THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

ONÉSIME. - Et le moyen ?


FLORE, à part. - Imbécile ! (Haut.) Je ne sais pas, moi !


ONÉSIME. - Ni moi non plus.


FLORE. - Voulez-vous que je vous indique un moyen ?


ONÉSIME. - Oui.


FLORE. - Mariez-vous, vous vous ennuierez à deux.


ONÉSIME, à part. - Comme elle m'a regardé... Elle est bien hardie.


FLORE, à part. - Il est en mie de pain. (Haut.) À quoi pensez-vous ?


ONÉSIME. - Je pense que mon oncle cause bien longtemps avec madame Gratin.


FLORE, à part. - Est-il bête !... (Haut.) Offrez-moi le bras, nous les rejoindrons...


ONÉSIME, à part. - Le bras !... Oh ! est-elle hardie ! (Ils sortent.)



SCÈNE VI


GRATIN, ouvrant la fenêtre ; il est dans sa baignoire mais en peignoir. - On étouffe dans cette petite salle de bains !... Je n'ai pas perdu un mot de ce doux tête-à-tête. Pas fort, le jeune homme... Flore ferait bien toutes les avances, elle est comme sa mère... Pourquoi ce jeune niais pense-t-il que son oncle cause bien longtemps avec ma femme ? Le fait est que ce notaire me semble être beaucoup mieux avec elle qu'avec moi... Si j'allais savoir pourquoi ils se promènent tant ! Mais je n'ai rien pour sortir de mon bain... Cette double cruche de Jean a emporté mes habits... Et j'ai beau sonner... (Il sonne.) Je ne puis pourtant pas aller m'assurer de la conduite ou de l'inconduite de madame Gratin dans la tenue de notre premier père. Je n'ai même pas de figuier à la portée de ma main... Ce bain devient glacé. (Il appelle.) Jean ! Madame Gratin ! je grelotte ! mes habits ! de l'eau chaude au moins ! je passe à l'état de glaçon... Ah ! je comprends la congélation à cette heure ! je me raidis,,, plus moyen d'articuler mes membres, je m'évanouis... C'est ma mort qu'ils veulent... je comprends tout, à présent !... un complot contre mes jours ! Funeste oubli de ce jardinier ! Fatale baignoire ! elle sera ma tombe. Si je pouvais réagir... la réaction ! Oh ! comme je la comprends ! je ne suis qu'une banquise, le pôle Nord est un rien du tout auprès de moi... Au secours !


SCÈNE VII

LEDRU, entrant ; GRATIN.


LEDRU. - Mon parrain qui demande du secours ? Me voilà !


GRATIN, Sortant un bras par la fenêtre. - Qui que tu sois, sors-moi de là, je bois ma goutte ! Sauve-moi de cette baignoire fatale !


LEDRU, à la fenêtre. - Oui, mon parrain. (À part.) Comme il est changé !


GRATIN. - Généreux inconnu, bats-moi ! ramène-moi le sang à la peau ! Frappe, frappe ! Ne m'écoute pas si je crie !


LEDRU, à part. - Ce n'est pas mon parrain... un ami que je ne connais pas.


GRATIN. - Venez vite ! Flanquez-moi une dégelée.


LEDRU. - S'il ne faut que cela pour vous faire plaisir... (Il enjambe la fenêtre, entre et referme les contrevents.)



SCÈNE VIII


JEAN, une lettre à la main. - Un lettre adressée à feu mon maître ! C'est peut-être un testament en ma faveur. (Haut.) « Mon cher parrain, je serai le dimanche six courant, à dix heures du matin, sauf erreur ou omission, auprès de vous et j'aurai le plaisir de vous serrer sur mon cœur afin de passer six mois de congé en votre honorable compagnie pour laquelle j'ai quitté la mienne à la troisième légère. Votre serviteur, filleul et sergent : LEDRU, pour la vie. » (Haut.) C'est aujourd'hui, il est dix heures passé ! En voilà un pauvre garçon qui sera désappointé de ne plus trouver son parrain !

GRATIN, sa voix dans la coulisse. - Assez ! ça va mieux ! Assez ! ça suffit !


JEAN. - Qu'est-ce qui se passe ? C'est la voix de monsieur Gratin. Est-ce qu'on l'assassine ?


LA VOIX DE GRATIN. - Assez ! assez ! je suis dégelé !


JEAN. - Dégelé !... Ah ! je l'ai oublié dans son bain. (Il sort à droite.)



SCÈNE IX

DUSIFFLET, MADAME GRATIN, FLORE, ONÉSIME.



MADAME GRATIN, à Flore. - Eh bien, qu'est-ce qu'il t'a dit ?


FLORE. - Rien qui vaille. Il est par trop timide.


MADAME GRATIN, à part. - Ce n'est pas comme son oncle, mais je le tiens. (Haut.) Monsieur Dusifflet, voulez-vous faire une partie de billard en attendant le déjeuner ?... Je pense que Gratin n'a pas fini de prendre son bain.

DUSIFFLET. - Cultivez-vous le carambolage, belle dame ?


MADAME GRATIN. - Un peu, à la campagne, les jours de pluie, ça procure de l'exercice sur place... Monsieur Onésime, jouez-vous au billard ?


ONÉSIME. - Je n'ai jamais essayé.


DUSIFFLET. - Il y a un commencement à tout. Mademoiselle Flore te montrera.


FLORE. - Oh ! moi, je n'aime pas à piétiner autour d'un billard, une queue à la main... je ne comprends rien à vos billes en tête, coulés, effets en dessous, rétros, coups secs, bloqué, collé sous bande, un tas de mots, des bêtises, je crois, qui font rire des joueurs sans procédés en vous regardant d'un air plus ou moins malin ; je préfère la danse, la valse...

MADAME GRATIN. - J'aime bien ça aussi, pincer un léger quadrille agité... Mais ce n'est pas l'heure de polker, jouons à quelque chose en attendant l'heure du déjeuner...


DUSIFFLET. - Bah ! Allons donc au billard, nous ferons une poule carrée... ou un caporal des comptoirs...


MADAME GRATIN. - Qu'est-ce que c'est ?


DUSIFFLET. - Ça se joue avec une quille. Venez, je vous montrerai le jeu. (Bas, à son neveu.) Offre donc ton bras à la demoiselle, remue-toi donc, tu as l'air atrophié. (Il offre son bras à madame Gratin.)


MADAME GRATIN. - Vous me le montrerez ?


DUSIFFLET. - Le petit caporal ?


MADAME GRATIN. - Non, le testament...


DUSIFFLET. - Mais il n'y en a pas, je vous dis... (Ils sortent à droite.)


ONÉSIME. - Mademoiselle... Mon bras...


FLORE. - Merci, j'ai déjà dit que le billard m'assommait, mais je ne vous retiens pas...


ONÉSIME, à part. - C'est peut-être pour que je la laisse tranquille... J'aime autant ça.., Il y a une mare au bout du jardin, avec des grenouilles, j'ai ma canne à poche, je vais aller m'amuser... (Il sort.)



SCÈNE X


FLORE, LEDRU.


FLORE. - En voilà un futur que je n'hésite pas à qualifier de cornichon ! Maman dit qu'il est très riche, mais j'en aimerais mieux un autre.

LEDRU, venant de la maison, à part. - Mon parrain a, je le vois, quelques invités en ce moment... Mais où est-il fourré ? (Voyant Flore.) Ah ! la bonne ... jolie fille, ma foi ! Bonjour, mignonne !


FLORE, à part. - Mignonne ? ce militaire est familier... c'est un beau garçon ! (Haut.) Bonjour, militaire.


LEDRU, à part. - Elle a l'air de connaître son monde. (Haut.) Pour vous servir, ma jeune beauté.


FLORE, riant, à part. - Sa jeune beauté ! (Haut.) Que désirez-vous ?


LEDRU. - Comment vous appelez-vous ?

FLORE. - Flore.

LEDRU. - La déesse des fleurs... moi, Horace, pas Coclès du tout, car j'ai deux bons yeux pour voir toutes les beautés qui vous perfectionnent.

FLORE. à part. - Pas trop bête, ça ! (Haut.) Monsieur Horace...


LEDRU. - Ne m'appelez donc pas monsieur, je suis sergent.

FLORE. - Eh bien, monsieur le sergent.

LEDRU. - C'est la même faute ! Dites Horace tout court, c'est plus gentil ; je suis de la maison et je suis content de la trouver habitée par une aussi jolie fille ! Je m'en donne pour un quart d'heure d'être amoureux de vos yeux, de votre petit bec rose et du reste...


FLORE. - Taisez-vous donc !


MADAME GRATIN, sa voix la coulisse. - Flore ! Viens-tu ?


FLORE. - Oui, maman, dans un instant.


LEDRU. - Vous avez votre mère ici ?


FLORE. - Ça vous paraît singulier ?


LEDRU. - Mais non, ça m'est égal, ô la plus jolie des bobonnes !


FLORE, riant. - Bobonne ! Vous me croyez femme de chambre ?


LEDRU. - Et je te retiens pour faire la mienne. (Il la prend par la taille.) Dis, veux-tu ?...


FLORE, riant. - Quelle plaisanterie ! laissez donc !


LEDRU. - J'ai six mois à passer ici...


FLORE. - Vous allez donc rester six mois ici en billet de logement ?


LEDRU. - Tu ne comprends pas, petite... mais je t'expliquerai ça plus tard... En attendant, tu vas me faire déjeuner... car je suis ici comme chez moi...


FLORE, stupéfaite. - Comme chez vous ?


LEDRU. - Oui, nous déjeunerons même ensemble, car je ne suppose pas que mon parrain ait assez mauvais goût pour te laisser manger à la cuisine...

FLORE, à part. - Je n'y suis plus du tout ! (Haut.) Qui êtes-vous donc ?


LEDRU, l'embrassant. - Ton amoureux, si tu veux !


FLORE. - Cessez de me tutoyer, et répondez-moi directement... Je suis la fille de la maison.


LEDRU. - Vous seriez ma sœur en ce cas... car on prétend qu'il est plus que mon parrain.


FLORE. - Mon papa serait le vôtre ?

LEDRU. - Ah çà ! il s'est donc marié en mon absence.

FLORE. - Mais oui, il y a trois ans...

LEDRU. - Ah ! le vieux sournois ne m'en a pas fait part. Après ça, la lettre court peut-être après moi dans les déserts de l'Afrique. Chère petite sœur, faut que je l'embrasse. (Il l'embrasse.)


FLORE. - Mais, mon frère.,, est-ce convenable ?


LEDRU. - Tout ce qu'il y a de plus... naturel.


FLORE. - Si tu m'en réponds...


LEDRU. - J'aimerais mieux que nous ne soyons pas parents... je te l'avoue ; mais ça vaut encore mieux que de n'être rien l'un pour l'autre. Laisse-moi récidiver ! (Il l'embrasse encore.)



SCÈNE XI

MADAME GRATIN, FLORE, LEDRU, puis GRATIN. 

 


MADAME GRATIN, les surprenant. - Eh bien ! eh bien ! que signifie ?


FLORE. - Maman ! c'est mon frère !


MADAME GRATIN. - Ton frère ?


LEDRU. - Oui, madame, à ce qu'il paraît.


MADAME GRATIN. - Je n'ai jamais eu de fils.
 

FLORE. - Mais papa ?


MADAME GRATIN, à part. - Lui ! Oh ! le monstre ! Il m'avait caché cette paternité ! (Haut) En tout cas, Flore ne peut être votre sœur...

 




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