THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LE GRAND-PAPA

DRAME EN TROIS ACTES


Le Guignol des salons, par L. Darthenay

1888

domaine public


PERSONNAGES

LE PÈRE GASPARD.
GRÉGOIRE, son fils.
PIERRE, petit-fils de Gaspard.
EUSTACHE, frère de madame Clémentine.
NICODÈME, garçon de ferme.
CLÉMENTINE LAPOMME.
MADAME DE BOMBIGNAC.
MARIANNE, domestique..



ACTE PREMIER

La scène représente une place de village.


PIERRE. - Je suis enchanté : c'est aujourd'hui jeudi, je ne vais pas à l'école. Je vais en profiter pour aller me promener avec mon grand-papa. — En voilà, un brave homme, mon grand-papa ! Jamais on n'a vu son pareil. C'est mon meilleur camarade, aussi ; je suis bienheureux de pouvoir passer mes plus beaux moments avec lui, ce pauvre bonhomme ; il est si gentil ! Tiens, le Voilà ! (Appelant.) Eh ! grand-papa !

GASPARD. - Te voilà, mon petit Pierre ?


PIERRE. - Bonjour, grand-papa. Venez embrasser petit Pierre tout de suite. (Ils s'embrassent.) Ah, dis donc ! j'ai une commission à te faire de la part de papa.

GASPARD. - À propos de quoi ?

PIERRE. - Il est furieux après toi, papa ! Je ne te dis que ça ! Tu n'as qu'à bien te tenir !

GASPARD. - Bah ! Qu'est-ce qu'il a ? Voyons, explique-moi ça.

PIERRE. - Il prétend que tu te donnes trop de mal, il ne veut pas que tu travailles tant que ça. Il dit que tu as eu bien assez de mal pendant toute ton existence, et que tu as bien gagné un peu de repos.


GASPARD, riant. - Mais oui, mais oui, c'est bon. Ton père ne sait pas ce qu'il dit. Si je travaille, j'en prends à mon aise, du reste ; j'ai toujours travaillé pendant mon existence, et ce n'est pas maintenant que je commencerai à ne rien faire.

PIERRE. - Enfin tu sais, moi, ce que je t'en dis, c'est parce que je t'en parle ! Veux-tu venir faire un petit tour de promenade ?

GASPARD. - C'est ça, je ne demande pas mieux !

PIERRE. - Eh bien, allons-y ! (Il le prend par le bras et l'emmène en sautant comme un fou.)

GASPARD, en sortant. - Voyons, Pierre, ne me bouscule pas comme ça... Non, voyons, ne me bouscule pas. (Ils sortent.)

GRÉGOIRE, les regardant s'éloigner. - Sont-ils gentils tous les deux ! Et comme ils s'aiment ! Voilà tout mon bonheur, ma plus belle fortune. Si ma pauvre femme n'était pas morte, il ne manquerait rien chez nous pour être heureux. Enfin, puisque la fatalité nous a retiré cette bonne créature, sachons prendre le temps qui nous reste à vivre tel qu'il se présente.

GASPARD. - Non, laisse-moi tranquille, je suis tout essoufflé !

GRÉGOIRE. - Eh bien ! père, qu'avez-vous donc ?

GASPARD. - Je suis furieux après ton Pierre ! il me fait courir comme si j'avais son âge ; j'en perds la tête !

GRÉGOIRE. - Bah ! Alors vous n'êtes plus d'accord ? Je ne sais pas si Pierre vous a fait ma commission. Je l'avais chargé de vous réprimander sévèrement.

GASPARD. - Mais, oui, mais oui !

GRÉGOIRE. - Au sujet du mal que vous vous donnez.

GASPARD. - C'est, bien ! parlons d'autre chose.

GRÉGOIRE. - . Oui, mais promettez-moi d'être plus raisonnable. Car, enfin, c'est vous qui en faites le plus à la ferme.

GASPARD. - Grégoire, tu es un bavard ! Au surplus, tu perds ton temps. Ni toi, ni d'autres, ni personne ne m'empêcherez de me rendre utile selon mes forces.

GRÉGOIRE. - (Il le prend par le bras, et l'emmène en lui disant :) Eh bien, nous nous fâcherons.

GASPARD. - Tu sais bien que c'est impossible ; ça serait la première fois. (Ils sortent.)

EUSTACHE. - Il s'agit d'être prudent, et de mener à bonne fin mon superbe projet. Pourvu que je réussisse ! Sans ça, ma sœur et moi, nous sommes perdus. La plus affreuse des misères s'emparera de nous et nous entraînera au fond de son plus sombre abîme. Le voisin Grégoire va passer par ici ; je vais l'attendre et lui expliquer ce que j'attends de lui. Si, malheureusement, il repousse mon idée, je me demande vers quel côté je pourrai chercher une nouvelle planche de salut. (Pierre s'est avancé tout doucement derrière lui et lui applique un formidable coup de bâton sur la tête.) Quoi encore ? C'est épouvantable d'être traité de la sorte ! Tous les gamins du village s'entendent pour nous martyriser, moi et ma sœur ! (Même scène de Pierre.) Encore ! Si je l'attrape, celui-là, je vais lui donner de mes nouvelles. (Même scène. Eustache sort rapidement.)

PIERRE, avec son bâton. - Qu'est-ce qu'il vient faire par ici, celui-là, encore ? En voilà un que je ne peux pas souffrir. Il n'y a pas que moi, du reste. Lui et madame sa sœur n'ont que des ennemis dans le village. Ce sont des inconnus qui viennent de s'installer ici. Ils viennent on ne sait pas d'où ; je crois qu'ils vont aller autre part, à moins que ce ne soit ailleurs. Lui, c'est un débauché, un ivrogne, un paresseux. Des gens comme ça, voyez-vous, je ne sais pas ce que je leur ferais. (Il fait le moulinet avec fureur. Eustache, qui arrive en ce moment, reçoit un coup. Pierre se sauve.)

EUSTACHE. - Ah ! c'est ce petit Pierre ? Je m'en doutais ! Il ne prévoit pas ce que je lui prépare. Ah ! voilà le voisin Grégoire ; attention !...

GRÉGOIRE, parlant à la cantonade. - Dépêchez-vous, François ! Mettez le cheval à l'écurie, vous viendrez me retrouver. (Il aperçoit Eustache qui s'avance vers lui et lui tend la main.) Tiens, bonjour, voisin Eustache ! Comment vous portez-vous ?

EUSTACHE. - Vous êtes bien aimable, je vous remercie ! Je vous attendais, figurez-vous, voisin !

GRÉGOIRE. - Moi ?

EUSTACHE. - Oui, j'ai une communication toute particulière à vous faire. Je n'ai pas voulu aller chez vous, pour éviter les oreilles indiscrètes des domestiques, et si vous avez une petite minute à me consacrer, je vais vous dire la chose.

GRÉGOIRE. - Vous m'intriguez, voisin ! Voyons, de quoi s'agit-il ?

EUSTACHE. - Je dois vous dire, voisin, que la chose est très délicate et demande beaucoup d'attention. Je suis même très embarrassé pour aborder ce sujet, et vous comprendrez, mon hésitation, lorsque vous connaîtrez, l'affaire qui fait l'objet de ma démarche.

GRÉGOIRE. - Je vous en prie, achevez !

EUSTACHE. - Je suppose, voisin Grégoire, que vous devez connaître ma sœur, madame veuve Lapomme ?

GRÉGOIRE. - Je la connais, sans la connaître.

EUSTACHE. - Ça n'a pas d'importance ! Bref, ma pauvre sœur est veuve depuis quelques années. Cette chère enfant, qui possède toutes les capacités, toutes les vertus et toutes les qualités réunies, mériterait certainement un meilleur sort. De votre côté, cher voisin Grégoire, vous vous trouvez dans la même situation, et j'ai pensé, dans votre intérêt à tous deux...

GRÉGOIRE. - Oh ! pardon, voisin, je vois où vous voulez en venir. Merci, c'est inutile de continuer. Quand j'ai eu le malheur de perdre ma pauvre femme, je me suis juré de ne jamais me remarier. Je. vous remercie infiniment de votre bonne intention ; elle me flatte et m'honore, mais je n'en profiterai pas.

EUSTACHE. - Voisin, je n'ai jamais espéré obtenir de vous une réponse immédiate. Ce que je vous propose demande de grandes réflexions, par conséquent...

GRÉGOIRE. - Mes réflexions sont faites, soyez-en convaincu.

EUSTACHE. - Je suis certain que, dans un bref délai, vous apprécierez la haute valeur de ma proposition, et que vous reconnaîtrez vous-même que vous seriez bien coupable de ne pas profiter du bonheur que je vous apporte, ne serait-ce que pour votre famille.

GRÉGOIRE. - Mais pour nous, mon ami, l'existence se passe relativement d'une façon fort douce, et je n'ai nullement besoin d'y apporter un changement.

EUSTACHE. - Je vous le répète, voisin, il vous faut le temps de la réflexion ! Je vous donne une heure. Dans une heure, je viendrai prendre votre réponse, et, j'en suis convaincu, elle sera bonne.

GRÉGOIRE. - Si cela peut vous faire plaisir, voisin, revenez ; je serai toujours heureux de vous voir. Mais pour emporter une autre réponse que celle que je vous donne en ce moment, n'y comptez pas !

EUSTACHE. - Enfin, à tout à l'heure ! (Il sort.)

GRÉGOIRE. - Il est évident qu'il est bien difficile de tenir soigneusement une maison comme la nôtre ; depuis que j'ai perdu ma femme, tout est bien négligé ici. Enfin, avec l'aide de bons domestiques j'y arriverai quand même. Il m'a troublé, cet homme, avec cette singulière proposition. (Il met sa tête dans ses mains, ne voyant pas son père qui. arrive derrière lui.)

GASPARD. - Qu'est-ce que tu as donc, Grégoire ? Tu as l'air soucieux !

GRÉGOIRE. - En effet, mon brave père, je réfléchissais, je pensais à notre situation.

GASPARD. - J'espère que tu n'as pas à t'en plaindre ?

GRÉGOIRE. - Non, certes. Vous connaissez le voisin Eustache ?

GASPARD. - Oh ! Très peu. Comme tout le monde ici du reste. Qu'est-ce qu'il a fait ?

GRÉGOIRE. - Figurez-vous qu'il vient de me quitter à l'instant, et c'est lui, je dois vous le dire, qui a jeté le trouble dans mon esprit.

GASPARD. - À quel propos ?

GRÉGOIRE. - À propos d'un singulier projet qu'il m'a soumis et qui me donne beaucoup à réfléchir. Du reste, je vais vous dire de quoi il s'agit, et vous me donnerez alors votre opinion sur cette affaire. Il m'a proposé d'épouser sa sœur, madame veuve Lapomme !

GASPARD. - Ah ! il t'a...

GRÉGOIRE. - Franchement, qu'en pensez-vous ? Croyez-vous, mon cher père, qu'une semblable alliance puisse être utile aux besoins de la maison, qui, par le fait, est bien négligée ?

GASPARD. - Mon cher Grégoire, je ne veux t'influencer en rien. Je n'ai pas de conseil à te donner ; tu es bien assez raisonnable pour savoir ce que tu as à faire.

GRÉGOIRE. - Cependant, un mot !

GASPARD. - Pas même ; n'insiste pas, mon cher ami. Je ne veux rien dire. (Il sort.)

GRÉGOIRE. - Voyons, je vous en prie ! (Il le suit).

MADAME LAPOMME. - Quelle bonne idée il a eu là tout de même, mon frère ! Ah ! si ce beau projet pouvait réussir, comme je serais heureuse ! Car dans quelques jours nous n'aurons plus un sou, plus rien du tout. (Pierre s'est avancé tout doucement derrière elle, et lui applique, un grand coup de bâton sur la tête.) Aïe, aïe, aïe ! En plein dans l'œil, je saigne du nez ! (Même scène, au moins deux fois.) Je crois que c'est le petit Pierre. Je lui ménage une jolie surprise, à celui-là ; il ne se doute pas de ce qui l'attend. (Dernier coup de bâton. — Elle se sauve.)

PIERRE. - Elle aussi. ! Est-ce que ces deux misérables vont toujours rôder ainsi autour de chez nous ? (Il fait, un moulinet et attrape Eustache, qui court après lui.)

GRÉGOIRE. - En voilà, un tapage ! Ça doit être Pierre qui s'amuse avec ses camarades.

EUSTACHE. - Ah ! Eh bien ! voisin Grégoire, l'heure est écoulée. Je viens chercher votre réponse.

GRÉGOIRE. - Ma réponse ? Ma foi, mon pauvre ami, je vous dirai franchement que j'avais oublié votre proposition ; par conséquent, je vous donne la même, celle que je vous ai déjà donnée.

EUSTACHE. - Allons ! allons ! allons ! allons ! allons ! Voisin, permettez : vous ne pouvez pas me répondre ainsi ; la chose est trop importante. Comprenez donc, cher ami, que ce n'est pas dans notre intérêt que je vous parle. Le vôtre seul est en jeu. En épousant ma sœur, c'est un nouveau rayon de bonheur qui entre dans votre maison, c'est la joie nouvelle de votre foyer. Croyez-vous que dans une maison comme la vôtre, où il y a tant à faire, la présence, d'une bonne et laborieuse bourgeoise n'est pas indispensable ? Mais c'est le suprême bonheur que je vous propose ! Je ne comprends même pas que vous hésitiez un seul instant. N'entrevoyez-vous donc pas le plus beau rêve ? Vivre ensemble, tous les cinq, en bonne famille, travaillant tous pour le même but ! Et, songez-y, voisin, votre père est déjà bien âgé ; bientôt ses forces diminueront encore, et croyez-vous que par son dévouement ma pauvre sœur ne lui tiendra pas lieu de nouvelle fille ? Votre fils, pauvre enfant privé sitôt des soins maternels, ne sera-t-il pas heureux de retrouver aussi celle que vous aurez choisie pour remplacer celle dont le souvenir restera toujours au milieu de nous pour nous encourager à poursuivre nos tâches ?

GRÉGOIRE. - Écoutez, voisin, je crois, en effet, que vous me portez beaucoup d'intérêt ; je suis touché de vos marques de sympathie... Eh bien ! c'est entendu, j'accepte.

EUSTACHE, bondissant de joie. - Vous acceptez ! Ah ! cher ami, à la bonne heure ! Mon frère, permettez-moi de vous appeler mon frère, permettez-moi même de vous embrasser. (Il l'embrasse avec exagération.) Je vais aller apprendre cette bonne nouvelle à ma sœur. Attendez-moi, n'est-ce pas ? je reviens tout de suite ! Embrassez-moi encore. (Même scène.) À tout à l'heure ! (Il sort.)

GRÉGOIRE. - Cette joie paraît trop forte pour être sincère. Je crains de m'être trop avancé. Après tout, il n'y a rien de fait ; j'aurais tort de m'alarmer. Cependant, il ne peut y avoir d'arrière-pensée chez cet homme. (Il se tient la tête pour réfléchir.)

GASPARD. - Ah çà ! voyons, Grégoire, te voilà encore dans la préoccupation ?

GRÉGOIRE. - C'est vous, père ? Oui, je réfléchis ! Vous savez ce que je vous disais tout à l'heure au sujet de ce voisin Eustache ? Il vient de revenir, à la charge, et, ma foi, il a tellement bien su me faire entendre raison, me faire voir mes intérêts, que je n'ai pas hésité, et je lui ai dit que j'acceptais !

GASPARD. - Comment, tu acceptes ?

 




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