THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

L'AUBERGE DU MOUTON ENRAGÉ

 
pièce de Lemercier de Neuville

Nouveau théâtre de Guignol.... Série 2

1898


PIÈCE EN DEUX ACTES

Personnages :


GUIGNOL, chef de brigands.
FÉROCINETTO, brigand.
ESCRABOUILLO, brigand.
GNAFRON, voyageur.
LA COMTESSE.
UN GENDARME.



ACTE PREMIER

Salle d'auberge.

SCÈNE PREMIÈRE


FÉROCINETTO, ESCRABOUILLO
 


FÉROCINETTO. - Eh bien, mon pauvre Escrabouillo, qu'est-ce que tu dis de mon idée ?


ESCRABOUILLO. - Mon cher Férocinetto, je dis que tu es le plus ingénieux des brigands en même temps que le plus modeste, car lorsque notre capitaine a été pris, la place de chef te revenait de droit.


FÉROCINETTO. - Je le sais bien ! mais à l'audace je joins la prudence. D'ailleurs, si je ne suis pas votre chef de nom, je le suis en réalité, puisque c'est moi qui donne des ordres à celui que j'ai nommé à ma place.

ESCRABOUILLO. -
Ce pauvre Guignol !


FÉROCINETTO. - Oui ! Ah ! quand nous nous sommes emparés de l'auberge du «Mouton enragé» qu'il tenait et qu'il dirige encore, il a bien cru que sa dernière heure était sonnée ; j'allais, en effet, lui couper le cou, mais il avait tellement peur, il me suppliait tant de l'épargner, que j'en eus pitié.

ESCRABOUILLO. -
Ce n'est pas ta coutume !


FÉROCINETTO. - Non ! Je me laissai fléchir; mais alors il me vint dans l'esprit une idée des plus comiques, et qui, en même temps, faisait notre affaire. Je me suis dit : «Voici un homme qui a peur de mourir, donc, pour sauver sa vie, il fera tout ce que je voudrai.» D'un autre côté, nous autres, nous avons un métier bien dangereux, nous sommes traqués partout. Si l'on voit une forêt, on dit : «Elle est pleine de brigands.»


ESCRABOUILLO. - Et l'on a raison quand nous y sommes.


FÉROCINETTO. - Si l'on voit une caverne...


ESCRABOUILLO. - On dit comme de la forêt : « C'est une caverne de brigands », et souvent l'on n'a pas tort.


FÉROCINETTO. - Comme tu dis ! Mais quand on voit une auberge, il ne vient à l'idée de personne de dire : «C'est une auberge de brigands.»


ESCRABOUILLO. - Surtout quand on voit à la porte la figure bête et naïve de Guignol qui est connu dans le pays pour être le plus honnête homme du monde.


FÉROCINETTO. - C'est bien cela qui m'a décidé ! Alors, j'ai dit à ce brave Guignol : «Tu me demandes la vie, je ne l'ai donnée encore à personne...»


ESCRABOUILLO. - Tu n'as pas d'enfants !


FÉROCINETTO. - C'est vrai ! Mais je l'ai ôtée à bien d'autres... Eh bien, pour cette fois je te la laisse... À une condition, c'est que tu seras notre chef.

ESCRABOUILLO. -
Et il a accepté ?


FÉROCINETTO. - Pas tout de suite ! Il avait des scrupules...


ESCRABOUILLO. - Des scrupules, qu'est-ce que c'est que ça ?


FÉROCINETTO. - Il disait qu'il ne savait pas le métier de chef de brigands. Je le lui ai appris en deux mots : Voler d'abord, tuer ensuite.


ESCRABOUILLO. - Ça l'a effrayé !


FÉROCINETTO. - Beaucoup ! Et j'avais déjà levé mon sabre ! Mais lui, qui tremblait de peur, me dit : «Voyons, voyons ! Laissez-moi réfléchir. Voler, ce n'est peut-être pas bien difficile, eh bien, je volerai... puisqu'il le faut, mais vous tuerez pour moi.»


ESCRABOUILLO. - Et tu as accepté ?


FÉROCINETTO. - Non pas ! Je lui ai dit qu'il fallait faire les deux opérations. Il a paru très perplexe, puis enfin il s'est décidé et m'a dit : « Eh bien, soit ! Seulement, j'ai peur des armes à feu, je ne sais pas m'en servir ; quant au sabre, je ne suis pas fort en escrime, je me ferais désarmer. Laissez-moi choisir l'arme que je connais. »


ESCRABOUILLO. - Et quelle arme a-t-il choisie ?


FÉROCINETTO. - Le vin !


ESCRABOUILLO. - Le vin ?


FÉROCINETTO. - Oui, le vin ! Et ça vaut bien nos pistolets et nos sabres, car tous ceux qui sont entrés ici sont tombés ivres-morts. Nous avons fait le reste. Je ne pouvais lui demander plus ! Aussi je me félicite d'avoir mis à notre tête un chef aussi précieux ; il nous facilite la besogne et son honnêteté reconnue nous met à l'abri de tout soupçon ! (On entend le bruit d'une voiture.) Une voiture ! Un voyageur ! Escrabouillo, va le recevoir ; moi, je vais prévenir Guignol ! (Escrabouillo sort.)



SCÈNE II


FÉROCINETTO. GUIGNOL, entrant par la gauche.


FÉROCINETTO, appelant Guignol. - Guignol ! Guignol ! Allons, arrive ici ! Voici de l'ouvrage.


GUIGNOL. - Qu'est-ce qu'il y a ?


FÉROCINETTO. - Il y a, capitaine, qu'il nous arrive une bonne aubaine ! Un voyageur vient nous demander l'hospitalité et tu sais comment il faut la donner.


GUIGNOL. - Oui, je sais ! Mais cette fois-ci je voudrais bien m'en dispenser... J'ai une rage de dents... Oh ! mais une rage ! Je dois avoir la joue tout enflée.


FÉROCINETTO. - Ah ! tu as une rage des dents ? Eh bien, je vais te la faire passer, tu entends ? Si le personnage qui va entrer tout à l'heure n'est pas ivre-mort dans dix minutes, c'est toi qui vas payer pour lui.


GUIGNOL. - Ah ! mais non ! part.) Comment vais-je me tirer de là ?


FÉROCINETTO. - Et pas de sensibilité, pas de supercherie, pas chercher à s'enfuir ! J'ai l’œil ! Tu entends : lui ou toi ! Sinon tous les deux ! Je ne vous perds pas de vue ! (Il sort par la droite.)



SCÈNE III

GUIGNOL, seul.

 

GUIGNOL. - Oh ! Aïe ! aïe ! Encore une victime ! — Mon Dieu ! quand je me regarde au fond de ma propre conscience, je me trouve bien criminel ! Car enfin j'ai beau retourner la question de tous les côtés, pour m'excuser, je dois toujours finir par avouer que je suis un affreux gredin. — Malgré moi ! Oh ! ça, malgré moi ! Mais enfin, si je ne commets pas moi-même le crime, j'aide à le commettre, je le laisse commettre ! C'est de la complicité. Et j'aurais tant de plaisir à dire à tous ces malheureux qui viennent ici comme des mouches dans une toile d'araignée : «Mais allez-vous-en donc ! Ça n'est pas votre place ici ! On va vous couper le cou !» Mais impossible ! Je suis trop surveillé ! La moindre imprudence me coûterait la vie ! J'ai déjà essayé une fois de me sauver, mais ça n'a pas pris ! Ah ! les brigands ! Pourtant je ne désespère pas !



ESCRABOUILLO, voix dans la coulisse de droite. - Entrez, monsieur, par ici ; le patron est là !



SCÈNE IV


GUIGNOL. GNAFRON, entrant par la droite.



GNAGRON, parlant au dehors. - Holà ! holà ! Ne me bousculez pas tant ! Je le trouverai bien, votre patron ! En attendant, ne dételez pas mon cheval, je ne reste ici qu'un moment.
(Il entre.)

 

GUIGNOL, à part. - Je connais cette voix-là !
 

GNAFRON. - Le temps de boire un bon coup et je repars ! Ah ! voilà l'aubergiste.

GUIGNOL, à part. -
Ah ! bon sang de bon sang ! C'est Gnafron ! Je ne peux pas le laisser massacrer comme ça.


GNAFRON. - Il ne m'a pas entendu entrer ! Eh ! dites donc, patron ! Du vin, et du bon.

GUIGNOL, bas. -
Chut ! Tais-toi ! et va-t'en !


GNAFRON. - Guignol ! Guignol ici ! Ah ça ! depuis quand es-tu marchand de vin ? Si j'avais su ça, je serais venu plus souvent te voir.


GUIGNOL, bas. - Je te dis de te taire, et puis parle bas et tourne-moi le dos. Il ne faut pas que j'aie l'air de causer avec toi.


GNAFRON. - Pourquoi ? Puisque nous sommes de vieux amis.


GUIGNOL, bas. - Tais-toi, malheureux ! Tu es ici dans une caverne de brigands.
 

GNAFRON . - Oh ! Aïe ! aïe ! Mais tu y es bien, toi.
 

GUIGNOL, bas. - J'y suis bien forcé ! Je suis leur chef !


GNAFRON. - Tu es chef de brigands !


GUIGNOL, bas. - Plus bas, donc ! Oui, je suis chef de brigands malgré moi ! Si je n'avais pas consenti, j'étais mort !


GNAFRON. - Oh ! Aïe ! aïe ! Mais alors ils vont me faire mon affaire !


GUIGNOL. - C'est pourquoi je te dis de t'en aller bien vite !


GNAFRON. - Je te crois ! Et ça ne va pas être long ? (Il va à la porte de droite.) Ah ! Elle est gardée ! Saperlantinette ! Tu m'as dit la vérité ! Voyons de ce côté. (Il va à la porte de gauche.) Gardée aussi ! Impossible de me sauver ! Ah ! les coquins ont bien pris leurs précautions ! Alors, je suis perdu !


GUIGNOL. - Dame ! tu ne me parais pas dans de beaux draps.


GNAFRON. - Comment faire ?

GUIGNOL. - Je n'en sais trop rien ! C'est que moi aussi je suis surveillé.


GNAFRON. - Tu ne vas pas me laisser égorger comme cela ?


GUIGNOL. - Oh ! je t'assure que je te regretterai bien.


GNAFRON. - Ce n'est pas ça qui me rendra la vie ! Voyons, Guignol, cherche un peu...


GUIGNOL. - Il y a peut-être bien un moyen.


GNAFRON. - Parle ! Parle ! J'accepte tout pourvu que je ne sois pas assassiné.


GUIGNOL. - Mais c'est un moyen terrible ! As-tu du cœur ?


GNAFRON. - Pas beaucoup ! Mais j'en ai tout de même.


GUIGNOL. - As-tu de la conscience !


GNAFRON. - J'ai tout ce que tu voudras, mais parle donc !


GUIGNOL. - Eh bien, le seul moyen de te sauver est de te faire brigand comme moi.


GNAFRON. - Brigand ! Oh ! aïe ! Aïe !... mais je n'ai jamais appris à être brigand !


GUIGNOL. - Ça n'est pas difficile !


GNAFRON. - Eh bien ! Je leur dirai que je veux être brigand.
 

GUIGNOL. - Oh ! ça ne suffira pas ! Il faudra passer par les épreuves.
 

GNAFRON. - Les épreuves ! Quelles épreuves ?


GUIGNOL. - Voici ! Le premier voyageur qui passera, on te le donnera à tuer, et si tu t'acquittes bien de ta mission, on t'enrôlera dans la bande.


GNAFRON. - Et tu as fait cela ? Toi ?


GUIGNOL. - Il l'a bien fallu !


GNAFRON. - Tu as tué un voyageur ?


GUIGNOL, à part. - Donnons-lui du cœur ! (Haut.) J'en ai tué dix-sept et, si tu ne consens pas, tu seras le dix-huitième.


GNAFRON. - Quoi ! Tu aurais le courage de me tuer ?






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