 

CASSANDRE, seul. - Sac à papier ! la tête me pète !... Amanda est d'une humeur !... Il a fallu employer deux bouteilles d'eau de fleurs d'oranger et trois flacons de vinaigre des quatre voleurs pour la faire revenir... Elle a cassé deux vases de porcelaine... et maintenant elle s'en est prise à son piano... Ah ! En voilà un infiniment qui en voit des croches et des doubles-croches pour le quart-d'heure !... Il faudra décidément que je lui cherche un comte ou un marquis pour le lui faire épouser... Mais il ne s'en est point encore présenté.



SCÈNE II.


CASSANDRE, UN DOMESTIQUE.


LE DOMESTIQUE, entrant. - Monsieur, il y a là deux Turcs qui demandent à vous parler.


CASSANDRE. - Des Turcs !... Ah! je fais ce que c’est... des marchands de dattes... Dis-leur que j'ai quitté les affaires.


LE DOMESTIQUE. - Monsieur, ils disent qu'ils viennent de la part d'un prince.


CASSANDRE. - D'un prince ! Qu'est-ce que cela signifie ?


LE DOMESTIQUE. - Monsieur, ils font très bien mis : ils ont un soleil dans le dos et une lune sur la tête.


CASSANDRE. - Allons ! fais-les entrer.



SCÈNE III.


CASSANDRE, LÉON et JULES, habillés à l'orientale. 
 

JULES. - Recevez, Monsieur, les hommages de vos humbles esclaves.


CASSANDRE. - Jules et Léon !... Que signifient ces déguisements ?


LÉON. - Ce n’est point un déguisement ; c’est le costume de notre pays et de la cour de notre souverain. Nous vous avons trompé ce matin : nous appartenons l'un et l'autre à la cour du roi du Monomotapa. Le roi notre maître, ayant entendu parler de la merveilleuse beauté de votre fille, nous avait envoyés en ces lieux pour la voir. Il veut en faire la femme de son fils, de l'héritier présomptif de sa couronne, un prince accompli que le monde entier a surnommé la lumière de l'Orient...


CASSANDRE. - Ce n’est pas possible !... Le fils du roi du Mo... to...


LÉON, très-vite. - Du Monomotapa.


JULES. - Il était venu lui-même dans ce pays... pour prendre les eaux de Charbonnières. Il a vu votre fille, il a été saisi d'admiration, et il m'a dit : « Va, cherche cette jeune beauté ; interroge son père ; dis-moi si, par son éducation, elle est digne de devenir ma compagne. »


CASSANDRE. - Vous n'avez point gardé quelque rancune de ce qui s’est passé ce matin ?


LÉON. - Point du tout. Cette noble fierté, cette grandeur de sentiments conviennent à celle qui doit être une puissante reine ; et notre maître a bondi de joie, quand nous lui ayons rapporté les paroles de sa fiancée. Il va venir lui-même, tout à l'heure, vous demander la main de mademoiselle Amanda.


CASSANDRE. - Sac à papier ! mais j'en perds la tête moi-même. Beau-père du roi du... Moinococola !... Je voudrais bien pourtant prendre quelques renseignements... c’est l’usage...


LÉON. - Des renseignements sur un prince ! Vous plaisantez... D'ailleurs, nous sommes là, vous nous connaissez.


JULES. - Le roi du Monomotapa est connu dans le monde entier.


CASSANDRE. - Oui, oui... Mais redites-moi donc ce nom-là... J'ai de la peine à le retenir : Mo...cro...

     (Jules et Léon disent ensemble et Cassandre répète après eux, syllabe par syllabe.)


JULES ET LÉON disent ensemble : - Mo...no...mo...ta...pa.


CASSANDRE, seul. - Mo no tu tapa.


LÉON. - Le prince veut vous attacher à sa cour... Il vous nomme grand Crustacé du palais.


CASSANDRE. - Ah ! oui, oui, Crustacé ; je connais ça : tu m'en as parlé ce matin. Quel honneur !


JULES. - Le prince peut-il se présenter ?


CASSANDRE. - Certainement... Qu'il se présente. (À part.) J’espère qu'il conviendra à Amanda, celui-là... (Haut.) Je vais prévenir ma fille.


LÉON. - Nous ferons ici dans un instant avec le prince, qui va se faire précéder par des présents magnifiques, des diamants, des cachemires de l'Inde et des pertes de Visapour.

     (Jules et Léon sortent.)


SCÈNE IV.

CASSANDRE, puis AMANDA.


CASSANDRE, appelant. - Ma fille !... Amanda !... Amanda !... Ma fille !


AMANDA, entrant. Que me voulez-vous, mon père... S'agit-il encore d'un de vos prétendants ?


CASSANDRE. - Oui ; mais c’est un prétendant que tu ne réfuteras pas. Ce n’est pas un papetier, ni un marchand de charbons. Un prince, un prince accompli... la bougie, la chandelle de l'orient... le fils du roi du Monotutapa.


AMANDA. - Oh ! mon père, je me soutiens à peine... Je vous l'avais bien dit qu'il s'en présenterait un digne de nous.


CASSANDRE. - J'ai vu ses ambassadeurs... Il me nomme grand Crustacé... Il va être ici dans un instant.


AMANDA. - Dans un instant !... Ciel ! je n'ai pas le temps de m'évanouir !


CASSANDRE. - La corbeille va arriver ; elle est splendide... Des kilogrammes de diamants, des montagnes de cachemires et des perles de Visaufour.


AMANDA. - Et ma toilette qui est en désordre ! Je n'aurai jamais le temps de me vêtir convenablement.

CASSANDRE. - Va vite, car j'entends la musique. Voilà le cortège qui entre dans le jardin. (Ils sortent.)



SCÈNE V.

CORTEGE DU PRINCE : Esclaves, soldats, noirs portant la corbeille. Musique. 

JULES et LÉON,
GUIGNOL dans un costume oriental burlesque, puis CASSANDRE ET AMANDA.

 

GUIGNOL. - Nom d'un rat ! ils m'ont ficelé comme une andouille ! Je ressemble au bœuf gras, à présent... Eh bien ! est-ce qu'y a personne dans cette maison ? Où est cette jeune beauté et cette respectable ganache de père Cassandre ?

     (Cassandre et Amanda entrent.)


JULES. - Voici Monsieur de Cassandre et sa fille. (À Guignol.) Allons, prince, votre compliment.


GUIGNOL. -  part.) Nom d'un rat ! pourvu que l'aie pas oublié !... En tout cas, j'y mettrai du mien. (Il fait un grand salut ridicule à Amanda.) — Astre radieux de l'Occident, le feu de vos beaux yeux, plus brûlant que les pâles rayons du soleil, est venu me larder jusque sur les côtes du Mornotopapa où j'ai ma demeurance dans un palais tout pavé de diamants... Je mets à vos pieds ces présents, indignes de vous... quoiqu'il n'y ait pas par ici un particulier qui soit fichu pour vous en faire voir d'aussi chouettes que ça. Ce n'est pourtant que de la gnognotte, que des équevilles, en comparaison de tous les bibelots que vous verrez chez moi et chez mon papa, qui est un vieux, brodé sur toutes les coutures... Si vous daignez, sublime colombe, m'accorder votre main, vous en passerez des jours tramés d'or et de soie ; et la banquette de votre existence sera un trône de félicité... avec lequel j'ai l'honneur d'être votre enflammé futur.  Jules.) Il me semble que ça va pas mal.


JULES. - Admirable ! Sublime !


AMANDA. - Que d'esprit ! que de majesté !... Prince, je ne sais comment exprimer mon bonheur.


CASSANDRE. - Permettez, sire, que je me jette à vos pieds.


GUIGNOL. - Relève-toi, j'ai des oignons en enfilade... Papa, nous allons signer le contrat et boire une bouteille de vieux madère... Nous en faisons au Mornotopapa.


CASSANDRE. - Il paraît que c’est comme en France... Mais, sire, je n'ai point averti de notaire.


LÉON. - Nous avons ici nos imans, qui sont les notaires du Monomotapa. Ils ont dressé le contrat ; on peut le signer tout de fuite dans la pièce voisine.


GUIGNOL. - Signons, signons.


CASSANDRE. - Amanda, qu'en penses-tu ?


AMANDA. - Signons, mon père.


GUIGNOL. - Vous me convenez, papa Cassandre ; je vous emmène chez mes Mornototapains.


CASSANDRE. - Votre Altesse est bien bonne... Elle m'a déjà fait l'honneur de me nommer grand Crustacé.


GUIGNOL. - Oui, oui, Cruche cassée... vous en avez la capacité, papa.


CASSANDRE. - Il est charmant, le prince... il a le mot pour rire.


GUIGNOL, à Amanda. - Sublime colombe, veuillez accepter mon aile. (Il lui présente son bras.)

     (Ils passent dans la pièce voisine pour signer.)



GUIGNOL, dans la coulisse. - À vous, belle Amanda... À moi, à présent... Malek-Adei-Kara-Barafibu, prince du Mornotopapa... Je ne suis pas bien fort sur l'écriture.


CASSANDRE, de même- Comment, prince !...


GUIGNOL, de même. - Est-ce que je me suis amusé à ces puérilités ?... Pour aller plus vite, je m'en vais faire ma croix.


CASSANDRE, de même. - Vous la faites bien grande.


GUIGNOL, de même. - Les princes font tout en grand.


CASSANDRE, de même. - Et moi, voilà ma signature : Benoît Cassandre.

GUIGNOL, de même. - Ajoutez : Cruche cassée de la cour. (Ils rentrent.)

GUIGNOL. - Papa Cassandre, nous allons passer à présent dans la salle à manger, pour nous mettre quelque chose sous le nez... Il n'y a pas de bonne noce sans un fricot... Marchons, Messieurs les ambassadeurs !


LÉON. - Notre mission est finie... Vous êtes uni, grand prince, à la belle Amanda... Heureux époux, voguez à présent vers votre empire... Bon voyage ! (Léon et Jules s'éloignent.)


CASSANDRE, les retenant- Quel est ce langage ?


JULES. - Restez avec votre illustre gendre, Monsieur le grand Crustacé.

CASSANDRE. - Mon gendre ! mon gendre !


LÉON. - Il est digne de votre illustre famille... Voyez plutôt : Mademoiselle de Cassandre a épousé Guignol, le marchand d'aiguilles. (Il enlève la coiffure de Guignol.)


CASSANDRE. - Sac à papier ! ils se font encore moqués de moi.


AMANDA. - Je suis jouée. (Elle s'évanouit.)


GUIGNOL. - Ah ! nom d'un rat ! je me trouve mal aussi. (Il tombe sur la bande.) Donnez-moi un peu d'eau d’arquebuse.

AMANDA, se relevant. - Quel sort affreux ! Etre unie à un être pareil !

GUIGNOL, se relevant aussi. - Soyez tranquille, mam’zelle... Vous voyez bien que Guignol n’est pas un turc... Ces particuliers qui nous ont mariés sont des farceurs... Je vais mettre le contrat en morceaux, et j'en ferai des petits paquets pour plier mes aiguilles... Pourvu que je retrouve mon panier !...


CASSANDRE. - Tu es un bon garçon ; je ne veux pas que tu nous quittes... Je te garde pour concierge de ma maison de campagne. Tu vendras tout de même tes aiguilles.


AMANDA. - Quelle leçon !


CASSANDRE. - Pourvu quelle soit bonne !... Allons, demain je lui présenterai le fils de mon ami Fromageot.


GUIGNOL. - Un descendant de la famille de Mont-d'Or ou de Rougeret.



AU PUBLIC.



Messieurs, ma boîte aux aiguilles est un peu désorganisée, mais je m'en vais la refaire... Et si vous avez trouvé mes aiguilles bien piquantes, si elles ont bien piqué la vanité, la sottise, la noblesse de contrebande, je vous en vendrai toujours à juste prix. Je serai payé par le plaisir de vous avoir réjouis.


RIDEAU

 
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