THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE III


LA CHIMÈRE. - Bien d'autres obstacles nous attendent chez Pluton ; te sens-tu le courage d'y pénétrer quand même ? Il est encore temps de retourner chez toi : regarde ! Voici encore une vilaine bête qui vient par là. C'est la Guivre, la Cocadrille, ou plutôt le Choléra ; allons-nous-en et crains de respirer les microbes dont il empoisonne l'air. Prends la première galerie à droite et va toujours jusqu'à ce que tu aies trouvé Proserpine, tu te recommanderas de moi. Si tu as besoin de mes services, tu n'as qu'à m'appeler, je t'attendrai à la station des Champs-Elysées, et je volerai vers toi, tu sais que je ne connais ni le temps ni l'espace ! (Elle se tourne et sort.)


BALANDARD. - Elle ne connaît ni le temps, ni l'espace ; mais elle a peur des chiens. Ah ! c'est une jolie lâcheuse.


SCÈNE IV


LA COCADRILLE, sous la forme d'une tarasque ailée.


BALANDARD, à part. - Voilà, en effet, une vilaine bête ! (Haut.) Le chemin des Enfers, s'il vous plaît, madame ou monsieur ? Ça ne parle pas. Quel microbe !


LA COCADRILLE attaque Balandard avec son bec et ses griffes.


BALANDARD. - Mais il est méchant. Attends, j'ai toujours un flacon de phénol dans ma poche ! Ça chasse les miasmes ! (La cocadrille avale la fiole, se tord et crève.) Elle se tord, elle crève, la voilà crevée ! Le passage semble libre... Profitons-en... Au petit bonheur !... Pas d'obstacles ! (Il entre aux Enfer.)



Troisième Tableau.


Changement à vue. À gauche du spectateur, le trône de Platon avec un bureau. Au deuxième plan, le tribunal pour les juges, avec table. À droite une énorme chaudière, dont le foyer n'est pas encore allumé. Grille s'ouvrant sur un escalier. Au fond, rochers et scories, pont suspendu sur les abîmes. Fond lumineux au loin.



SCÈNE PREMIÈRE


BALANDARD, le cordon de la cloche à la main. - À force de sonner, le cordon m'est resté à la main. La porte était d'ailleurs mal fermée. Drôle d'endroit ! (Il regarde partout.) Il y fait chaud. Et personne à qui parler. Ça m'a l'air d'une maison assez mal tenue ! (Voyant les démons endormis.) Ah ! voilà des chauffeurs qui pioncent près de leur chaudière éteinte. (On entend sonner cinq heures sur le gong, puis la sonnette de Pluton : un gros grelot.)


SATANAS, s'éveillant. - Le patron grelotte, je crois ! (Voyant Balandard.) Que fais- tu là, toi, âme errante et flâneuse ?


BALANDARD. - Je me promène en attendant à qui parler. (Deuxième coup de gros grelot.)


SATANAS, à Balandard. - C'est encore le patron. Ah ! c'est que le roi du sombre empire n'est pas de bonne humeur ; le matin surtout, à jeun et quand la mortalité ne donne pas, il n'est pas à prendre avec des pincettes. Tu vas l'entendre grogner !


LA VOIX DE PLUTON. - Satanas ! mes cothurnes, ma pourpre, ma couronne et ma fourche — mon journal !


SATANAS. - Voilà, Sire, voilà ! Le temps de donner un coup de plumeau.


LA VOIX DE PLUTON. - Dépêchons nous un peu.


SATANAS, à Balandard. - Tu l'entends. C'est un tyran. (La barque à Giron passe au fond.)


BALANDARD. - Quel est ce bateau chargé de passagers qui ne semblent pas gais ?


SATANAS. - C'est la barque à Caron, le nocher des Enfers, qui amène une cargaison de damnés. (Il sort.)


BALAKDARD, à part. - Il n'a pas l'air d'un mauvais diable ! (On entend grincer dos verrous.)



SCÈNE II

LUCIFER, entrant par la grille, DÉMONS,
puis BELZÉBUTH.


LUCIFER. - Astaroth, Belzébuth, démons subalternes, réveillez-vous ! tas de fainéants, allumez les feux ! Vous avez laissé éteindre la chaudière. (Les démons sortent de derrière la chaudière.)


BELZÉBUTH. - C'est le patron qui nous l'a commandé. Il dit que nous brûlons trop de charbon et que depuis les grèves on n'en peut plus avoir.


LUCIFER. - Des économies ?... Quel pingre ! Allumez ! Voici des clients.


BELZÉBUTH. - Oh ! ils ne sont pas pressés, je pense. Où sont les allumettes ? Il n'y en a plus. C'est un peu fort !


LUCIFER. - C'est Pluton qui les prend toutes.


BELZÉBUTH. - Alors, s'il vole l'administration, autant vaut laisser tout le fourbi. Passez le soufflet.


BALANDARD, s'approchant d'eux. - Messieurs, voici des allumettes !


BELZÉBUTH. - Oh ! des allumettes de fabrication française, il n'y en pas une qui prenne !


BALANDARD. - Pardon ! ce sont des suédoises !


BELZÉBUTH. - C'est différent, celles-là flambent de naissance. (Il allume. Fumée, flammes, éclairs.)


BALANDARD. - Eh ! je crois que votre poêle ronfle !


SATANAS, rentrant. - À vos postes, vous autres ! Voici le roi Pluton !



SCÈNE III


PLUTON, LES PRÉCÉDENTS, pais CARON.



BALANDARD, à part. - C'est ça le roi du pays ? Il est laid comme un pou !


SATANAS, à Balandard. - Ah ! tu es encore là, flâneur ! Va donc à tes affaires. (Balandard remonte.)


PLUTON. - Eh bien ! Caron, le batelier des Enfers, est-il enfin arrivé avec son chargement ?


LUCIFER. - Oui, Sire, le voici ! (Caron entre.)


PLUTON. - Arrivez donc ! Vous êtes toujours en retard. Je vous attends depuis trois jours.


CARON. - Que voulez-vous ? l'Achéron et le Cocyle sont presque à sec et la navigation est difficile, surtout à la rame.


PLUTON. - Dites donc que vous vous amusez à boire tout le long du fleuve avec les damnés ; mais en voilà assez. J'ai fait établir un chemin de fer au-dessus des abîmes. Il faut se tenir au courant de son siècle. Ça rapporte bien davantage, ça nous amène beaucoup plus de monde, ça va plus vite, ça ne boit pas, ça n'est pas à sec. Il est vrai que j'ai plus de besogne ; mais je ne m'en plains pas. Donc je supprime la navigation à la rame et je vous casse de votre emploi.


CARON. - Que vais-je devenir, alors ? Faites-moi une position, j'ai de la famille !


PLUTON. - Vous serez cantonnier sur la voie ferrée métropolitaine. Allez ! et ne brutalisez pas les voyageurs.


CARON. - Et ceux que j'amène, qu'en faire ?


PLUTON. - Qu'enfer et damnation ! Qu'ils entrent ! (Caron sort.)



SCÈNE IV

GRELUCHE, TRINGLET, GAMAHUT, UNE COCOTTE.


PLUTON. - Approchez !... Ah ! je vous reconnais. Voici Tringlet, un gréviste ! ce qui ne veut pas dire que vous soyez de l'école du président Grévy.


TRINGLET. - Je ne connais que le roi des Belges. Je ne suis pas Français, sais-tu ? Je suis de Charleroi et j'ai été tué une fois par la troupe de ligne belge.


PLUTON. - À la chaudière ! (Tringlet est enlevé par Micromiconet et mis à la chaudière.)


PLUTON. - Quel est cet autre ? Ah ! c'est Greluche, le don Juan des ruelles. Vous avez déjà fait un temps ici, vous êtes des récidivistes. J'ai été trop indulgent pour vous, et je vous ai relâchés. Vous avez recommencé à faire des maladresses. Celle fois, pas de grâce !... En voilà un qui revient sans sa tête ; comme si c'était convenable ! (Le spectre montre sa tête au bout de ton bras.) Tu ne peux répondre. La parole est d'argent, mais le silence est d'or. Ah ! c'est Gamahut ! Allons, mes bons démons, dépêchons ce menu fretin condamné d'avance ! À la chaudière ! Flambez ! pilez ! que j'aille déjeuner avant l'arrivée du tribunal.  
     
(Les démons enfourchent, jettent dans la chaudière et pilent les damnés dont on voit les jambes sortir et s'agiter un instant.)


BALANDARD, à part. - C'est expéditif, ici. Je ferais bien de m'éloigner un peu de ce fourneau par trop chaud. (Il s'éloigne.)


PLUTON, à la cocotte. - Et toi ? qu'est-ce que tu vends ?


LA COCOTTE. - Je vends... je vends... Vous me faites rougir, ô monarque !


PLUTON. - Suffit, je comprends !


LA COCOTTE. - La mort m'a tordu le cou au saut du lit. Je n'ai pas même eu le temps de faire un brin de toilette pour paraître devant Votre Majesté.


PLUTON. - Tu n'en es pas plus mal tournée. Je t'accorde un sursis. J'ai besoin d'une bonne à tout faire. Passe derrière le comptoir et descends à la cuisine.


LA COCOTTE. - Merci, mon vieux ! (Elle sort du côté de Pluton.)



SCÈNE V

PLUTON, LUCIFER, SOEUR CÉLESTE, BALANDARD.



(On entend le cornet du cantonnier, puis le sifflet de la locomotive Le train passe lentement au fond sur le pont suspendu.)


PLUTON. - Voici le Métropolitain. Nous allons peut-être avoir du monde plus propre. Lucifer ! allez donc ouvrir.


LUCIFER. - Oui, Sire ! à vos ordres ! (Il sort. Bruit de serrures et de verrous.) Par ici, messieurs les voyageurs ! (Frère Riboutard, moine ; deux religieuses.)


SOEUR CÉLESTE. - C'est bien ici le paradis ?


PLUTON, railleur. - Sans doute, le paradis des damnés. (À part.) Elle est fort bien, cette épouse de Christ. (Haut.) Ton nom ?


SOEUR CÉLESTE. - Sœur Céleste.


PLUTON. - Joli nom, qui fait rêver. Femme, si tu veux sauver tes compagnons, viens déjeuner avec moi.


SOEUR CÉLESTE. - Déjeuner ? mais je ne vous connais pas. Qui êtes-vous  ?


PLUTON. - Je suis Pluton, le roi des Enfers, celui qui n'a pas de blanc dans l'œil, le roi qui ne rit pas.


SOEUR CÉLESTE. - Ah ! doux Jésus ! Vade rétro, Satanas.


PLUTON. - Tu ne sais pas ce que tu dis. Satanas, c'est mon domestique.


SOEUR CÉLESTE, à Balandard, qui s'est rapproché. - Mais alors, ce monsieur qui nous a ouvert avec une grosse clef, ce n'est donc pas saint Pierre ?


BALANDARD. - Non, belle religieuse, c'est le portier du sombre Empire.

SOEUR CÉLESTE. - Ah ! mon frère, ma sœur ! nous nous sommes trompés de train.


PLUTON. - Tant pis pour vous ! Il n'y a pas de billets de retour ici. Avez-vous émargé à votre entrée ?


SOEUR CÉLESTE. - Hélas ! oui ! mettons-nous en prière.


BALANDARD. - Chantez ! ça embêtera Pluton. Il vous mettra dehors. (Ils s'agenouillent et chantent avec l'accordéon.) « Pater notaire qui tète in felix, ton petit-fils est turc, auvergnat rectum lutim et in secula seculorum. Amen ! Alléluia. Gloria patri et filio et spiritu sancto. Kyrie eleison !


PLUTON. - Oh ! assez ! avez-vous bientôt fini de chanter ? Vous êtes embêtants comme la pluie. Sortez, tas d'idiots ! Le tribunal n'est pas encore arrivé. Passez à la salle d'attente. Vous vous expliquerez plus tard.


BALANDARD, à part. - Le fait est qu'ils ne sont pas folichons !


LUCIFER. - Allez au purgatorium. (Il ouvre la grille.)


BELZÉBUTH, les poussant avec sa fourche. - Au dépotorium ! (Les dévots sortent en chantant de nouveau.)


PLUTON. - Est-ce qu'il n'y avait pas autre chose dans le train ?


LUCIFER. - Non, c'est un train maigre !


 




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