GUIGNOL. - Assez ! Je devine tout ! La comtesse a des bijoux, des diamants, vous vouliez faire le coup tout seuls, Escrabouillo et toi, afin de vous en emparer et de ne pas nous donner notre part. Je devine tout, moi ! Eh bien, mes gaillards, il est heureux pour vous que vous n'ayez pas été jusqu'au bout ; je vous aurais fait voir que je ne me laisse pas tromper ainsi ! Allez-moi chercher la comtesse que je lui fasse son affaire !
FÉROCINETTO. - Bien capitaine ! (À part.) Eh bien, il y va bien, le capitaine. Il est plus féroce que nous ! (Il sort par la gauche.)
SCÈNE II
GUIGNOL. - Il n'y avait qu'un moyen d'éloigner leurs soupçons, c'était de me montrer véritablement leur chef en ayant l'air d'être plus cruel qu'eux. C'est un jeu dangereux, mais je compte sur mon adresse pour m'en tirer. En me faisant amener ici cette femme, tout d'abord j'empêche un crime, puis j'ai songé que pour l'évasion elle pourrait être utile à Gnafron ; à deux, il leur sera plus facile d'atteindre le soupirail et de se sauver. En supposant même qu'elle ne puisse pas suivre Gnafron, son évasion fera peur aux brigands, qui, craignant les gendarmes, chercheront plutôt à se mettre à l'abri qu'à commettre un nouveau crime. Oui ! je crois avoir bien calculé.
SCÈNE III
GUIGNOL, LA COMTESSE, entrant par la gauche.
LA COMTESSE, très exubérante. - Mais que me veut-on ? Qu'est-ce que ça signifie ? On ne peut donc pas me laisser me reposer en paix ? Moi, la comtesse de Belle-Encolure ! La plus riche propriétaire du pays ! Mais je payerai ce qu'on voudra pourvu qu'on me laisse en repos !
GUIGNOL. - Pas si haut ! Madame ! Et surtout ne parlez pas d'argent ici.
LA COMTESSE. - Mais que me voulez-vous ? Pourquoi me déranger ?
GUIGNOL, bas. - Pour vous sauver !
LA COMTESSE. - Pour me sauver ! Il y a donc du danger ici ? Où suis-je ?
GUIGNOL, bas. - Dans un repaire de brigands.
LA COMTESSE. - Ô ciel ! Je suis perdue ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi, monsieur.
GUIGNOL. - C'est pour vous sauver que je vous ai fait venir ; mais surtout ne criez pas !
LA COMTESSE. - Ne pas crier, quand on va m'assassiner ! Au secours ! Au secours !
GUIGNOL. - Voulez-vous bien vous taire ! Si vous criez, les brigands vont venir et ils vous tueront.
LA COMTESSE. - Ils me tueront ! Ô mon Dieu ! mais je ne veux pas, je ne veux pas !
GUIGNOL. - Voyons ! ne criez pas ! Calmez-vous et écoutez- moi...
LA COMTESSE. - Me calmer ! Dans ce moment ! Enfin ! je vous écoute ; que faut-il faire ?
GUIGNOL, levant la trappe. - Ceci est la cave ! Cachez-vous là-dedans.
LA COMTESSE. - Vous me trompez ! Vous voulez m'assassiner ! Descendre dans ce trou, jamais !
GUIGNOL. - Voulez-vous vous taire ! Et descendre au plus vite !
LA COMTESSE. - Jamais ! Non ! Ah ! je meurs de peur !
GUIGNOL. - Si vous ne descendez pas, je vais employer la force.
LA COMTESSE. - Ah ! mon Dieu ! Vous oseriez ? Une faible femme !
GUIGNOL. - Il n'y a pas de faible femme qui tienne ! Dépêchez-vous !
LA COMTESSE. - Dans une cave ! Oh ! non ! non !
GUIGNOL. - Une fois !
LA COMTESSE. - Grâce ! grâce !
GUIGNOL. - Deux fois !
LA COMTESSE. - Monsieur ! Je vous en prie...
GUIGNOL. - Trois fois ! Allons !
LA COMTESSE. - Oh ! ne me touchez pas ! Je crie... j'appelle... au secours !
GUIGNOL, poussant la comtesse dans la cave. - Vous l'aurez voulu ! Ah ! j'ai bien de la peine à vous sauver la vie ! (Appelant.) Tiens ! Gnafron ! je t'envoie de la société ! Tu emmèneras cette dame avec toi ! N'oublie pas le signal et les gendarmes ! (Il referme la trappe.) Il était temps !
SCÈNE IV
GUIGNOL. FÉROCINETTO, entrant par la gauche.
FÉROCINETTO. - Eh bien ! qu'est-ce qu'il y a donc ? J'ai entendu des cris.
GUIGNOL. - Dame ! on ne se laisse pas égorger sans crier.
FÉROCINETTO. - Alors elle est... (Geste.)
GUIGNOL. - Parfaitement ! Ah ! elle ne voulait pas se laisser faire ! Mais j'ai employé des arguments qui lui ont coupé le sifflet !
FÉROCINETTO. - Et où est-elle ! Qu'en as-tu fait ?
GUIGNOL. - Elle est allée rejoindre l'autre, dans la cave !
FÉROCINETTO. - Et tu es sûr qu'elle est bien morte ?
GUIGNOL. - Je t'en réponds ! Quand on passe par mes mains, on ne parle plus.
FÉROCINETTO. - Bravo, capitaine ! Ah ! combien je me félicite de t'avoir mis à notre tête ! Tu ne voulais pas. Eh bien, vois ! tu marches tout seul maintenant.
GUIGNOL. - Seulement, cette besogne-là m'a mis en appétit. Je mangerais bien un morceau.
FÉROCINETTO. - Rien de plus facile, et tu boirais bien un coup ?
GUIGNOL. - Et même deux ! Mais je n'aime pas à être tout seul à table : tu vas me tenir compagnie.
FÉROCINETTO. - Et qui est-ce qui fera sentinelle à la porte ?
GUIGNOL. - Escrabouillo n'est-il pas là ? Quand tu auras fini de manger, tu le remplaceras et il viendra dîner à son tour !
FÉROCINETTO. - C'est dit ! Je mets la table. (Il met la table et les assiettes et les verres.)
GUIGNOL. - Et moi, je vais prendre le vin ; j'ai toujours une provision de bouteilles dans le buffet. (À part.) Tu ne t'attends pas à ce que je vais mettre dans la tienne. (Il va dans le buffet et rapporte deux bouteilles.)
FÉROCINETTO. - Allons, tout est prêt, nous pouvons nous mettre à table. (Ils se mettent à table.)
GUIGNOL. - Voici ta bouteille et voici la mienne. Buvons d'abord, ça ouvre l'appétit !
FÉROCINETTO. - Moi, je bois à même la bouteille ! C'est plus frais !
GUIGNOL. - Comme tu voudras ! (À part.) Tu ne boiras pas tout, va !
FÉROCINETTO. - Hum l c'est chaud ! Ça fait du bien ! Il a un petit goût que je n'avais pas remarqué.
GUIGNOL. - C'est du vieux ! du bon ! On appelle ça un goût de terroir !
FÉROCINETTO. - De terroir ! Voyons donc ? (Il boit encore.) Oui, on dirait un goût de... un goût !... enfin un bon goût... Ah !
GUIGNOL . - Quoi !
FÉROCINETTO. - Oh ! mais il est bon ! Mais, ah ! tout tourne ! Toi aussi ! Pourquoi tournes-tu comme ça ? Tu m'étourdis... Ah ! Guignol... ah ! ah ! ça brûle !
GUIGNOL, à part. - Ce qui brûle, mon vieux, c'est la bonne petite drogue que j'ai mise dedans !
FÉROCINETTO. - C'est drôle ! ça me fait un effet... ça me donne envie de dormir ! Oui ! je... je... je vais dormir un peu... Tu permets ?... (Il s'endort et ronfle.)
GUIGNOL. - Eh bien, ça n'a pas été long ! J'avais mis dans sa bouteille de l'absinthe et de l'opium ; il est ivre-mort et n'est pas prêt de se réveiller ! Mettons-le dans un coin pendant que je vais finir mon repas avec l'autre. (Il porte Férocinetto sur le côté gauche du théâtre.) C'est ça ! Maintenant dépêchons-nous ! (Appelant.) Escrabouillo ! Escrabouillo !
SCÈNE V
GUIGNOL, ESCRABOUILLO, entrant par la droite.
ESCRABOUILLO. - Vous m'appelez, capitaine ?
GUIGNOL. - Oui, mon garçon ! Voici assez longtemps que tu es de faction ; tu dois avoir besoin de te refaire un peu.
ESCRABOUILLO. - À dire vrai, capitaine, je sens que j'ai l'estomac assez creux, mais je ne puis pas quitter mon poste.
GUIGNOL. - Non ! Mais avec la fringale que tu as, tu n'aurais pas la force de te défendre si l'on t'attaquait. Je vais te faire remplacer. Férocinetto, qui vient de faire un bon repas, va prendre ta place.
ESCRABOUILLO. - Ah ! comme ça, je ne dis pas ! Où est-il donc ?
GUIGNOL. - Le voilà ! Il fait un petit somme. Assieds-toi et mange. Moi, je vais le réveiller (Allant à Férocinetto). Hé ! Camarade ! En faction, à ton tour ! (À part.) Il a son compte ! (Il le prend et le porte dehors par la gauche.) Allons ! réveille-toi un peu ! — Le voilà placé ! Nous ne serons pas surpris.
ESCRABOUILLO, assis et mangeant. - Du reste, les camarades qui sont en tournée ne vont pas tarder à revenir ! Sapristi, que j'avais faim !
GUIGNOL. - Ne t'étouffe pas ! bois un coup ! Tiens ! voilà la bouteille !
ESCRABOUILLO. - Merci, capitaine ! Moi je ne bois que de l'eau.
GUIGNOL. - Comme les grenouilles !
ESCRABOUILLO. - Peut-être ! Mais je ne veux pas me griser.
GUIGNOL. - Tu n'es donc pas un homme ? Tu vas me faire le plaisir de boire tout de suite cette bouteille de vin.
ESCRABOUILLO. - Je vous dis, capitaine, que je ne veux pas me griser !
GUIGNOL. - Et moi, je te dis que tu vas boire.
ESCRABOUILLO. - Oh ! pour ça, non !
GUIGNOL. - Tu ne veux pas boire ? Eh bien, je saurai bien t'y forcer.
ESCRABOUILLO. - Ah ! mais n'approchez pas, ou je me sers de mes armes.
GUIGNOL, prenant son bâton. - Tes armes ! Ce sont des joujoux à côté de mon bâton. (Il le bat.) Veux-tu boire ?
ESCRABOUILLO, se défendant avec son sabre. - Tiens ! Pare celui-là !
GUIGNOL. - Et toi celui-ci ! (Il le bat et finit par lui donner une raclée qui le fait tomber sans connaissance.) Es-tu content ? (Il le retourne sur la planche.) Il ne bouge plus ! Ce n'est pas lui qui peut nous gêner maintenant. Férocinetto est dans le même état. Les camarades doivent être encore loin, ne perdons pas de temps ! Le signal ! (Il chante.)
Bon voyage, monsieur Dumollet,
Tra la la la la la la la la lère !... etc.
Gnafron doit avoir entendu ; il part maintenant avec la comtesse ; à mon tour ! il n'est temps que de filer... Passons par la cuisine, c'est plus prudent. (Il sort par la gauche.)
SCÈNE VI
ESCRABOUILLO étendu. FÉROCINETTO entre
en chancelant par la gauche.
FÉROCINETTO. - Ah çà ! mais qu'est-ce que j'ai donc eu ? Est-ce que je me serais grisé ? Je ne me rappelle plus ! Comment se fait-il que j'étais dehors, à la porte ? Je n'étais pourtant pas de garde ! Et Guignol, où est-il ? Je ne le vois pas. Est-ce qu'il m'aurait joué le tour de me griser comme les autres voyageurs ? Peut-être bien ! Pour s'enfuir ! Mais Escrabouillo l'aurait arrêté ! Au fait, où est-il donc, Escrabouillo ? Ah ! mais il se passe quelque chose ici ! (Appelant.) Escrabouillo ! Escrabouillo ! Ah ! mon Dieu ! le voici, couché tout de son long. (Il va le secouer.) Eh bien ! qu'est-ce que tu as ?
ESCRABOUILLO, se ranimant. - Ce que j'ai ! Je suis assommé !
FÉROCINETTO. - Tu t'es grisé ! Malheureux ! Je t'avais défendu de boire.
ESCRABOUILLO. - Ah ! J'aurais mieux fait de boire ! Guignol ne m'aurait pas mis dans cet état-là !
FÉROCINETTO. - Comment ! c'est Guignol qui t'a rossé ainsi ! Ah ! le pendard ! Il s'est joué de nous ! Mais où est-il ?