THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LEDRU, s'interposant. - Doucement, monsieur ! Doucement ! pas de gros mots, pas de gestes !


GRATIN, tenant des bouteilles à la main. - Qu'est-ce qu'il y a ?


JEAN, à part. - Et de deux !


MADAME GRATIN, sortant de la maison. - Quel tapage ! on se bat donc chez moi ?


JEAN, à part. - Et de trois !


FLORE, allant vers Ledru. - Une altercation ?...


JEAN, à part. - Et de quatre !


ONÉSIME, sa ligne à la main. - C'est la voix de mon oncle !


JEAN, à part. - Cinq ! nous sommes au complet...


DUSIFFLET, à Jean. - Donnez cette lettre et cessons cette mauvaise plaisanterie...

JEAN. - Elle ne fait que commencer !


DUSIFFLET. - Brigand ! tu veux donc...


JEAN. - Je veux que vous en donniez lecture vous-même, tout haut. Vous le devez comme notaire et officier ministériel.


DUSIFFLET, le serrant de près. - Donne, je la lirai !


JEAN, méfiant. - Commencez par me lâcher...


DUSIFFLET, le lâchant. - Animal ! Brute ! (Il va s'asseoir.)


JEAN. - C'est bien ! Soyez calme ! Asseyez-vous !


GRATIN. - Jean !... m'expliquerez-vous le motif ?...


JEAN. - Tout de suite ! Monsieur.


MADAME GRATIN. - Enfin, de quoi s'agit-il ?


JEAN, lui offrant un siège. - Vous aussi, madame, donnez-vous la peine : ce que monsieur Dusifflet va vous apprendre, va vous faire flageoler.


FLORE, s'avançant. - Où veut-il en venir ?


JEAN, d'un ton de commandement. - Formez le cercle ! comme on dit dans l'armée ! (tirant une lettre de sa poche.) Voilà !... (À Dusifflet.) Monsieur le notaire, veuillez en donner connaissance à la compagnie. (Bas.) Ne sautez rien... je la sais par cœur...


DUSIFFLET. - Tu ne sais pas lire, imbécile !


JEAN. - Imbécile ! J'ai dit ça pour me ficher de vous. Lisez !


DUSIFFLET, à part. - Quelle situation pour un notaire ! Si je m'en allais... (Il fait mine de tourner les talons.)


LEDRU, le prenant par le bras. - Rasseyez-vous donc !


DUSIFFLET, se frottant le bras à part. - Quelle poigne ! Une poigne de gendarme !... Allons ! je m'exécute ! (Haut, et d'une voix tremblante.) Confié aux soins de Gaspard Dusifflet, mon notaire...


JEAN, à part. - C'était en bonnes mains...


DUSIFFLET. - C'est signé : « Thomas Labouture ».


MADAME GRATIN, à part. - C'est le testament qu'il m'a remis il y a un instant et qui est tombé de ma poche. Oh ! quelles absurdes poches on fait aujourd'hui ?


GRATIN, inquiet. - Lisez donc ! nom d'un petit bonhomme !


DUSIFFLET, lisant. - « Ceci est mon testament ! »


GRATIN. - Ah ! quelle tuile !


MADAME GRATIN, à part. - C'est bien ça que j'ai perdu !


LEDRU. - Tiens !


FLORE. - Voyons !


ONÉSIME. - Hein ?


DUSIFFLET. - Silence ! (Lisant.) « Je lègue tous mes biens, meubles, immeubles, collections horticoles, argent monnayé, rentes sur l'État, enfin tout ce que je possède à mon tilleul Horace Ledru, lequel j'ai, par acte notarié et aux termes de la loi, adopté pour mon fils et auquel j'enjoins d'ajouter a son nom celui de Labouture. »


FLORE, se levant et allant vers Ledru. - Mon cœur me le disait.


MADAME GRATIN, à Ledru. - Ce cher cousin !


GRATIN. - C'est indigne ! c'est un faux testament.


DUSIFFLET. - Silence, il y a d'autres legs.


GRATIN. - Ah !. . Voyons !


DUSIFFLET, lisant. - « Je lègue une somme de dix-mille écus à Jean Lafarcinade, mon premier jardinier, pour le remercier de ses bons soins envers mes oignons comme envers moi-même. »

JEAN, les yeux au ciel. - Ô patron... j'accepte !


DUSIFFLET. - Silence donc ! On n'entend que vous ! (Lisant.) « Je lègue à mademoiselle Flore Robichon, qui s'est toujours montrée plutôt bien que mal à mon égard, une rente viagère de douze-cents louis que lui servira mon fils, afin que le jour où elle aura assez de ses père et mère, elle puisse vivre honnêtement sans le secours de personne. »


FLORE. - C'était un brave homme !


DUSIFFLET. - Silence ! (Lisant.) « Je lègue à ma cousine Eudoxie Gratin, veuve Robichon, née Labouture, dont je n'ai eu qu'à me louer ma vie durant, pour le jour de sa fête et en souvenir de notre bonne intelligence, un fagot d'épines. »


JEAN. - Je me charge de vous le porter...


DUSIFFLET. - Taisez-vous ! (Lisant.) « Je lègue à Polycarpe Gratin... »


GRATIN. - Ah ! voyons, qu'est-ce qu'il me laisse.


DUSIFFLET. - Silence ! (Lisant.) « La botte qu'il a eu l'honneur de recevoir quelque part quand je l'ai mis à la porte... de chez moi. »


JEAN. - Je l'ai mise de côté, monsieur Gratin.


GRATIN. - Gardez-la ! (À part.) Il n'était pas besoin de rappeler ce fait. (Haut.) Notaire, continuez.


DUSIFFLET. - «  Fait à la villa Labouture, le quinze octobre mille-huit-cent-soixante-huit. Signé : Thomas Labouture, horticulteur de première classe. » (À Onésime.) Prends ton chapeau et partons...


GRATIN, à part. - Si j'allais me précipiter la tête la première dans ma baignoire glacée... dans sa baignoire, veux-je dire...

ONÉSIME, à madame Gratin. - Je ne voudrais pourtant pas m'en aller sans vous présenter mes compliments de condoléances.


MADAME GRATIN, haussant les épaules. - Farceur !


ONÉSIME, à part. - C'est la première fois qu'on m'appelle ainsi. (Il sort.)


DUSIFFLET, sortant. - Mesdames, messieurs, je me retire.


JEAN, l'arrêtant. - Donnez le papier, donnez, joli notaire... je suis intéressé à ce qu'il reste intact...


DUSIFFLET, le lui remettant. - Oh ! je ne tiens pas à votre clientèle.


JEAN. - Vous faites bien de prendre les devants.Serviteur !


DUSIFFLET. - Je vous repincerai, jardinier !...


JEAN. - Filez doux, notaire, ou je dis à monsieur Gratin comment vous perdez les testaments au carambolage...


DUSIFFLET. - Taisez-vous, malheureux !... (Il sort.)



SCÈNE XIV


GRATIN, MADAME GRATIN, LEDRU, FLORE.



GRATIN, à part. - Quelle dégringolade !... il y a peut-être encore moyen de se raccrocher... (À madame Gratin.) Eudoxie !


MADAME GRATIN. - Soutiens-moi !... je vais me trouver mal...


GRATIN. - Tout à l'heure... nous n'avons pas le temps... Dis donc, j'ai promis la main de Flore à l'héritier de la couronne.


MADAME GRATIN. - Tu as fait cela ?


GRATIN. - Je l'ai fait, et sans ta permission.


MADAME GRATIN. - Tu grandis dans mon estime !... J'approuve. (À part.) Brusquons la situation. (Haut, à sa fille.) Flore !


FLORE. - Maman !


MADAME GRATIN. - Allons faire nos malles.


FLORE. - Oh ! pas encore, maman.


LEDRU, à madame Gratin. - Après déjeuner, cousine... rien ne presse, nous avons à causer.


GRATIN, à Ledru. - Vous nous invitez !... Tu nous invites ?...


FLORE. - Oui, papa, nous vous invitons...


MADAME GRATIN. - Eh bien, et moi ?...


LEDRU. - Mais vous aussi, cousine, si vous êtes bien sage...


MADAME GRATIN, le regardant du coin de l'œil, à part. - Il a une bonne façon ce garçon-là. (Haut.) Tout dépend de ce que vous entendez par sage ?... Est-ce de faire votre volonté à tous deux ?


LEDRU. - Vous avez deviné, belle-mère !


JEAN, à Ledru. - Vous vous engratinez ?...


LEDRU. - Flore m'eût accepté quand j'étais pauvre. La richesse ne m'a pas fait changer de sentiment pour elle.

JEAN. - Au fait ! la conciliation vaut mieux ; mais vous me flanquerez papa et maman Gratin dehors, ou je refuse mon consentement. (À Gratin.) Monsieur ! rendez-moi les clefs, toutes les clefs...


GRATIN, les lui donnant. - Les voici, potentat !

JEAN. - Le déjeuner doit être froid ! À table !



Rideau.

 



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