THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE MARCHAND D'AIGUILLES

PIÈCE EN DEUX ACTES de Laurent Mourguet

PERSONNAGES :

GUIGNOL, marchand d'aiguilles.
CASSANDRE, épicier retiré.
AMANDA, sa fille.
JULES DURANTIN.
LÉON LENOIR.
UN DOMESTIQUE.

 


PIÈCE EN DEUX ACTES

ACTE I.

Un village. — Sur un des côtés, l'entrée d'une maison de
campagne.


SCÈNE PREMIÈRE.


GUIGNOL, portant un petit éventaire, arrive en criant : - Marchand d'aiguilles ! marchand d'aiguilles ! Me voilà un joli état !... j'avais un petit fonds de café et de gargote à la Guillotière... L'ouvrage n'était pas fatigant... Il n'y avait qu'à déboucher des bouteilles et des cruches de bière tout le long du jour... C'était assez reposant !... Mais je ne sais pas comme j'ai fait... Je consommais autant que les clients !... J'ai avalé mon fonds !... On a vendu tout le bazar sur la place, à Tinqueux... il m'est resté sept euros dix centimes... Je ne savais plus que faire... j'ai consulté un de mes amis qui connaît l'orthographe : « Conseille-moi donc, que je lui ai dit, un métier où je ne pourrai pas avaler ma marchandise. — Hé bien ! qu'il m'a dit, mets-toi marchand d'aiguilles dans les rues. » J'ai fait comme il m'a dit... et je n'avale plus rien du tout. Ça ne me donne pas à manger, cet état-là. J'ai acheté pour six euros de marchandise y a trois jours : et depuis, j'en ai vendu pour quatre centimes. Aussi mon estomac est creux... comme mes poches.


UNE VOIX DE VIEILLE FEMME, appelant. - Marchand d'aiguilles !


GUIGNOL. - Que... qui... m'appelle ?


LA VOIX. - Par ici, marchand d'aiguilles ! À droite ! au fond de l'allée ! au cinquième ! le nom est sur la porte !...


GUIGNOL. - Elle est bonne tout de même, la vieille, avec son nom sur la porte ! Allons, c’est un acheteur ! escaladons ses cinq étages... Un moment, Madame, je m'ascensionne. (Il sort.)

 


SCÈNE II


CASSANDRE, AMANDA.
 

CASSANDRE. - Mais enfin, Amanda, tu veux donc me désespérer ? Le fils de mon ami Fromageot est un charmant garçon ; il est spirituel, aimable... Tu le refuses comme tous les autres... Cependant son père est fort riche, et il lui donne trois-cent-mille euros.


AMANDA. - Oui, monsieur Fromageot, un ancien épicier !


CASSANDRE. - Certainement, un ancien épicier... comme moi ! C’est précisément pour ça que son fils me convient. Je veux te donner un mari de ma condition. Si j'ai fait fortune, c’est avec la cannelle et les clous de girofle.

AMANDA. - Ce n’est pas une raison pour que j’épouse un marchand de chandelles.


CASSANDRE. - Il y a du gras dans la chandelle... Elle m'a rapporté pas mal d'euros.


AMANDA. - Et moi, je vous déclare, mon père, que je n’épouserai qu'un homme titré... un prince, un duc, un marquis... c’est tout au plus si j'accepte un comte... Je veux être marquise, duchesse, princesse... Je veux vous conduire à la Cour.


CASSANDRE. - À la Cour de Brindas ou de Margnoles ?... Songe donc, Amanda, à ce que nous sommes. J'étais épicier, il y a quelques années et mon père, ton aïeul, était poêlier dans la grande rue Saint-Georges.


AMANDA. - Mon grand-père était fumiste de la Cour.


CASSANDRE. - Poêlier ! Poêlier ! ... Seulement il avait fait faire un progrès à son art... Avant lui on faisait les poêles à pattes, et lui les a culottés.


AMANDA. - Vous êtes terrible, mon père, avec vos histoires. Mais qu'est-ce que cela fait ? Quand on a notre fortune, on peut aspirer à tout.


CASSANDRE. - Le beau bonheur de donner nos écus à un monsieur qui les fera danser, sans se soucier de toi... tandis qu'un bon bourgeois comme nous, qui sait le prix de l'argent, conservera ta dot et t'aimera... et ne rougira pas de son beau-père.


AMANDA. - Mon père, vous m'avez fait élever dans un riche pensionnat à la mode. Toutes mes compagnes étaient des demoiselles nobles, et la plupart déjà sont mariées à de grands personnages. Elles me l'ont bien dit, allez, quand j'ai quitté le couvent : "Ma chère Amanda, si tu épousais un homme du commun, un marchand d'indienne ou de quoi que ce soit, nous ne pourrions plus te voir. Comprends-tu que nous saurions arrêter notre équipage devant une boutique d'épicier, pour y faire visite à madame l'épicière, que nous trouverions occupée à peser du poivre ou de la mélasse ? C’est tout à fait impossible. Aussi, chère petite, nous serions vraiment désolées ; mais il faudrait renoncer à nous voir jamais."


CASSANDRE. - Ah ! les pécores !... Vois-tu, plutôt que de te marier à un marquis, j'aimerais mieux te voir épouser un ramoneur.


AMANDA. - Quelle horreur !


CASSANDRE. - Oui, un ramoneur !... Oh ! Il y a des entrepreneurs de ramonage en grand... Tu entendrais ce cri harmonieux : Gare là-dessous !


AMANDA. - Mon père, rien ne me fera changer d'avis. Ma tante, au surplus, me dit bien que j'ai raison.


CASSANDRE. - Oui, ma sœur Estelle ! Vieille folle ! Elle rêvait sans cesse d'un troubadour pinçant de la guitare au pied d'une tour. Ça lui a si bien réussi, à elle !... Elle disait comme toi. Elle voulait un prince ; il n'en est point venu... A présent qu'elle a cinquante-sept ans, son caractère est toujours sauce aux câpres, et si un boulanger, un mitron venait la demander en mariage, elle l’épouserait.


AMANDA. - Oh ! mon père !


CASSANDRE. - Oui, un mitron.


AMANDA. - Mon père, cette conversation me fatigue. Épargnez-moi, je vous en prie ; j'ai mes nerfs aujourd'hui.


CASSANDRE. - Le temps va changer. Rentre, rentre ; prends de la fleur d'orange. Je crois qu'il en reste quelques flacons de mon ancien fonds.


AMANDA. - Ah ! mes nerfs, mes nerfs !... Je suis horriblement souffrante. (Elle sort.)


SCÈNE III.

CASSANDRE, puis JULES.


CASSANDRE, seul. - Allons ! je ne pourrai pas lui faire épouser le fils de mon ami Fromageot... En voilà cinq qu'elle refuse cette semaine... Ça ne peut pourtant pas aller toujours comme ça... Il y a déjà quelques années qu'Amanda coiffe sainte Catherine, et ses nerfs deviennent d'une susceptibilité... d'une délicatesse. (Coup de sonnette.) Mais on sonne... Quel est ce jeune homme ?


JULES, entrant. - Monsieur Cassandre, j'ai bien l'honneur de vous saluer.

CASSANDRE. - Monsieur...


JULES. - Vous ne me reconnaissez pas ?


CASSANDRE. - Je ne sais, mais il me semble...


JULES. - Jules... Jules Durantin, le fils de votre ami, de votre ancien voisin, le papetier.


CASSANDRE. - Oh ! dans mes bras, mon garçon, dans mes bras ! (Il l'embrasse. — à part.) Il est vraiment très bien ce jeune homme. (Haut.) Tu me pardonnes de ne t'avoir pas reconnu tout de suite ! tu as grandi, grossi depuis que je ne t'ai vu.


JULES. - Il y a déjà bien des années de cela, et j'ai fait du chemin depuis. Mais je n'ai pas perdu mon temps. Vous savez que j'étais parti pour l'Amérique après la mort de mon père. J'y ai fait quelque fortune, et je reviens avec deux millions pour m'établir en France.


CASSANDRE. - Bravo, mon garçon !


JULES. - Mais, Monsieur Cassandre, je reviens avec des projets dont la réalisation dépend de vous. J'ai revu, il y a quelques jours, Mademoiselle Amanda, avec laquelle j'avais joué dans mon enfance. Je serais l'homme le plus heureux du monde, si vous vouliez m'accorder sa main.


CASSANDRE. - part.) Voilà un gendre qui me convient fort... (Haut.) Tope-là, mon cher Jules, je te l'accorde. Mais il est un autre consentement qui est moins aisé à obtenir que le mien, c’est celui de ma fille.


JULES. - Si vous voulez bien parler pour moi.


CASSANDRE. - J'aime autant que tu parles toi-même. Amanda est fort difficile... elle a déjà réfuté les partis les plus brillants... Mais tu te présentes bien, tu as de l'esprit. Je vais l'appeler.


JULES. - Je ne comptais pas... ainsi... sans préparation.


CASSANDRE. - Bah ! les choses improvisées sont celles qui réussissent le mieux. C’est ainsi que j'agissais dans mon commerce : j'achetais d’inspiration et je vendais d'enthousiasme... Amanda ! Amanda !


AMANDA, dans la coulisse. - Je viens, mon père.


JULES. - J'avoue que je suit un peu troublé.


CASSANDRE. - Allons ! du courage, sac à papier ! Sois galant, spirituel, tendre et brillant.


SCÈNE IV.


CASSANDRE, JULES, AMANDA.


CASSANDRE, prenant sa fille par la main. - Mon cher Jules, je te présente la plus belle fleur de mon jardin.


AMANDA, à part. - Pas trop mal pour un ancien épicier.


CASSANDRE, bas, à Amanda. - Tu vois qu'on sait encore se tirer d'affaire. part.) J'ai appris cette phrase-là au théâtre.


JULES, saluant. - Mademoiselle...


CASSANDRE. - Ma fille, je te présente Monsieur Jules, le fils d'un de mes meilleurs amis. (Bas.) Il a deux millions !


AMANDA. - Monsieur, les amis de mon père doivent user de sa maison sans cérémonie. part.) Ce jeune homme est vraiment très-bien. (Haut.) Mon père, vous avez retenu sans doute monsieur à dîner ?


CASSANDRE. - Sans doute, sans doute, j'allais le lui dire.


JULES. - Mademoiselle, je suis bien touché d'être aussi gracieusement accueilli dans une maison ou je voudrais passer toute ma vie.


CASSANDRE, bas, à Jules. - Bien, mon garçon ! Cependant tu es trop froid, trop embarrassé. Un peu de chaleur, saperlotte !... Oh ! les jeunes gens d'aujourd'hui sont sans énergie. Quand je faisais la cour à Madame Cassandre, c'était autre chose.


JULES. - Mademoiselle, veuillez excuser ma témérité, mais Monsieur votre père veut que je vous fasse connaître à l’instant même le motif qui m'a amené ici... Je suis venu lui demander votre main.


AMANDA. - Votre demande nous honore beaucoup, monsieur ; mais vous me permettrez de n'être pas aussi prompte que mon père. Il connaît depuis longtemps vos mérites et moi...


JULES. - Il me suffit que vous ne me repoussiez pas. J'attendrai, mademoiselle.

AMANDA. - Aujourd'hui, c'est entendu, vous restez à dîner avec nous. Je vais donner les ordres nécessaires pour qu'on remise votre voiture... Quelles font vos armoiries, monsieur ?


CASSANDRE, à part. - Aïe, aïe, aïe ! nous y voilà !


JULES. - Mes armoiries ?


AMANDA. - D'azur à la croix d'argent, ou de gueules à trois besants d'or,... avec une couronne de marquis, sans doute ?


JULES. - Je ne suis pas marquis, Mademoiselle.


AMANDA. - Peut-être duc ?


JULES. - Non, Mademoiselle ! ni duc, ni marquis, pas même baron.


AMANDA. - Mais vous portez au moins le titre de monsieur ?


JULES. - Hélas non ! Mademoiselle ! Jules Durantin tout court. J'ai bien un de mes cousins qui écrit notre nom D, apostrophe, Urantin ; mais je n'en suis pas encore là. J'écris comme mon père : Durantin, tout d'un mot.

AMANDA. - Comment, mon père, avez-vous pu autoriser monsieur Durantin à demander ma main, lorsque vous connaissez ma ferme résolution de n’épouser qu'un homme titré ?


CASSANDRE, à demi-voix, à sa fille. - Mais, ma fille, Jutes est un charmant garçon... il a deux millions... sa famille est très honorable... son père avait les plus beaux parchemins...


AMANDA. - Des parchemins ?




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