THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 
MADAME LAPOMME. - Il n'y a que le premier pas qui coûte. Je crains que le bonhomme aille se plaindre à son fils ; suis-le donc pour t'en assurer.

EUSTACHE. - Il ne manquerait plus que ça ! J'y cours. (Il sort.)

MADAME LAPOMME. - La lutte est commencée, la suite sera facile. (Elle reçoit un formidable coup de bâton partant de derrière la tablette.) Aïe, aïe ! Décidément il va falloir agir avec la plus grande rigueur. (Elle sort.)

PIERRE, avec son bâton. -Je crois que je l'ai heurtée avec ma trique, c'te pauvre dame ! Ça lui secoue .le sang, ça lui fait du bien, ça lui vaut une saison aux eaux. Tiens, voilà l'autre ! (Il se cache.)

EUSTACHE, appelant. - Clémentine !... Je croyais qu'elle était là. (Il reçoit un coup de bâton sur la tête.) Ah, c'est comme ça ? Décidément il faut en finir ! À nous les grands moyens !

MADAME LAPOMME. - Eustache, je viens encore d'être frappée.

EUSTACHE. - Moi aussi, Clémentine. Aussi nous allons, en finir ! Il le faut !

MADAME LAPOMME. - Cherche, donne-moi tes instructions, je suis prête à les suivre.

EUSTACHE. - Oh ! c'est bien simple. Je vais dire encore à Grégoire que tu veux lui parler. Tu vas lui dire ceci à peu près : « Monsieur, puisque je ne puis obtenir de vous la tranquillité que je sollicite, je vous déclare que si dans une heure monsieur votre père et monsieur votre fils sont encore ici, c'est moi qui n'y serai plus ! »

MADAME LAPOMME. - C'est entendu, je vais lui dire cela mot à mot : « Si dans une heure monsieur votre père et monsieur votre fils sont encore ici, c'est moi qui n'y serai plus. »

EUSTACHE. - C'est ça, c'est parfait ! Allons, du courage, ma chère sœur. Nous touchons au but, bientôt, va ; nous recevrons la juste récompense du mal que nous nous donnons. (Il sort.)

MADAME LAPOMME. - J'y suis résolue. Il faut en finir !

GRÉGOIRE. - Qu'est-ce qu'il y a encore, madame Clémentine ? vous avez encore quelque chose à me dire ?

MADAME LAPOMME. - Je vous demande pardon, monsieur Grégoire, de vous déranger si souvent ; soyez persuadé que je n'en abuserai plus. J'ai seulement à vous dire que, malgré mes observations de tout à l'heure, je viens encore de recevoir une injure des plus grossières.

GRÉGOIRE. - Décidément, madame Clémentine, vous y mettez de l'acharnement.

MADAME LAPOMME. - Ah ! c'est trop fort ! Ainsi, c'est moi qui ai tort ! Alors vous croyez que je vais me laisser frapper ici et que je souffrirai sans me plaindre ?

GRÉGOIRE. - Je ne dis pas ça !

MADAME LAPOMME. - Non, mais vous l'espérez ! Bref, monsieur, il faut en finir. Si dans une heure monsieur votre père et monsieur votre fils sont encore ici, c'est moi qui n'y serai plus.

GRÉGOIRE. - Mais, enfin, que voulez-vous que je fasse ?

MADAME LAPOMME. - Ce que vous voudrez. Vous avez deux lignes à suivre ; choisissez-en une.

GRÉGOIRE. - Je ne peux pourtant pas mettre mon vieux père dehors car je le considère toujours comme étant chez lui, ici. C'est dans cette maison qu'il est né ; il n'en est jamais sorti, et, au moment où il peut nous quitter, hélas ! Plus vivement peut-être que nous pouvons le supposer, vous me proposez de le chasser !

MADAME LAPOMME. - Eh ! qui vous parle de le chasser ? Croyez-vous donc qu'il n'y a pas d'autres moyens de s'en défaire ? Vous pouvez parfaitement le placer dans une maison de retraite. Il ne manque pas d'asiles pour la vieillesse ; on aurait bien tort de ne pas en profiter, surtout lorsqu'elle est si encombrante. (Mouvement de Grégoire.) Quant à votre fils, il serait très bien chez un de vos voisins, un fermier quelconque. Là, au moins, on le forcerait à travailler, car ici il n'apprend absolument que le vagabondage et la méchanceté. De cette façon, la tranquillité trouverait sa place ici, et je crois que personne n'aurait à s'en plaindre.

GRÉGOIRE. - Vraiment, vous demandez sérieusement ce sacrifice ? C'est impossible !

MADAME LAPOMME. - C'est tellement possible que je ne puis que vous répéter la même chose, comme tout à l'heure. Si dans une heure monsieur votre père et monsieur votre fils sont encore ici, c'est moi qui n'y serai plus.

GRÉGOIRE. - Attendez au moins...

MADAME LAPOMME, détachant chaque mot. - C'est... moi... qui... n'y... serai... plus. (Elle sort.)

GRÉGOIRE. - Il réfléchit longuement avant de parler. - Il est évident que mon pauvre père ne sera jamais heureux dans cette maison. Il vaudrait bien mieux pour lui qu'il puisse trouver autre part un instant de tranquillité avant de finir ses jours. Je vais m'occuper de lui trouver une bonne maison de retraite ; je lui donnerai l'argent nécessaire pour que rien ne lui manque. C'est encore ce qu'il y a de mieux à faire.

GASPARD. - Grégoire ! va donc voir le gros Thomas ; il vient pour acheter des moutons.

GRÉGOIRE. - Puisque vous voilà, mon-cher père, je vais en profiter pour vous faire une petite communication.

GASPARD. - Encore !

GRÉGOIRE. - Oui, et très sérieuse, cette fois ! Il me paraît impossible de continuer à vivre comme nous le faisons. L'accord est impossible, et je prévois de nombreuses discussions, qui rendraient notre existence à tous insupportable. Je me vois donc obligé d'employer des mesures qui nous, assureront à tous là paix et la tranquillité. J'ai pensé, avant tout, à vous, mon brave père ; pour que votre existence ne soit pas troublée par nos querelles journalières, et pour que vous soyez à l'abri de tout ennui, je trouve indispensable de vous placer dans une maison de retraite.

GASPARD, bondissant. - Dans une maison de retraite, moi !... Ainsi, j'aurai travaillé jusqu'à mon âge, sans prendre un instant de repos, pour amasser cette petite fortune et te la donner, pour me voir chasser par toi de cette maison dans laquelle je suis né, où j'ai passé les plus beaux moments de ma vie, où je t'ai vu élever, grandir et profiter toi-même du bonheur que ce toit a toujours donné à ceux qui en ont fait leur abri ! — Aujourd'hui j'en suis chassé par toi, mon pauvre Grégoire. Je te pardonne, je sais que tu n'en es pas cause. Soit, je partirai, je ne suis pas, embarrassé de ma pauvre personne, je ne manque pas d'amis, j'aurai recours à leur bienfaisance, et, s'ils me la refusent, j'aurai la ressource de la route, sur laquelle je trouverai bien, je l'espère, un morceau de pain en tendant la main, et, pour dormir la nuit, une pierre où reposera ma tête, en attendant le véritable et dernier repos ! Mais quant à entrer dans une maison de retraite, c'est impossible. Je n'entends pas priver un malheureux de ses droits en lui prenant sa place dans l'asile de la misère...

GRÉGOIRE,
avec impatience. - C'est bien, faites ce que vous voudrez ! Quant à moi, je ne peux pas faire l'impossible. (Il sort.)

GASPARD. - Ainsi, c'est bien entendu ! Je suis repoussé par mon fils ! Cette misérable femme doit être bien heureuse ; son œuvre est accomplie. Pauvre Grégoire ! ce n'est pas de sa faute, je ne lui en veux pas. Qu'il ne sache jamais par lui-même combien ce qu'il me fait endurer est cruel. Sois heureux, mon Grégoire, c'est le dernier souhait que je forme pour toi en quittant ma vieille demeure ! (Il pleure.)

PIERRE. - Comment, encore ! Mais tu pleureras donc toujours ? Qu'est-ce qu'il y a encore ?

GASPARD. - Il y a, mon pauvre petit, que ton père me chasse d'ici ; il faut que je parte.

PIERRE. - Oh ! mais tu ne partiras pas seul ! Ah ! on te chasse ! Viens avec moi, ne te tourmente pas. (Il le pousse dehors.) Viens vite, viens par ici. (Ils sortent.)

GRÉGOIRE. - Franchement, c'est ridicule. Je n'admets pas ces grandes phrases. Je ne lui demande pas d'aller mendier son pain. (Réfléchissant.) Nous étions si heureux il y a trois mois !

PIERRE. - Adieu, papa !

GRÉGOIRE. - Comment, adieu ! pourquoi, adieu ?

PIERRE. - Parce que je te quitte !

GRÉGOIRE. - Comment, tu me quittes ! pourquoi faire ?

PIERRE. - Tu viens de me prouver que l'on n'avait pas toujours besoin de son père ; moi aussi, je vais essayer de me passer du mien. Seulement, mon pauvre grand-papa a besoin de quelqu'un pour soutenir sa vieillesse, et puisque tu renonces à remplir ce devoir, je vais te remplacer auprès de lui. Adieu ! (Il sort. Grégoire prend sa tête dam ses mains pendant que le rideau tombe.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.


ACTE TROISIEME

La scène représente une forêt.



GASPARD. - Enfin, dans mon malheur, j'ai encore de la chance. Je suis installé ici avec mon Pierre. Ce pauvre petit, avec l'aide de quelques camarades, il m'a fait élever cette petite cabane, dans laquelle nous vivons ensemble. Tous les matins, il descend à la ferme de mon vieil ami Gauthier, où il travaille comme un fou.

PIERRE. - Bonjour, grand-papa ! Qu'est-ce qu'on dit à Bibi ? Embrassez Bibi tout de .suite !
(Ils s'embrassent.) Es-tu content ?

GASPARD. - Certainement, mon petit ami, je suis très content. Allons-nous déjeuner ?

PIERRE. - C'est ça, allons déjeuner. (Ils s'éloignent.)

EUSTACHE. - Ah ! mon Dieu ! Ah ! quel malheur ! Ah ! quelle affaire ! Au moment où nous allions être si heureux ! Est-il possible ! Voyons, est-ce par ici ? Je crois que oui ! Je ne connais pas cette partie de la forêt. Ma pauvre sœur ! pourvu que j'arrive à temps ! Quand on pense que cette grosse charrette lui à broyé les deux jambes ! Je vais à la ville voisine chercher le chirurgien pour qu'il vienne les lui couper. — J'ai peur de m'engager dans cette forêt ; je sais qu'elle est très mal fréquentée. Il y a, dit-on, très souvent des attaques nocturnes en plein jour. — Voyons, dirigeons-nous de ce côté. (Il sort.)

PIERRE, avec son bâton. - Tiens, qu'est-ce qu'il vient faire par ici, celui-là ? Est-ce qu'il chercherait encore mon grand-papa pour lui faire du mal ? Attends un peu ! (Il sort.)

EUSTACHE. - J'ai entendu quelqu'un pour sûr ; je n'ai plus une goutte de sang dans mes poches. (Pierre lui donne un coup de bâton et se sauve.) Vlan, ça y est ! Monsieur le brigand, ne m'achevez pas, je vous en prie. (Il se relève et s'aperçoit, qu'il est seul.) Tiens, il n'y a personne ! (Pierre lui donne un nouveau coup et se sauve encore.) Ah ! je suis perdu, sauvons-nous. (Grand jeu de scène, tonnerre, etc., etc. Il ne sait pas de quel côté fuir et s'élance au dehors.)

PIERRE. - Mais où va-t-il donc ? Si je le suivais... (Il s'élance à sa poursuite.)

GASPARD, appelant. - Pierre... Pierre ! Où court-il donc comme ça ? Il aura aperçu un de ses. camarades probablement. Tiens, voilà madame la comtesse de Bombignac, la propriétaire du château. Elle vient par ici. — En voilà une bonne-dame qui en fait du bien dans le pays !

LA COMTESSE. - Tiens, c'est vous, père Gaspard ? Qu'est-ce que vous faites donc là ?

GASPARD. - Je me promène devant chez moi, madame la comtesse.

LA COMTESSE. - Comment ! devant chez vous ?

GASPARD. - Sans doute. Depuis trois jours je suis installé ici, dans cette petite cabane.

LA COMTESSE. - Mais ce n'est pas sérieux, ce que vous me dites là ?

GASPARD. - Il n'y a rien de plus sérieux, malheureusement, madame la comtesse ! Vous savez qu'il y a quelques jours à peine mon fils a épousé une méchante femme ?

LA COMTESSE. - Oui, j'ai entendu dire ça. Et alors ?

GASPARD. - Alors, cette femme a si bien su tourner la tête à mon pauvre Grégoire, qu'elle a réussi à me faire chasser de chez moi.

LA COMTESSE. - Comment, on vous a chassé ! Vous ! un travailleur infatigable, un si honnête homme ! Mais c'est horrible ! Et alors comment vivez-vous ici ? qui donc a soin de vous ?

GASPARD. - Oh ! je ne suis pas à plaindre ; c'est mon petit Pierre qui me fait vivre.

LA COMTESSE. - Ça ne m.'étonne pas, ce que vous me dites là ; il est si gentil, ce petit bonhomme ! Écoutez-moi bien, père Gaspard, voilà ce que vous allez faire. Vous allez immédiatement venir vous installer au château.

GASPARD. - Oh ! madame la comtesse !

LA COMTESSE. - Ne m'interrompez pas ! Je veux que vous y veniez tout de suite. Il y aura une bonne chambre pour vous. Vous vous amuserez à entretenir mon jardin ; vous en prendrez à votre aise.

GASPARD. - Mais, madame la comtesse, je ne sais pas si Pierre consentira à partager avec quelqu'un le soin d'entretenir ma vieillesse.

LA COMTESSE. - Votre Pierre !... votre Pierre !... C'est-à-dire que c'est moi qui en aurai soin également, de votre Pierre. Vous allez l'amener avec vous ; je me charge de son instruction et de son avenir.

GASPARD. - Je vous remercie, madame la comtesse. Je vais lui en parler, et j'espère qu'il consentira...

LA COMTESSE. - Je n'admets pas de conditions... je vous attends. (Elle s'éloigne.)

GASPARD. - Si Pierre veut bien y consentir, ce sera un beau rêve pour lui ! (Il se promène en réfléchissant.)

PIERRE, accourant. - Ah ! grand-papa, tu ne sais pas ?

GASPARD. - J'ai quelque chose à te dire.

PIERRE. - Moi aussi.

GASPARD. - Attends un peu, laisse-moi parler.

PIERRE. - Non, moi avant.

GASPARD. - Allons, voyons, tais-toi ! Je viens de voir madame. !

PIERRE. - Moi aussi !

GASPARD. - Laisse-moi donc finir !

PIERRE. - Mais oui, je le sais... Madame la comtesse de Bombignac, je le sais, je viens de la rencontrer... elle m'a dit qu'il fallait que tu ailles tout de suite au château, qu'elle allait te nommer son jardinier principal en chef, et puis, moi, elle va me faire donner une instruction à tout casser. Elle veut me faire être militaire, général français. Tralala.. tralala. (Il saute comme un fou, prend son grand-père par le cou et l'embrasse.) Allons, viens apprêter nos petites affaires ; nous allons déménager, nous donnerons congé après. (Ils partent.)

 




Créer un site
Créer un site