THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 
GRÉGOIRE. - Oh ! pardon ! J'ai dit, en effet, que j'acceptais ; mais ma parole n'est pas complètement engagée ; et d'après ce que je vois, si cela peut vous causer la moindre contrariété, soyez persuadé que je ne ferai rien qui puisse vous être désagréable.

GASPARD. - À moi, pauvre ami ?

GRÉGOIRE. - Certainement. Le moindre mot de vous pour moi sera un ordre. Dites-moi franchement ce que je dois faire, et jamais fils plus soumis ne se sera incliné devant la volonté paternelle.

 
GASPARD. - Je te l'ai déjà dit, Grégoire Je te sais assez sérieux pour ne pas accomplir à la légère un acte si élevé. Je ne veux te donner aucun conseil. Il faut que tu sois seul maître de tes actions. Pour te donner même une nouvelle preuve de ma confiance en toi, et pour augmenter ta valeur dans l'esprit de la famille dans laquelle tu vas entrer, je vais immédiatement te donner tout ce que je possède.

GRÉGOIRE. - Quant à ça, mon bon père, je ne le souffrirai pas.

GASPARD. - Il le faut, mon ami ; tu dois, comme tu me l'as promis, t'incliner devant ma volonté, et celle-ci est formelle.

GRÉGOIRE. - Mais je vous assure..

GASPARD. - Je vais tout de suite chez mon notaire, pour qu'il s'occupe de cela. Je sais bien qu'avec toi et Pierre, tant que vous vivrez, je n'aurai rien à craindre ; par conséquent, je veux jouir, avant de mourir, des derniers bienfaits que je peux faire pour vous.

GRÉGOIRE. - Je suis opposé à cela, mon père. (Ils sortent en discutant.)

MADAME LAPOMME, elle arrive en dansant. - Enfin, c'est fait ! Il accepte ! En voilà, un bonheur ! En voilà, une joie inespérée ! Je suis bienheureuse ; je ne sais plus où j'en suis. (À ce moment, elle reçoit un formidable coup de bâton, appliqué par Pierre qui se sauve.) Vlan ! Aïe ! Je suis sûre que c'est encore ce gamin ! Plus que jamais je me promets de lui faire payer cher ses plaisanteries, à celui-là ; il est loin, de se douter de ce qui l'attend. (Elle sort.)

GASPARD. - Voilà toutes mes affaires .en règle ; je suis tranquille. Je suis bienheureux d'avoir donné cette dernière preuve de mon affection à Grégoire. Pauvre fils ! je crains bien que le pressentiment qui m'agite ne me trompe pas. J'ai bien peur qu'il agisse à la légère. (Il se tient la tête.)

PIERRE. - Qu'est-ce que tu as, grand-papa ? Tu es malade ?

GASPARD. - Moi ?... du tout, mon ami.

PIERRE. - Pourquoi as-tu l'air si triste ?

GASPARD. - Je suis préoccupé, en effet, mon ami, mais je ne suis pas triste.

PIERRE. - . Qu'est-ce qui te tracasse ? Voyons, raconte ça à ton petit Bibi.

GASPARD. - Dis-moi, mon ami, tu connais madame Lapomme, notre voisine ?

PIERRE. - Cette mauvaise femme-là ? je le crois bien ! Je viens encore de lui donner un coup de bâton !

GASPARD. - Tu as eu tort, mon ami. Il ne faut pas t'en faire une ennemie. Cette femme va bientôt remplacer ta pauvre mère.

PIERRE. - Cette femme remplacerait maman ici ? allons donc ! je ne te comprends pas ; tu me fais peur.

GASPARD. - Dans quelques jours, ton père va se remarier avec elle, et elle sera installée chez-nous.. Qu'est-ce que tu dis de ça, mon petit Pierre ?

PIERRE, se jetant dans les bras de son grand-père en pleurant. - Oh ! mon pauvre grand-papa, nous sommes bien à plaindre tous les deux, va !

(La toile tombe.)


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE DEUXIÈME

Là scène représente une cuisine de la ferme.



MADAME LAPOMME, à la cantonade. - Ah çà, voyons ! en avez-vous encore pour longtemps ? C'est ridicule. (Au public.) En voilà, une maison ! il n'y a encore que trois mois que je suis mariée avec monsieur Grégoire ; je n'ai pas eu le temps d'apporter ici toutes les réformes nécessaires, et Dieu sait s'il y en a besoin. Ne serait-ce d'abord que de faire partir d'ici ces deux êtres exécrables ! Le grand papa principalement, vieillard insipide, qui n'a jamais pu supporter ma présence dans cette maison, avec ses grands airs : « J'ai toujours travaillé pendant, toute ma vie ; je ne me reposerai que quand je serai mort. » Il n'a absolument que ça à nous dire, et pour changer il ne fait rien du tout. Il n'y a que pour les repas : ça, il s'en charge ; il mange comme quatre. Et ce gamin, en voilà encore un que je vais faire déguerpir ! (Elle sort.)

NICODÈME. - En voilà, des manières ! Je vous demande un peu ; nous étions si heureux à la ferme avant l'arrivée de cette ignoble femme ! Depuis qu'elle est ici, c'est à ne plus y tenir. Pour un rien, moi, je lâcherais toute la boutique. (Il s'aperçoit qu'elle l'écoute. Il se sauve ; elle court après lui.)

MARIANNE. - Je n'en veux plus ! Je ne veux plus rester ici. Jamais de la vie ! Je vais aller dire à monsieur Grégoire qu'il peut chercher une autre servante. Je ne m'inclinerai pas plus longtemps devant cette horrible femme. (Même scène.)

EUSTACHE, il entre en bâillant. - Ah ! je viens de faire un petit somme ! Je suis bienheureux, moi. Depuis le mariage de ma sœur et notre installation ici, je ne fais rien, je ne travaille pas ; je mange bien, je bois bien, je dors, je me repose. C'est presque le bonheur parfait. (Il reçoit un coup de bâton envoyé par Pierre, qui est caché sous la tablette.) Voilà qui me rappelle à la réalité ! Il n'y aura, en effet, jamais de bonheur complet avec ces deux êtres-là ici.

MADAME LAPOMME. - Tiens, te voilà, Eustache ?

EUSTACHE. - Ma chère sœur, il faut que je te parle sérieusement.

MADAME LAPOMME. - Qu'est-ce qu'il y a ?

EUSTACHE. - Il y a, mon enfant, qu'il faut terminer la tâche que nous avons si bien commencée. C'est le moment des expulsions. Il faut que nous soyons seuls maîtres ici, et j'ai fortement à me plaindre de ta trop grande bonté, c'est-à-dire de ta faiblesse.

MADAME LAPOMME. - Il faut avouer cependant, mon ami, que ce n'est pas en trois mois qu'on peut obtenir un résultat sérieux dans de pareilles circonstances. Ce que nous avons déjà fait est immense ; avec de l'adresse et de la patience, nous obtiendrons bientôt la récompense de nos efforts.

EUSTACHE. - Des raisonnements pareils, Clémentine, prouvent encore ta douceur ; mais avec ça, nous n'arriverons jamais à rien. Ce ne sont pas des paroles qu'il nous faut : ce sont des actes énergiques, et nous allons en fabriquer tout de suite. C'est moi qui ai commencé cette entreprise ; moi seul en ai eu l'idée ; le résultat que j'ai obtenu est assez satisfaisant pour que je n'hésite pas à continuer. Il faut que dans quelques jours ces deux êtres que je hais, et qui nous le rendent bien, du reste, soient loin d'ici. Et pour cela, voici ce que tu vas faire. Je vais dire à ce niais de Grégoire, qui est assez simple pour faire tout ce que nous voulons de lui, que tu désires lui parler. Aussitôt qu'il sera ici, arme-toi de courage, et commence les hostilités en lui déclarant que l'existence qui t'est faite dans cette maison n'est pas tolérable. Pour le moment, cela suffira ; nous reprendrons promptement la suite de cet entretien. Cela lui donnera toujours un peu à réfléchir. Allons, du courage, petite sœur chérie ! Pense à l'avenir ! Pense à ton bonheur ! Et n'oublie pas le mien, c'est pour la même famille. (Il sort.)

MADAME LAPOMME. - Il a raison, mon frère, tout de même ; je suis trop bonne, je le sais bien. (Elle reçoit un coup de bâton de Pierre, qui est toujours caché.) Ah ! par exemple, ceci me décide ! Il faut en finir. (Elle sort. Pierre se montre tout doucement.)

PIERRE. - Je fais pourtant tout ce que je peux pour l'assommer, il n'y a pas moyen. Ainsi, ils ont fini par entrer quand même ici, ces deux monstres. Ils y dominent, il n'y a qu'eux qui commandent. Mon pauvre grand-papa ne sait plus où se mettre ; on le froisse toujours quand il essaye de dire un mot, ce pauvre bonhomme ! Moi, on me bat comme les chevaux ! Tiens, la voilà qui revient, cachons-nous. (Il se sauve.)

MADAME LAPOMME. - Il va venir, ce n'est pas malheureux !

GRÉGOIRE. - Qu'est-ce qu'il y a donc, madame Clémentine ?

MADAME LAPOMME. - Il y a, monsieur Grégoire, que j'ai à vous causer très sérieusement au sujet de ce qui se passe ici.

GRÉGOIRE. - Que se passe-t-il donc ici ? Je ne vous comprends pas.

MADAME LAPOMME. - Depuis que je suis entrée dans cette maison, j'ai eu à souffrir toutes sortes de vexations de la part de certaines personnes qui n'ont jamais voulu admettre ma présence ici, et je vous déclare que je suis décidée à mettre un terme à mes souffrances.

GRÉGOIRE. - Je ne vous comprends pas, madame Clémentine ; je ne vois pas de quelles souffrances vous avez à vous plaindre !

MADAME LAPOMME. - C'est-à-dire, monsieur, que vous feignez de ne pas les apercevoir.

GRÉGOIRE. - Mais je vous assure que vous vous trompez, vous exagérez.

MADAME LAPOMME. - Je n'exagère, rien du tout ! Et, puisqu'il le faut, je vais mettre les points sur les i. Monsieur votre père m'a témoigné la plus vive aversion depuis qu'il me connaît ; quant à votre fils, loin de reconnaître les bons soins que je lui prodigue, c'est avec la plus cruelle méchanceté qu'il s'acharne après moi.

GRÉGOIRE. - Dans tous les cas, je leur en parlerai ; mais jamais je ne pourrai croire ce que vous me dites là. Ce sont de fausses idées que vous vous faites !

MADAME LAPOMME. - Enfin, bref, je vous déclare que je n'en supporterai pas davantage, et, si cela continue, il se passera des choses...

GRÉGOIRE. - Mais enfin !...

MADAME LAPOMME. - Il se passera des choses !...

GRÉGOIRE. - Permettez-moi cependant de vous dire...

MADAME LAPOMME. - Il se passera des choses !... (Elle sort en le menaçant.)

GRÉGOIRE. - La situation est embarrassante... Il est évident que mon père n'a jamais pu la souffrir cette femme. Je sais bien qu'il n'a pas tort dans le fond, car ils ont joliment bien su m'entortiller, ces deux êtres-là. Enfin, la chose est faite, il n'y a pas à sortir de là. Si mon père m'avait parlé carrément, lorsque je lui demandais son avis, peut-être n'en serions-nous pas là aujourd'hui.

GASPARD. - Qu'est-ce que tu as, Grégoire ? Toujours ton air triste ; ça me fait beaucoup de mal de te voir toujours dans cet état !

GRÉGOIRE. - Ah ! c'est vous, père ? Je ne suis pas fâché de vous voir.

GASPARD. - Pourquoi ?

GRÉGOIRE. - Dites-moi, père, j'ai quelque chose à vous dire. Entre nous, vous n'avez jamais pu souffrir madame Clémentine, n'est-ce pas ?

GASPARD. - Moi, mon ami ! mais je ne lui dis rien.

GRÉGOIRE. - Non, c'est plus fort que vous. Vous avez vos raisons, je ne vous les demande pas, je ne veux pas discuter avec vous. Seulement, j'ai à vous demander un grand service. Je vous en prie, puisque nous sommes destinés à vivre tous ensemble, évitez-moi toute espèce de querelle avec ma famille nouvelle, n'est-ce pas ? Mettez-y le plus de conciliation possible. Faites comme moi, ne dites presque rien.

GASPARD. - . Oh ! sois tranquille, mon pauvre Grégoire, tu peux compter sur moi ; je désire tant te voir heureux ! Sois persuadé que rien, de mon côté, ne se produira pour soulever le moindre nuage dans la maison, mon cher fils. (Ils s'embrassent.)

GRÉGOIRE. - Merci, mon bon père, merci ! Je vais travailler ; à tantôt. (Il l'embrasse et sort.)

GASPARD, seul. - Faut-il qu'elle soit méchante, cette créature ! Elle aura été inventer quelque chose à Grégoire pour le faire fâcher avec moi. Elle paraît jalouse de mon amitié pour mon fils ; elle devrait s'en réjouir, au contraire. La voilà qui vient ; je vais lui parler franchement, ça vaudra mieux.

MADAME LAPOMME, parlant à la cantonade. - Si ça ne vous convient pas, vous n'ayez qu'à chercher une autre place ; il n'en manque pas, de domestiques ! (Elle se retourne et se trouve devant Gaspard.)

GASPARD. - Madame Clémentine, je voudrais vous dire un petit mot !

MADAME LAPOMME. - Allons, quoi ? Qu'est-ce que vous voulez encore ?

GASPARD. - Je ne serai pas longtemps ; c'est une toute petite communication que j'ai à vous faire.

MADAME LAPOMME. - Oui, mais dépêchez-vous, parce que je suis très pressée. Je n'ai pas que ça à faire !

GASPARD. - Je sais bien que vos occupations...

MADAME LAPOMME. - Oh ! je vous en prie, pas de phrases ! Quand vous voulez dire quelque chose, on croirait que vous allez faire un discours de réception à l'Académie française.

GASPARD. - Vous savez, madame Clémentine, combien j'aime mon fils !

MADAME LAPOMME. - . Oui, enfin vous le dites !

GASPARD. - Je le dis, et je l'ai prouvé, il me semble.

MADAME LAPOMME. - Abrégeons, abrégeons ! nous n'en finirons jamais !

GASPARD. - Soit. J'aime mon fils, comme il n'est pas possible d'aimer plus son enfant.. Et je viens vous demander, madame Clémentine, de vouloir bien partager cette amitié que j'ai pour lui, en en prenant votre part. Croyez bien que je suis tout disposé à avoir pour vous la plus sincère affection. Si vos vues, pour le moment, ne sont pas les mêmes, permettez-moi toujours de vous faire une prière. — Pour quoi que ce soit au monde, je ne pourrais vivre loin de Grégoire. Pensez donc, je ne l'ai jamais quitté ! C'est pourquoi, je vous le demande humblement, ne le faites pas fâcher contre moi. Je vous serai tout dévoué ; je tiendrai peu. de place ici... si peu, que ma présence sera inaperçue. S'il le faut encore, pour épargner vos intérêts, je ne mangerai presque pas, je ne boirai qu'un peu d'eau. (Il pleure.) Mais je vous en supplie, je vous le demande à. genoux, ne me faites pas fâcher avec mon garçon. .

MADAME LAPOMME. - Ah ! vous m'ennuyez avec vos bêtises ! (Elle sort.)

GASPARD, pleurant. - Comment ? Je l'ennuie avec mes bêtises ! Faut-il qu'elle ait peu de cœur, cette malheureuse femme ! Oh ! elle arrivera à ce qu'elle désire.

PIERRE, il arrive en chantant et s'arrête en voyant pleurer son grand-père. - Qu'est-ce que tu as, grand-papa ? qu'est-ce qu'on t'a fait ? Veux-tu me le dire tout de suite ! C'est encore un de ces deux monstres qui t'a fait delà peine ? Dis-moi lequel,, que j'aille lui casser quelque chose.

GASPARD. - Allons, voyons, ne dis pas de méchancetés !

PIERRE. - Viens prendre l'air avec moi, tu vas me raconter ça. (Ils sortent.)

MADAME LAPOMME. - J'espère que mon frère sera content de moi. En ai-je montré, de l'énergie ! J'en suis étonnée moi-même.

EUSTACHE. - Ah ! tu as eu un peu de courage, c'est mieux ! Voilà un bon commencement. J'espère en l'avenir, à présent ; je crois que le reste va marcher tout seul.

 




Créer un site
Créer un site