LEDRU. - Puisque nous avons le même père...
MADAME GRATIN. - Mais elle n'est pas la fille de mon mari.
LEDRU. - Et vous l'avouez maintenant ?... Après tout, j'aime mieux ça. (À Flore.) Cette parenté me gênait, car je ressentais pour toi un tout autre sentiment bien plus tendre.
MADAME GRATIN. - Taisez-vous, monsieur. Ma fille n'est pas libre.
LEDRU. - Elle est mariée ?!...
FLORE, vivement. - Non, pas encore...
MADAME GRATIN. - C'est comme si elle l'était... J'ai promis sa main à Onésime Dusifflet.
LEDRU. - Je ne connais pas... tout cela ne sera pas... Flore, dites un mot et je coupe en deux celui qui prétend vous enlever à mon amour. Vous ne répondez pas ?...Qui ne dit mot consent... c'est une affaire entendue...
MADAME GRATIN. - Mais je ne veux pas que vous coupiez en deux ou en trois Onésime ; c'est un charmant garçon.
LEDRU. - S'il vous plaît, gardez-le pour vous ! Et accordez-moi la main de Flore.
GRATIN, entrant, à part. - Il demande la main de Flore en récompense du service qu'il m'a rendu.
LEDRU, à part. - Ah ! le noyé. (Haut.) Eh bien, nous voilà sur pied, mon petit père ?
GRATIN. - Oui, grâce à toi mon garçon. (À part.) Quelle tripotée j'ai reçue !...
MADAME GRATIN, à part. - Son petit père, son garçon ! Plus de doute ! (Haut, à Gratin.) Monsieur, vous m'avez indignement trompée !...
GRATIN. - Moi, jamais, j'en suis incapable !... El si quelqu'un de nous deux trompe l'autre, ce n'est pas moi.
MADAME GRATIN, furieuse. - Qu'osez-vous prétendre ? Qu'avez-vous à me reprocher, quand j'ai là sous les yeux. (Montrant Ledru) la preuve vivante de vos inconséquences...
GRATIN. - Ce militaire ?...
MADAME GRATIN. - Je sais tout, il est votre fils !
GRATIN. - Mon fi!s ?
LEDRU. - Vous vous avancez beaucoup, madame Labouture... Je ne connais pas monsieur... et je ne comprends pas en quoi il peut vous tromper...
MADAME GRATIN. - Pourquoi m'appelez-vous madame Labouture ?... c'est mon nom de demoiselle, mais j'ai épousé en premières noces monsieur Robichon, ferblantier, et en secondes pour mon malheur, cet animal de Gratin, ici présent.
LEDRU. - L'homme à la baignoire s'appelle Gratin, un cousin au quarante-cinquième degré, que mon parrain a mis à la porte avec un coup de pied...
GRATIN. - Oui, inutile de rappeler la chose ; alors vous êtes le filleul de feu Labouture ?
LEDRU. - Feu... qu'est-ce que vous dites ? Mon parrain... serait mort !... sans que je n'en aie rien su. (À Flore.) Voyons, ma petite mignonne, est-ce vrai ?
FLORE. - C'est bien vrai !
LEDRU, allant s'asseoir sur un banc, à gauche, et la tête dans ses mains. - Ah ! mon pauvre brave homme de parrain !... Quel malheur !... Ce que c'est que d'être soldat !... Après cinq ans d'absence, on revient au logis le cœur gai, croyant trouver tout à la même place, chacun debout et v'lan... le malheur vous frappe, comme un boulet !...
FLORE, allant vers Ledru. - Pauvre jeune homme ! comme il a du chagrin !...
MADAME GRATIN. - Je comprends ça, surtout quand un parrain bienaimé ne vous laisse pas un sou. Viens donc, Flore !
FLORE, impatiente. - Tout à l'heure !
NADAME GRATIN. - Ah çà ! mais tu ne vas pas rester là !...
FLORE. - Je veux le consoler.
MADAME GRATIN. - Je m'y oppose !
LEDRU, prenant les mains de Flore. - Allez, mademoiselle, écoutez votre maman. Excusez tout ce que j'ai pu vous dire de peu convenable, je ne savais pas... Je me croyais chez moi... pardonnez-moi...
FLORE. - Je vous pardonne de grand cœur. (À part.) Pauvre garçon !
GRATIN. - Allez donc, Flore, c'est ridicule ! j'ai d'ailleurs à parler à monsieur...
FLORE. - Je m'en vais, mon père !... (À part.) Mais je reviendrai.
MADAME GRATIN, bas, à Gratin. -Il existe un testament... je l'ai vu, mais je ne sais pas ce qu'il y a dedans. Il en a peut-être un autre sur lui. Sonde-le adroitement.
GRATIN. - Oui ! laisse-moi faire... (Madame Gratin et Flore sortent.)
SCÈNE XII
GRATIN, LEDRU, puis JEAN.
GRATIN. - Jeune militaire, je compatis à votre douleur, croyez-le bien ; mais enfin, que voulez-vous ? nous sommes tous mortels. Je ne comprends pas que vous n'ayez pas été prévenu lors de l'ouverture de la succession de feu Labouture, mais je vous avertis, jeune homme, que je suis en règle avec la loi. Il n'y a pas eu de testament... j'étais son plus proche parent... car vous n'êtes qu'un filleul.. et ça ne compte pas...
LEDRU. - Non. Un filleul ne compte pas. Aussi vous n'avez rien à craindre de ma part.
GRATIN. - Vous êtes gentil, très gentil, vous m'avez sauvé la vie qui plus est, je veux faire quelque chose pour vous... mon cher monsieur... Comment vous appelez-vous ?
LEDRU. - Horace Ledru, sergent.
GRATIN. - Mon cher Ledru, sergent, restez donc déjeuner avec nous sans cérémonie. Je vous présenterai aux Dussiflet.
LEDRU. - Le prétendu de Flore ?
GRATIN. - À ce propos, mon gaillard, quand je suis arrivé vous demandiez sa main à ma femme ?
LEDRU. - Et je la demande encore...
GRATIN, à part. - Un moyen de rattraper l'héritage du parrain. (Haut.) Écoutez donc, c'est très délicat. Nous nous sommes engagés, c'est-à-dire ma femme, car c'est elle qui hérite étant une Labouture... Moi, je suis le chef de la communauté, c'est vrai ; mais je ne compte pas beaucoup. C'est ma moitié qui porte culottes à la maison.
LEDRU. - Rattrapez votre pantalon et dégagez-vous.
GRATIN. - Moi, j'y consens ; mais ma femme. Ah ! tu ne la connais pas ma femme ! Tiens ! laisse-moi le tutoyer... Veux-tu ?
LEDRU. - Marche, si ça t'amuse...
GRATIN. - Eh bien, ma femme c'est une de ces dures de feu, un salpêtre, un volcan de trente-six ans ! qui m'en fait voir de toutes tes couleurs.
LEDRU. - Passez, passez, allez au fait !
GRATIN. - Oui ! au fait ! Eh bien, c'est Flore que tu me demandes... Si tu n'as que tes économies de sergent pour entrer en ménage... Il est vrai qu'elle sera riche un jour... Enfin ce n'est pas à moi de te faire des observations. Je le dois la vie, tu es un second père pour moi. C'est bien le moins que tu sois mon fils.
LEDRU, à part. - Quelle vieille guimbarde d'homme. (Haut.) Alors, vous consentez ?
GRATIN. - Moi, oui ; mais je ne te réponds pas de madame Gratin...
LEDRU. - Puisque vous dites qu'elle est un volcan, elle doit comprendre l'amour.
GRATIN. - Elle ne le comprend que trop !
JEAN, sur la porte de la villa. - Monsieur ! le déjeuner est servi !
LEDRU. - Ah ! bonjour, mon brave Jean ! tu es encore ici, toi ?
JEAN. - Comme vous voyez ! Vous savez le malheur qui vous frappe ?
LEDRU. - Oui.
JEAN, haut. - Je veux vous parler...
LEDRU, de même. - Parle !
JEAN, même jeu. - Pas devant lui !... (À Gratin.) Monsieur, je n'ai pas monté de vin.
GRATIN. - Et pourquoi ?
JEAN. - Pour une bonne raison : vous avez toujours les clefs de la cave dans votre poche... Ce n'est pas feu Labouture qui aurait pris des précautions aussi soupçonneuses vis-à-vis de moi !
GRATIN, bas. - Ah ! toujours son feu Labouture !... (Haut.) Aimes-tu le vin blanc ? ça égaye... Il faut chasser les idées noires... passe à table, je remonte à l'instant. (Il sort.)
SCÈNE XIII
JEAN, LEDRU.
JEAN. - Pourquoi qu'il vous tutoie ?
LEDRU. - Je lui ai demandé la main de sa fille, c'est peut-être pour ça.
JEAN. - Et il vous l'a accordée ?
LEDRU. - Oui. Flore me plaît et je ne lui suis pas indifférent, j'ai compris ça.
JEAN. - Ne vous pressez pas. Vous êtes ici chez vous... flanquez-moi tous ces Gratin et ces Dusifflet dehors... Gardez la fille si elle vous convient, mais comme femme de chambre et pas autrement.
LEDRU. - Tu déraisonnes, un filleul n'hérite pas d'un parrain.
JEAN. - Non, mais un fils adoptif, ça hérite très bien...
LEDRU. - Explique toi.
JEAN. - Tout à l'heure, devant tout le monde, afin que personne n'en ignore, et par devant notaire...
LEDRU. - Où as-tu un notaire ?
JEAN. - Le notaire... c'est Dusifflet, pour le moment à table devant une douzaine de ses amies, et attendant le vin de Crétin père. Ah ! nous allons bien nous amuser... (Il danse et chante.) « C'est pas toujours les mêmes qu'auront l'assiette au beurre... » Laissez-moi rire, il y a assez longtemps que je pleure... Ah ! Ah ! Ah !... très malin ce Dusifflet, mais Jean Lafarcinade très malin aussi, et madame Gratin, tout à fait idiote...
LEDRU. - Qu'as-tu fait de si malin ?...
JEAN. - Vous allez le savoir d'ici peu !... En voilà déjà un...
(Dusifflet paraît sur le perron, il a l'air de chercher.)
SCÈNE XIV
LES MÊMES, DUSIFFLET, puis GRATIN,
MADAME GRATIN, FLORE, ONÉSIME.
JEAN, à Dusifflet. - Monsieur cherche quelque chose ?
DUSIFFLET. - Oui... un papier que j'ai laissé tomber...
JEAN. - Pas vous, mais madame Gratin.
DUSIFFLET. - Qu'importe !
JEAN. - Il importe, c'est une lettre ?...
DUSIFFLET, inquiet. - À peu près... vous l'avez trouvée ?
JEAN. - Oui, monsieur.
DUSIFFLET, de plus en plus inquiet. - Vous l'avez lue ?
JEAN. - Je ne sais pas lire. (À part.) C'est pas vrai !...
DUSIFFLET, respirant, à part. - Ouf ! (Haut.) Rendez-la-moi...
JEAN. - Oh ! non...
DUSIFFLET. - Comment ? Oh ! non...
JEAN. - Je dis : Oh ! Non ! oh ! Non.
DUSIFFLET, le prenant au collet. - Auriez-vous la prétention de vous approprier mes papiers ? (En fureur.) Rendez-moi ça... voleur !...