THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

ATROPOS. - Mon fils, tu es galant avec les dames et tu as raison. Voici le fil de ta vie. Bien loin de le couper, je vais le garder dans ma chevelure et je t'assure que tu as pour longtemps à vivre. À ton dernier jour, je me souviendrai de ton amabilité.


PLUTON. - Ta ta ta ! En attendant, à la chaudière cet audacieux, ce flâneur, ce séducteur !.., Démons ! flambez-le, pilez-le, soignez-le.


PROSERPINE. - Un instant, Pluton, vous n'êtes qu'un roi constitutionnel ; vous avez le droit de faire grâce, mais non celui de punir sans que la cour ait décidé du sort de mon ami Balandard.


PLUTON. - Vous l'entendez, elle l'avoue : pour son ami. Or, un ami pour une femme, on sait ce que ça veut dire.


MIKOS. - La reine des Enfers parle d'or. Pluton, allez vous asseoir. Démons, tenez-vous en repos ; que nous jugions avec calme et impartialité. (À Balandard.) Prévenu, votre nom, âge, demeure et qualité.


BALANDARD. - Pierre Balandard, trente-quatre ans, l'âge des passions, auteur, acteur et directeur de théâtre, domicilié à Paris-Passy.


MIKOS. - Levez la main droite et jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Dites : je le jure.


BALANDARD. - Je le jure !


MIKOS. - Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?


BALANDARD. - Il faudrait d'abord savoir de quoi je suis accusé.


MIKOS. - C'est juste ! allez vous asseoir. (À un Juge, Éaque, qui s'endort.) Dites donc, Éaque, vous dormez ?


ÉAQUE. - Ne faites pas attention ; c'est nerveux.


MIKOS. - Quel gros porc ! (Rhadamante s'endort.) Rhadamante ! vous dormez aussi ?


RHADAMANTE. - Hi han ! hi han ! c'est si peu intéressant. (Il dort.)


MIKOS. - Quel âne ! Messieurs, l'affaire Balandard est appelée ; qui se porte accusateur ?


PLUTON. - Moi.


MINOS. - Vous ne pouvez pas être juge et partie. Huissier, lisez l'acte d'accusation.


L'HUISSIER, avec un accent gascon. - Le dix-neuf avril de l'année courante mille-huit-cent-quatre-vingt-six, un homme du nom de Pierre Balandard a osé pénétrer, avec l'assistance d'une folle fille connue sous le sobriquet de la Chimère, dans le royaume du roi Pluton, à l'instar d'Orphée, de noble mémoire ; mais Orphée venait chercher Eurydice son épouse, tandis que ce farceur de Balandard, sous prétexte de venir demander quelques vers grecs à ce vieux crétin d'Anacréon qui s'est conservé dans un bocal, ne vient ici que pour donner des distractions à la reine des Enfers. Deuxièmement : le sieur Balandard, entrepreneur de succès de son état, non content de faire manquer à tous ses devoirs conjugaux la susdite Proserpine, s'est plu a faire périr par le poison appelé phénol, la Cocadrille, dite Choléra morbus, animal favori du roi Pluton. Troisièmement : il a forcé la porte des Enfers en frappant d'un instrument contondant, dit coup de pied, le chien Cerbère qu'il a traité de caniche. Donc, ce Balandard est accusé de rapt, de détournement de femme mariée, d'empoisonnement, de violence et d'avoir pénétré dans une maison habitée en cassant les cordons de sonnette et brisant les portes. Pour résumer, l'accusé est coupable et ne mérite aucune indulgence de la part de la cour.


BALANDARD. - Je crois le moment venu d'appeler la Chimère à mon aide. À moi, Chimère, ma mie !



SCÈNE XI


LA CHIMÈRE, LES PRÉCÉDENTS.



LA CHIMÈRE. - Que me veux-tu, ami Balandard ?


MIKOS. - Est-ce toi la défense ?


LA CHIMÈRE. - Oui, Minotaure !


MIKOS. - Votre nom ?


LA CHIMÈRE. - Je suis la Chimère.


MIKOS. - Votre âge ?


LA CHIMÈRE. Je suis aussi vieille que l'humanité, et pourtant je suis toujours jeune et belle.


MIKOS. - Je ne le nie point ; votre demeure et vos qualités ?


LA CHIMÈRE. - Je demeure dans la cervelle de tous les hommes. Quant à mes qualités, je suis folle, dévergondée, sans freins ni lois, ne me souciant que de mon caprice et me livrant à toutes les débauches de mon imagination en délire.


MIKOS. - La déposition du témoin promet d'être intéressante. (Aux juges qui dorment.) Éaque, Rhadamante, éveillez-vous l


ÉAQUE. - Ah ! voilà une belle lionne !


MIKOS. - Levez la patte, pas celle-ci, la droite. Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ; dites : je le jure.


LA CHIMÈRE. - La vérité ? Êtes-vous encore plus bêtes que vous n'en avez l'air ; mais si j'évoquais la Vérité et si elle paraissait devant vos figures d'âne, vous sériez tous anéantis sous les décombres des Enfers !


ÉAQUE. - Passons, passons. Est-ce vous, grande folle, qui avez introduit ici l'accusé ?


LA CHIMÈRE. - Oui, gros cochon !


MINOS. - Et... dans quel but ?


LA CHIMÈRE. - Une fantaisie... Pour rire un instant et me moquer de Pluton, qui a fait son temps, qui ennuie son épouse Proserpine et qui me semble aussi nul qu'inutile.


LES DÉMONS. - Oui, la Chimère parle bien ! À bas Pluton, vive la Chimère !


MINOS, aux juges. - Messieurs, ça sent la révolution, consultons-nous. (Ils se consultent.)


LA CHIMÈRE. - Pluton, au lieu de me recevoir dans ton empire avec les honneurs qui me sont dus, tu m'envoies des sales chiens pour m'empêcher d'entrer, tu me le payeras !


LES DÉMONS. - Vive la Chimère !


PLUTON, furieux. - À la chaudière ! cette bête puante, ainsi que son protégé. Ce sont des libres penseurs, des importunistes !


BALANDARD. - Ah ! Il finit par m'agacer, Proserpine, si je lui flanquais une tripotée, m'en voudriez-vous ?


PROSFRPINE. Oh ! non, au contraire.


BALANDARD. - Alors ! c'est moi qui vais te coller à la marmite.


LES DÉMONS. - Oui, oui. passez-nous-le. Il y a assez longtemps qu'il nous embête.


BALANDARD. - Et moi qui croyais les Enfers un pays tranquille, c'est comme sur terre : « C'est pas toujours les mêmes qu'auront l'assiette au beurre, » Pluton, à la chaudière ! (Il prend Pluton qui résiste et l'envoie aux démons.) À la Chaudière ! pilez-le, flambez-le avec les égards dus à une tête couronnée. (Platon est enlevé par les démons et jeté dans la chaudière ; tonnerre, gong.)


MINOS. - C'est très bien ! Mais il nous faut un roi, l'Enfer ne peut s'en passer. (À Balandard.) Tu sembles fait pour régner, et puisque tu viens ici pour la reine des Enfers, la voici veuve, épouse-la et tu seras roi.


BALANDARD. - Aimable et irrésistible Proserpine, prononcez sur notre sort commun.


PROSERPINE. - J'aimerais mieux aller prendre un peu d'air de terre ; j'ai la nostalgie des blondes moissons de ma mère Cérès et des rayons d'or du divin Apollon.


BALANDARD. - Je vous comprends. Alors, je suis à vos ordres. Messieurs, vous demandez un roi, permettez-moi de vous en offrir un de ma main. J'abdique en faveur de la Chimère.


MINOS. - La Chimère ? En effet, c'est une idée lumineuse ! La Chimère règne aux Enfers. Viens ici, belle déesse, et accepte le sceptre !


LA CHIMÈRE, prenant la place de Pluton. - Balandard, j'accepte la fourche des Enfers (Elle la brandit d'une main.), et je n'oublierai jamais que c'est à toi que je la dois.


PROSERPINE. - Nous n'avons plus rien a faire ici. Allons-nous-en.


BALANDARD. - Oui, partons !


SATANAS. - Et Anacréon, vous ne l'emmenez pas ?


BALANDARD. - Ah ! c'est juste ! j'étais venu pour ça... (Il cherche Anacréon.) Mais où est-il passé ?


SATANAS, ramassant un bout d'homme ratatiné. - Ça doit être lui, on l'a oublié près de la chaudière. Il est cuit et même rissolé ; mais tu peux l'emporter.


BALANDARD. - Et que veux-tu que je fasse de cette grillade ? Je t'en fais cadeau. Ma foi ! Porel dira ce qu'il voudra ; mais au lieu de lui ramener un poète grec, je lui rapporte une jeune première qui n'est pas des plus mal tournées. (Sifflet du chemin de fer.)


PROSERPINE. - Dépêchons-nous si nous ne voulons pas manquer le train.


BALANDARD. - Proserpine s'impatiente et l'on ne doit jamais faire attendre les dames. Messieurs des Enfers, votre serviteur !


LA CHIMÈRE. - Démons, reconduisez mon ami et sa compagne.


PROSERPINE. - Inutile de déranger personne. Je connais le chemin. (Elle sort avec Balandard.)


MINOS. - Messieurs, l'audience est levée.


(Feux de Bengale rouges. La toile tombe et se relève presque à l'instant pour laisser voir un coin de la villa et du Jardin de Foin-la-Folie au premier tableau.)



Quatrième Tableau.

BALANDARD, endormi sur un banc ; LA CUISINIÈRE.



LA CUISINIÈRE, entrant. -Voilà trois fois que je sonne l (À Balandard.) Monsieur ne veut donc pas déjeuner ?


BALANDARD, s'éveillant. - Hein ? Qu'est-ce que c'est ?


LA CUISINIÈRE. - C'est le déjeuner, votre côtelette est brûlée.


BALANDARD. - Comme Anacréon. Et Proserpine, où est-elle ?


LA CUISINIÈRE. - Connais pas ces gens-là.


BALANDARD. - Ah ! j'ai rêvé. !


Rideau. 
 


     On pourra consulter une pièce de théâtre d'ombres chinoises sur Orphée aux enfers sur : http://ombres-et-silhouettes.wifeo.com/orphee-aux-enfers.php


 




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