THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

GUIGNOL. - Je n'en aurais pas le courage, mais je te tuerais tout de même pour sauver ma peau ! Et je te regretterais bien, va !


GNAFRON. - Oh ! mais c'est affreux !


GUIGNOL. - C'est comme cela ! Allons, choisis !


GNAFRON. - Choisir ! Mais je n'ai pas le choix !


GUIGNOL. - Alors, tu consens à être ma victime ?


GNAFRON. - Ah ! mais non ! J'aime encore mieux être brigand !


GUIGNOL. - Je crois que tu as raison. Eh bien, je vais avertir mes hommes que tu consens à passer l'épreuve. Mais ne va pas faiblir ! Le premier voyageur qui passera, c'est pour toi. (Il sort par la droite.)

 


SCÈNE V 

GNAFRON, seul. 

 

GNAFRON. - Oh ! mon Dieu ! En voilà une situation ! Comment vais-je m'en tirer ? Et pas moyen de me sauver ! Ici, c'est gardé, là aussi ! Je suis surveillé de tous côtés ! Je suis sûr qu'il y a des brigands partout, dans les meubles, derrière les fenêtres, sur ma tête, sous mes pieds ! Brrr ! J'en ai la chair de poule ! Et il va falloir que je tue quelqu'un, moi ! Gnafron, un si brave homme, qui n'ai jamais pu saigner un poulet et qui n'ai cassé le cou qu'à des bouteilles ! Je ne saurai jamais m'y prendre ! Que faire ? — Oh ! voici quelqu'un, c'est sans doute un brigand ; tenons-nous bien.



SCÈNE VI


GNAFRON. FÉROCINETTO, entrant par la droite.



FÉROCINETTO. - Bonjour, l'ami !  part.) Oh ! il a une bonne tête de brigand ! (Haut.) Ainsi vous voulez être des nôtres, d'après ce que vient de me dire le capitaine.

GNAFRON, à part
Allons, n'ayons pas l'air de rechigner, il y va de ma peau ! (Haut.) Mais oui, camarade, il paraît que c'est un bon métier.


FÉROCINETTO. - Mais oui ! Il rapporte assez, mais il ne faut pas s'endormir.

GNAFRON. - Alors on ne dort pas dans le métier de brigand ?


FÉROCINETTO. - Je veux dire qu'il ne faut pas être fainéant ! D'abord on ne doit pas être sensible ; si on écoutait les voyageurs qui vous demandent grâce, on ne ferait pas d'affaires. Il faut être fort et courageux.


GNAFRON, tremblant. Oh ! moi, je suis fort et courageux ! Je n'ai pas peur! (À part.) Mon Dieu, que je voudrais m'en aller !


FÉROCINETTO. -  Nous verrons bien ! Vous n'avez pas de sabre ; avez-vous un poignard ?


GNAFRON. - Un poignard. (À part.) Je n'ai pas même un couteau ! (Haut.) Oui, j'en ai un, mais je l'ai oublié chez moi.


FÉROCINETTO. - On ne quitte jamais son poignard ! Enfin, vous trouverez dans ce buffet un couteau de cuisine, cela suffira.


GNAFRON. - Oui ! Oui ! Cela suffira ! (À part.) Je n'oserai jamais m'en servir.


FÉROCINETTO. - Eh bien, je vois que vous êtes décidé. J'espère que nous n'aurons pas à nous repentir de vous avoir engagé parmi nous ! (Roulement de voiture.) Justement voici un voyageur qui nous arrive, je vais aller le recevoir et vous l'envoyer. (Il sort par la droite.)



SCÈNE VII 

GNAFRON, seul.

 

GNAFRON. - Allons ! le moment est venu ! Comment me tirer de là ! Si je tue le voyageur, je suis un assassin, et si je ne le tue pas, je suis assassiné ! En voilà une situation ! Jamais je n'aurai le courage de tuer quelqu'un ! Je saurai bien lui donner une tripotée de coups de bâton, ça ne serait pas la première fois ! Mais lui percer le cœur avec un couteau, je ne m'y résoudrai jamais. Il faut que je me décide à quelque chose, l'étranger va venir et l'on me surveille ! — Ah ! j'ai une idée ! Guignol connaît déjà le métier, il m'a dit qu'il en avait déjà tué dix-sept ; un de plus, ça ne lui fera rien ! Il pourra bien se charger de cette besogne pour moi. C'est un ami ; entre amis on se rend service. Je vais l'appeler ! Guignol ! Guignol !


 

SCÈNE VIII 

GNAFRON. GUIGNOL, entrant par la droite. 

 


GUIGNOL. - Que me veux-tu ? Tu fais un bruit du diable ! Et puis tu m'appelles par mon nom, c'est compromettant. Ici je me nomme le capitaine.


GNAFRON. - Bien, capitaine !


GUIGNOL. - C'est cela !


GNAFRON. - Es-tu mon ami ?


GUIGNOL. - Tu le sais bien que je suis ton ami, puisque je t'ai donné le moyen de sauver ta vie.


GNAFRON . - Quand on a un ami, on ne lui refuse rien, n'est-ce pas ?


GUIGNOL. - Certainement, après.


GNAFRON. - Eh bien, un voyageur vient de descendre à l'auberge.


GUIGNOL. - Je le sais bien. Mais ce n'est pas un voyageur, c'est une voyageuse.


GNAFRON. - Une voyageuse ! Une femme, et il faudra que je...


GUIGNOL. - Comme les autres ! Eh bien, après ?


GNAFRON. - Eh bien, mon bon Guignol, rends-moi le service de l'escoffier à ma place. Tu serais bien gentil ! Qu'est-ce que ça te fait ? Tu en as déjà tué dix-sept ! Une victime de plus ce n'est pas une affaire !


GUIGNOL. - Moi ! Ah ! mais, ça n'est pas possible !


GNAFRON. - Ne dis pas cela ! Fais ça pour moi, mon ami Guignol !


GUIGNOL. - Non, vrai ! Je ne peux pas ! Si j'étais vu, je risquerais trop.


GNAFRON. - Bon sang de bon sang ! Et dire que je ne puis pas me sauver ! Si encore je pouvais me cacher quelque part, ça retarderait...


GUIGNOL. - Attends donc, tu me donnes une idée !


GNAFRON, avec joie. - Ah ! dis un peu.


GUIGNOL. - Mais est-ce vraiment une idée ? C'est bien dangereux !


GNAFRON. - Dis toujours !


GUIGNOL. - C'est que ça ne te sauve pas tout à fait ; mais enfin, puisque tu ne veux pas consentir à jouer le rôle de brigand, ça retarde ton exécution.


GNAFRON. - Eh bien, j'aime mieux ça ! Mais dépêche-toi donc de me dire où je puis me cacher. 
 

GUIGNOL. - Eh bien, là, sous tes pieds. Dans la cave !


GNAFRON. - Dans une cave ! Mais c'est le Paradis !


GUIGNOL. - Voyez-vous l'ivrogne ! Il a déjà oublié le péril qu'il court ! Mais, mon pauvre Gnafron ! la cave ne te met en sûreté que pour un moment ; on y descend à chaque instant et à coup sûr on t'y trouvera.


GNAFRON. - Oh ! je me cacherai bien, et puis je boirai un coup, car j'ai la gorge sèche, tu n'en as pas d'idée ! Et où est-elle, la cave ?


GUIGNOL, levant la trappe. - Là ! À tes pieds ! Regarde !


GNAFRON. - Je ne regarde pas ! Je descends, c'est plus sûr ! Ferme la trappe ! (Il se précipite dans la cave.)


GUIGNOL, fermant la trappe. C'est reculer pour mieux sauter ! Mais enfin, il aura le temps de se repentir de ses péchés ! (Vivement.) Mais saperlantinette ! Avec mon bon cœur, je viens de faire une sottise qui peut me coûter cher ! Si on ne le voit plus, on va dire que je l'ai laissé échapper et c'est moi qui payerai pour lui ! Ah ! mon pauvre Guignol, que tu es bête ! Maintenant qu'il se croit à l'abri, il ne voudra plus sortir ! Comment faire ! Ah ! si j'étais bête tout à l'heure, je le suis encore bien plus maintenant ! J'ai trouvé ! Comment n'y avoir pas pensé plus tôt ! J'ai trouvé, non seulement le moyen de le faire évader, mais encore de me sauver moi-même ! Ne perdons pas de temps ! (Il lève la trappe.) Gnafron ! Gnafron !


GNAFRON, dans la caveQu'est-ce que tu veux ?


GUIGNOL. - Es-tu bien caché ?


GNAFRON. - Oui ! Derrière un tonneau, du côté de la cannelle.


GUIGNOL. - Ne t'avise pas de boire, malheureux ! Le vin est empoisonné !


GNAFRON. - Bigre !...


GUIGNOL. - Regarde à droite ; vois-tu un soupirail ?


GNAFRON. - Oui ! Je le vois !


GUIGNOL. - Eh bien, il donne sur la campagne, derrière l'auberge ; quand tous les camarades seront d'un autre côté, je te chanterai un petit air, ce sera le signal pour prendre l'air aussi, toi ; tu tâcheras de passer par le soupirail et tu iras chercher les gendarmes ; as-tu compris ?


GNAFRON. - Je te crois que j'ai compris ! Chante tout de suite !


GUIGNOL. - Pas encore, on te pincerait !



GNAFRON. - Dis donc, Guignol, mais si je vais chercher les gendarmes, ils te prendront avec les autres.


GUIGNOL. - Ça c'est mon affaire ! Ne crains rien, je saurai m'en tirer ! En attendant, ouvre bien l'oreille et fais comme je te dis !


GNAFRON. - As pas peur ! C'est convenu !


GUIGNOL, fermant la trappe. - Et maintenant je vais jouer le tout pour le tout ! Je me disais aussi : «Mon vieux Guignol, est-ce que ta caboche est fêlée que tu n'y trouves plus rien !» Non ! non ! je me réveille ! Messieurs les brigands n'ont qu'à bien se tenir !


RIDEAU


ACTE SECOND

Même décor. 

SCÈNE PREMIÈRE


GUIGNOL, puis FÉROCINETTO entrant par la gauche. 
 


GUIGNOL. - Je suis bien étonné que Férocinetto ne nous ait pas envoyé le voyageur qui vient d'arriver tout à l'heure ! On n'a pas coutume ici de faire grâce, il a dû arriver quelque chose. Interrogeons Férocinetto. (Appelant) Férocinetto !

FÉROCINETTO. - Me voici, capitaine ; que voulez-vous ?


GUIGNOL. - Ce que je veux ! Tu le demandes ! Mais je veux que tu m'envoies le voyageur qui vient d'arriver.


FÉROCINETTO. - Ah ! la comtesse.


GUIGNOL. - C'est une comtesse et vous l'avez laissé échapper ?


FÉROCINETTO. - Ah ! pour cela non !


GUIGNOL. - Eh bien ! où est-elle ?


FÉROCINETTO. - Elle se repose dans la chambre du premier.


GUIGNOL. - Et pourquoi ne pas l'avoir envoyée ici, comme d'habitude ?...


FÉROCINETTO. - Mais au fait, où est donc le voyageur qui devait passer son épreuve de brigand ?


GUIGNOL. - Il est bien temps de me le demander.


FÉROCINETTO. - Il s'est échappé !

 

GUIGNOL. - Il n'aurait plus manqué que cela ! Je me suis aperçu qu'il nous trompait, il voulait s'enfuir ; alors je lui ai fait son affaire.


FÉROCINETTO, à part. - Peste ! Il y prend goût, le capitaine! (Haut.) Et où est-il ?


GUIGNOL. - J'ai jeté son cadavre dans la cave. Quand il fera nuit, nous le porterons dehors ! Mais il ne s'agit pas de cela. La comtesse, pourquoi ne l'avoir pas conduite ici ?


FÉROCINETTO, hésitant. C'est que... elle était fatiguée, et alors...

 

GUIGNOL. - Tu mens ! Ah ! vous voulez tromper votre capitaine ! Prenez garde !


FÉROCINETTO. - Mais non ! mais non !





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