THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

FUNESTE OUBLI - FATALE BAIGNOIRE
 

Sand, Maurice.
1890
domaine public.


PERSONNAGES
GRATIN.
DUSIFFLET, notaire.
JEAN, jardinier.
HORACE LEDRU, sergent.
ONÉSIME, neveu de Dusifflet.
MADAME GRATIN.
FLORE, sa fille.


La scène se passe à la campagne, aux environs de Paris.

UN JARDIN.

À droite, un pavillon avec perron et tendine au-dessus d'une fenêtre praticable. À gauche, une charmille, chaises et table de Jardin.



SCÈNE PHEMIÈRE


JEAN, un râteau à la main. - Si ça ne fait pas pitié de voir la villa, les jardins avec serres chaudes et froides de feu mon patron, monsieur Labouture, horticulteur de première classe, plusieurs fois médaillé aux expositions de Londres, de Paris et autres cités non moins florissantes, être devenus la propriété d'un cousin éloigné du défunt horticulteur, un Gratin qui a été mis un beau jour à la porte avec un coup de pied quelque part ! Il a tout, et je suis pourtant resté dans la maison et, comme le chien attaché à la niche qui l'a vu naître, moi, Jean Lafarcinade, c'est mon nom, je reste attaché à la chaîne des Gratins, non par amitié, mais par habitude... L'habitude, une seconde nature. Il y a un mois à peine, ces Gratin, mari, femme et fille, végétaient au fond d'une boutique de marchand de pruneaux ; aujourd'hui, faute de testament de mon maître défunt, ils se targuent de la loi et héritent de quatre ou cinq-cent-mille euros. C'est une douce surprise pour de petits épiciers de province qui vivotaient avec une douzaine de cent euros, de se réveiller un matin avec vingt-cinq-mille euros de rente, que la fortune aveugle leur verse sur le crâne. Ils en tirent vanité tout autant que s'ils les avaient gagnés. Ô ! feu La bouture ! du haut du ciel, ta demeure dernière, tu dois le dire : « C'était bien la peine de travailler toute la vie ! de planter, semer, tailler, de s'être fait une réputation dans les oignons à fleurs pour voir un jour les collections potagères et horticoles tomber dans les mains indignes de ces crétins... » Gratin, veux-je dire ! Ah ! c'est une fichue affaire de mourir ! » Et pourtant, quand j'y songe, je me dis qu'il a dû téter, c'est à dire tester en faveur de quelqu'un. On n'a rien retrouvé ; mais c'est pas clair. Je m'étonne qu'il ne m'ait rien laissé... pas plus qu'à son filleul, Horace Ledru, qu'il aimait pourtant beaucoup... autant qu'un fils... et avec motif, dit-on. Où est-il, le fusilier Ledru, parti depuis cinq ans et cueillant les lauriers de la gloire en Afrique ou en Chine ? Je lui ai écrit plusieurs fois, jamais de réponse. Peut-être que, militaire, il a vécu ce que vivent les roses !...



SCÈNE II

GRATIN, en robe de chambre ; JEAN.


GRATIN, sur le perron. - Eh bien, Jean !


JEAN, à part. - C'est le Gratin père. (Haut.) Monsieur demande quelque chose ?


GRATIN, descendant. - Comment ! et mon bain ?


JEAN, à part. - Un bain ? Voilà du nouveau ! (Haut.) Je ne savais pas, monsieur !

GRATIN. - Vous ne saviez pas ?... Madame Gratin ne vous a donc rien dit ?


JEAN. - Non, monsieur.


GRATIN. - Elle ne pense plus à rien... quelle tête de linotte et c'est elle qui me l'a conseillé pour mes boutons.


JEAN. - Monsieur bourgeonne... avec le printemps.


GRATIN. - C'est bon, gardez vos remarques frivoles pour vous... préparez-moi un bain, là... (Il montre la fenêtre au rez-de-chaussée.) puisqu'il y a une salle de bain, c'est pour s'en servir...


JEAN. - Je veux bien, monsieur.


GRATIN, à part. - Il ne manquerait plus qu'il ne le veuille pas. (Haut.) Allez donc, flâneur !...


JEAN. - Oui, monsieur, j'y vais... (Il sort.)



SCÈNE III

 

GRATIN. - Il me porte sur les nerfs, cet animal-là !... mais il m'est utile pour me mettre au courant de la maison. Quand j'y serai, au courant, je le flanquerai dehors avec une satisfaction... Il me parle toujours de son feu Labouture... Il faisait ci... il faisait ça... Labouture s'y prenait mieux que vous... Il est comme ma femme, qui fait toujours des comparaisons à mon détriment, en faveur de son premier mari. Il était gentil, mon prédécesseur, Monsieur Rabichon, un gaillard qui ne lui a rien laissé, si ce n'est une fille, Flore, que j'ai dû prendre en prenant sa mère. Heureusement que cette petite succession aussi avantageuse qu'inattendue nous a tous remis à flot. J'ai même pardonné à mon cousin Labouture sa manière un peu vive de me renvoyer de chez lui avec mes demandes d'argent... j'abusais, je dois l'avouer aujourd'hui... La mort efface tout... Pour le moment, je vise le conseil municipal, en attendant celui d'arrondissement... Les fonctions civiles sont accessibles à tous aujourd'hui, et, à cinquante-cinq ans, on a de la marge... Ah ! voici Monsieur Dusifflet, notaire, et son neveu, Onésime.



SCÈNE IV

GRATIN, DUSIFFLET, ONÉSIME, puis MADAME GRATIN et FLORE.



DUSIFFLET. - Bonjour à l'heureux successeur de Labouture !...


GRATIN, saluant. - Votre serviteur, mon cher monsieur Dusifflet.

DUSIFFLET. - Madame votre épouse va bien ?


GRATIN. - Oh ! très bien ! très bien ! Depuis que nous nageons dans les pactoles de feu Labouture, elle ne songe plus qu'à sa toilette... tous les jours des dentelles, des robes, des bijoux, des tralala, des courses, des visites aux environs.


DUSIFFLET. - Dame ! écoutez donc... madame Gratin est encore jeune, elle n'a pas renoncé à plaire... À trente-cinq ans...


GRATIN. - Quand on a une fille à marier... il ne faut plus songer à soi.


DUSIFFLET. - Oui, mademoiselle Flore, une bien jolie personne... qui conviendrait parfaitement à mon neveu...


GRATIN. - Adressez-vous à ma femme.


DUSIFFLET. - Ah ! voici ces dames...


MADAME GRATIN, en toilette exagérée. - Bonjour, messieurs...


DUSIFFLET. - Belle dame !... un printemps.


MADAME GRATIN, gracieuse. - Toujours aimable, monsieur Dusifflet... (Bas, montrant Onésime.) C'est là votre neveu ?


DUSIFFLET, bas à Onésime. - Salue donc !


ONÉSIME, à madame Gratin. - Mademoiselle ! (À Flore.) Madame !


DUSIFFLET, à madame Gratin. - Il est troublé... mais on peut se tromper.


FLORE, saluant. - Monsieur !


MADAME GRATIN, bas à sa fille. -Tiens-toi donc droite en saluant ; tu as l'air d'une bossue... Messieurs, vous restez déjeuner avec nous... Vous nous donnez votre journée, n'est-ce pas ?


DUSIFFLET. - Vous êtes vraiment trop aimable... je ne sais si...


MADAME GRATIN. - Mais oui, c'est convenu. (Bas.) Nous avons à causer tous les deux. Votre neveu me plaît à première vue... Il est riche, n'est-ce pas ?


DUSIFFLET. - Il est à son aise.


MADAME GRATIN. - C'est que ma fille est un très beau parti depuis la mort du cousin Labouture... Vous êtes bien sûr qu'il n'y a pas eu de testament ; vous devez le savoir vous qui étiez son notaire...


DUSIFFLET, embarrassé. - Sans doute... je le saurais


MADAME GRATIN. - C'est que vous comprenez, mon petit, que s'il y avait un héritier, nous serions flambées, ma fille et moi. Flore perdrait sa dot et votre neveu n'en voudrait plus.


DUSIFFLET. - Tout ça est très facile à comprendre... tranquillisez vous donc, chère madame, vous savez bien que je suis assez votre ami pour ne jamais vous prendre en traître...


MADAME GRATIN, à part. - Des phrases... Il me cache quelque chose, mais je sais par où le prendre... je vais le confesser... (Haut.) Je crois que nous ferions bien de laisser ces enfants faire connaissance.


DUSIFFLET, à part. - Diantre ! il n'est pas fort, mon neveu, quand il est tout seul.


MADAME GRATIN. - Donnez-moi le bras, nous ferons un tour de parc... (À Gratin.) Mon ami, vous devriez aller prendre votre bain, vous ne serez jamais prêt pour le déjeuner.


GRATIN. - Vous laissez Flore avec ce jeune homme que vous ne connaissez pas ?... vous ne craignez rien.


MADAME GRATIN. - Je ne m'éloigne pas. Et, d'ailleurs, il n'y a rien à craindre, c'est comme si le mariage était fait.


GRATIN. - Après tout, ça m'est égal... elle n'est pas ma fille ! (Il remonte.)


DUSIFFLET. - Vous nous quittez.


GRATIN. - Je vais prendre mon bain.


MADAME GRATIN, entraînant Dusifflet. - Vous n'allez pas le retenir, j'espère... Vous dites donc qu'il n'y a jamais eu de testament... (Ils sortent par le fond.)



SCÈNE V


FLORE, ONÉSIME.



FLORE, assise, effeuillant une fleur. - Tiens ! on nous laisse en tête à tête.


ONÉSIME, debout, le chapeau à la main, très loin de Flore, à part. - Je ne sais pas quoi lui dire... je suis très troublé... c'est qu'elle est belle fille !... quand on pense qu'elle sera ma femme....ça me fait peur !


FLORE, à part. - Et dire que ce monsieur-là sera mon mari... il n'est pas beau ! comme il a l'air timide. Pauvre garçon !.. Si je ne l'aide pas, il va se figer. (Haut.) Il fait bien beau !


ONÉSIME. - Oui, mademoiselle.

FLORE. - Il n'y a pas longtemps que vous êtes sorti du collège ?

ONÉSIME. - Oh ! il y a déjà plus de deux ans, et vous ?

FLORE. - Je n'ai jamais été au collège.

ONÉSIME. - Je le pense bien. Je veux dire en pension.

FLORE. - En classe, oui... c'est de l'histoire ancienne. Trouvez- vous ma robe jolie ?...

ONÉSIME. - Je ne sais pas ; je ne connais rien à la toilette des femmes...

FLORE, à part. - Un innocent ! (Haut.) Les regardez-vous seulement ? 

ONÉSIME. - Qui ?

FLORE. - Les femmes !

ONÉSIME. - Oh ! oui, bien quelquefois, dans la rue.

FLORE. - Vous habitez la campagne ?

ONÉSIME. - Oui, mademoiselle, tout près de la ville.


FLORE. - Et qu'est-ce que vous faites ?


ONÉSIME. - Oh ! pas grand-chose.


FLORE. - Vous chassez ?


ONÉSIME. - Non !


FLORE. - Vous pêchez ?


ONÉSIME. - Oui, quelquefois, des grenouilles.


FLORE. - Des grenouilles ?

ONÉSIME. - C'est très amusant.,, avec un petit morceau de drap rouge et une épingle... et puis la grenouille... c'est parfait... les pattes en fricassée de poulet...


FLORE. - Vous avez une belle propriété ?...

ONÉSIME. - Assez grande, mais je m'y ennuie tout seul.


FLORE. - Il ne faut pas vivre tout seul. (À part.) Je lui tends assez la perche !

 

 




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