BALANDARD AUX ENFERS
Mystère en quatre tableaux avec un prologue.
Sand, Maurice.
1890
domaine public.
PERSONNAGES
BALANDARD.
PLUTON.
ANACRÉON
CARON, cocher.
MINOS.
RHADAMANTE.
ÉAQUE.
SATANAS.
LUCIFER, portier.
ASTAROTH.
BELZÉBUTH.
UN HUISSIER.
GRELUCHE.
TRINGLET.
GAMAHUT.
FRÈRE RIBOULARD.
LE RÉGISSEUR.
LA CHIMÈRE.
PROSERPINE.
CLOTHO.
LACHÉSIS.
ATROPOS.
SOEUR CÉLESTE.
SOEUR SCOLASTIQUE.
COCODETTE.
LA VÉRITÉ.
LA COCADRILLE.
CERBÈRE.
UNE CUISINIÈRE.
UN FACTEUR.
PROLOGUE
LE RÉGISSEUR, devant le rideau de manœuvre. - Mesdames et messieurs, la pièce que nous allons avoir l'honneur de représenter devant vous et qui a pour titre : Balandard aux Enfers, est ce qu'on appelait au moyen âge, une Sotie, c'était un acte, un tableau ou une scène qui faisait partie des mystères, joués par les confrères de la Passion. Ces farces satiriques, dont le directeur s'intitulait le Prince des sots, ne respectaient alors, sous le masque de Thespis, ni roi, ni dieu, ni diable ; c'est pourquoi elles furent interdites, par arrêt du parlement, sous le bon roi François premier, qui n'aimait pas à être critiqué. Mais, bien avant le moyen âge et la renaissance, l'antiquité avait déjà mis en scène et bafoué sous le nom d'atellanes, les vices et les travers de ses dieux et héros de la mythologie païenne. Aujourd'hui que les sots sont plus nombreux que jamais et qu'il est permis de toucher à toutes les religions passées, présentes et futures, monsieur Balandard, qui n'est pas un sot, a cru bien faire, pour plaire à son public, pas plus sot que lui, de remettre en lumière avec les exigences de l'art moderne un fragment de ces mystères dont la représentation durait parfois toute la semaine sainte. Tranquillisez-vous, nous n'en aurons que pour une heure au plus. Là-dessus, aimable compagnie, je vous souhaite joie et santé, et sollicite votre indulgence pour un jeune auteur.
Premier Tableau.
À droite, une villa à contrevents verts avec véranda et perron descendant dans un parterre de fleurs. Caisses d'orangers. Jardin planté de massifs, fermé par une grille à travers laquelle on voit, au troisième plan, des arbres se découpant sur un fond de lac et montagnes. Il fait jour, les oiseaux chantent, des hérons passent et vont vers le lac. Au premier plan, un ruisseau dans les rocher.
SCÈNE PREMIÈRE
BALANDARD, en robe de chambre et coiffé d'un bonnet grec descend les marches du perron. - Voici le jour ! Les oisillons gazouillent dans les ramures des vieux chênes, les hérons au long bec vont pêcher leur déjeuner matinal dans le lac de Foin-la- Folie. Heureux ceux dont toute l'ambition est de vivre de peu et d'être contents de tout. Je suis devenu de ceux-là, moi, Balandard, né ici dans les bois, vivant dans les bois, et devant mourir dans les bois. Ce n'est pas que j'y aie toujours vécu, mais fatigué de la vie de Paris où j'ai eu plus de déboires et d'ennuis que de profits et d'amusements, je reviens avec plaisir respirer l'air salubre de mes montagnes. Et puis je deviens vieux, je grisonne ; j'ai besoin de calme, car mes essais de mariage ou de collage n'ont pas été heureux. Je vis pourtant un peu seul, car, en fait de compagnie, j'ai mon jardinier, une espèce de sauvage qui plante les raves, la racine en l'air, et ma cuisinière qui brûle tout jusqu'à son tablier. Je ne suis guère dérangé par les indifférents ou les gens qui n'ont que du temps à perdre. (Allant et venant.) Que dit le clair ruisseau ? Il chante et murmure sur ses petits cailloux en attendant qu'il gronde et bouillonne l'hiver. Permets-moi de humer une gorgée de ta belle eau limpide. (Il boit.) Bonjour, grand chêne, mon vieux camarade. Qu'est-ce que tu dis ce matin ? Rien, comme d'habitude. Tes feuilles s'étendent pour absorber la rosée matinale. Tu as soif comme moi ? attends, je vais te donner à boire. (Il prend un arrosoir, puise de l'eau et arrose le pied de l'arbre.) Les montagnes sont roses, le ciel est clair, c'est signe de beau temps. Ah ! voyons un peu où en sont mes choux ? Ils viennent bien. En voilà deux qui pomment ! Eh ! gaillards ! vous vous convenez là, auprès de cette source. (On entend on coup de timbre à la grille.) Allons, bon ! une visite ? Je vais passer un habit. (Il rentre dans la maison.)
SCÈNE II
LE FACTEUR DE LA POSTE, en dehors de la grille. - Ils dorment donc tous à Foin-la-Folie. (Il sonne encore.) Personne ne vient ! (criant.) Monsieur Balandard ! C'est une lettre et le Figaro ! Vous les trouverez par terre. (Il jette le journal et la lettre à travers les barreaux et sort.)
SCÈNE III
BALANDARD, avant passé on habit et coiffé d'un chapeau noir. - Me voici ! (À part.) Suis-je drôlement servi ? Pas de cuisinière, pas de jardinier. (Voyant la lettre et le le journal à terre.) Ah ! C'est le piéton ! (Il ramasse la lettre et le Journal ; il ouvre la lettre et lit.) « Mon cher ami, as-tu Anacréon chez toi ? J'ai besoin de lui pour monter une pièce grecque, et je compte sur toi pour me l'envoyer ou me l'apporter le plus tôt possible. — Mes amitiés et remerciements. — Porel. » (Pendant qu'il lit, la Chimère de la Fable ayant une tête, des seins, des bras et un corps de femme jusqu'aux hanches, avec des ailes de vautour dans le dos, une croupe de lionne avec une longue queue et quatre pattes vole par-dessus la grille, et vient se poser sans bruit devant Balandard.) Mais qu'est-ce qu'il demande ? Je n'ai pas ça ici. Il faut croire que l'Odéon a une bibliothèque bien maigre ! Quand à l'auteur des odes anacréontiques, mort depuis des siècles, où veut-il que je le prenne ?
SCÈNE IV
LA CHIMÈRE, BALANDARD.
LA CHIMÈRE. - Où le prendre ? Aux Enfers !
BALANDARD, levant la tête. - Hein ? Qu'est-ce que c'est ? Une bête qui parle. Pauvre bête !
LA CHIMÈRE. - Je suis la Chimère !
BALANDARD. - Allons donc, c'est chimérique, ça n'existe pas.
LA CHIMÈRE. - Et pourtant me voici ! car je suis bien la Chimère, ou le Sphinx, si tu veux ; c'est la même chose. En somme je suis la fantaisie, l'imagination, la folie du logis, car j'habite dans la cervelle de tous les humains. Je franchis les océans, je dépasse les horizons, je plane au-dessus des abîmes. L'espace n'a pas de limites pour moi et mon humeur fantasque ne connaît aucun frein. Je suis jeune, je suis belle, je suis triste ou gaie, selon mon caprice. Je fais et défais les dieux, je renverse les sociétés. Je me ris de la matière et nul être pensant ne peut se passer de moi.
BALANDARD. - Allons, je deviens fou ! Il ne me manquait plus que ça !
LA CHIMÈRE. - N'as-tu pas fait tout ce que tu as pu pour le devenir ? Tu m'as attirée par les folies. J'aime les gens comme toi qui ne doutent de rien, qui vont de l'avant sans réfléchir, qui se rient du convenu de de la bêtise humaine. Tu m'as toujours rendu un culte à ton insu peut-être ; mais j'aime les gens qui sont drôles et spirituels et savent m'apprécier. Enfin, que veux-tu ? je suis éprise de ton esprit, de ton organe enchanteur et je suis amoureuse de ton nez. Viens, donne-moi un baiser.
BALANDARD, stupéfait. - Mais, ma chère, vous avez la queue trop longue.
LA CHIMÈRE. - Ne suis-je pas belle ? Ne suis-je pas ton amie !
BALANDARD. - Sans doute, vous êtes jolie, originale. Vous avez du chien, vous avez des yeux terribles, des lèvres à manger tous les cœurs, des cheveux ébouriffés ; j'aime ça, les cheveux ébouriffés. Vous avez des formes rebondies que j'apprécie...
LA CHIMÈRE. - Alors du moment que je te plais, je ne suis point prude et je ferai toutes les avances. (Elle l'attire à côté avec ses bras et lui pose ses pattes sur les épaules, elle lui lèche le nez.)
BALANDARD. - Tu appelles ça un baiser, toi ? mais c'est un coup du torchon, une lichade de chien. Attends ! je vas te montrer. (Il la prend par les oreilles et lui donne u n baiser.)
LA CHIMÈRE. - Assez ! tu me troubles. Parlons du poète Anacréon, dont ton ami Porel a besoin pour monter une pièce grecque au théâtre de l'Odéon. Il n'y a qu'un moyen de trouver cet Anacréon : c'est d'aller le découvrir aux Enfers où il doit être comme païen d'abord et comme poète fort léger ensuite. Monte sur ma croupe et partons pour le pays de la fantaisie. (Coup de tam-tam.)
SCÈNE V
LA VÉRITÉ DE LA FABLE, toute nue, un miroir à la main. - Balandard ! réfléchis avant de t'engager davantage avec la Chimère, folie fille de l'imagination.
BALANDARD, à part. - Belle fille aussi celle-ci et sans aucun voile ! (Haut.) Que désirez-vous, mademoiselle ?
LA VÉRITÉ. - Je suis la Vérité, la Raison !
LA CHIMÈRE. - Arrière ! convention forgée par les hommes ! Tu me traites de folle, parce que tu ne peux pas me comprendre. Il n'est pas un mortel qui puisse se passer de moi, tandis que l'on te fuit comme ennuyeuse et maussade.
BALANDARD. - Assez, mesdemoiselles. Vous pouvez vous disputer longtemps sans vous convaincre et sans convaincre personne. Je vous apprécie toutes les deux.
LA VÉRITÉ. - J'avoue que cette monstrueuse fantaisie est plus puissante que moi dans ton cerveau en délire. Tu étais bien calme, bien raisonnable depuis quelque temps, et voilà le besoin des distractions qui te reprend. Si cette évaporée était au moins une femme, je le comprendrais, mais c'est de la débauche d'imagination. Va ! tu me reviendras. (Elle disparaît.)
LA CHIMÈRE. - Laisse partir cette mal embouchée, elle nous ennuie. Viens, homme d'esprit, mon chéri, nous allons bien rire tous les deux. Monte en croupe et liens-toi bien !
BALANDARD. - Soit ! j'enfourche la Chimère. En route !
(Il se place sur le dos de la Chimère. Elle étend ses ailes et s'envole.)
Le rideau baisse.
Deuxième Tableau.
Devant le rideau représentant rentrée des Enfers.
SCÈNE PREMIÈRE
BALANDARD, en croupe sur la Chimère. LA CHIMÈRE.
LA CHIMÈRE. - Nous voici arrivés à la porte des Enfers ! Descends, si tu n'es pas fatigué.
BALANDARD, sautant à terre. - Moi, pas du tout : mais quelle course à travers l'espace ! L'électricité ne va pas encore si vite que toi. Plus rapide que la pensée. C'est une manière de voyager fort agréable, tu n'as pas le trot dur et tu as le dos gras.
LA CHIMÈRE. - Tu es toujours aimable, mon chéri. Mais songe que nous ne sommes encore qu'à la porte du royaume de Pluton et que bien des empêchements vont surgir.
BALANCARD. - Je n'ai jamais reculé ? Qu'est-ce que Porel penserait de moi si je ne lui rapportais pas Anacréon ? Mais tu sembles craindre pour ton compte.
SCÈNE II
CERBÈRE, entre en Jappant, puis va flairer la Chimère.
BALANDARD. - Voilà un chien qui a de la tête, mais trop de mâchoires pour un seul ventre... un gouffre à la soupe.
LA CHIMÈRE. - C'est Cerbère, le chien infernal qui nous interdit l'entrée.
BALANDARD. - Pourquoi rougis-tu, jeune lionne ?
LA CHIMÈRE. - C'est ce tricéphale qui n'en finit pas de me flairer avec tous ses nez. (Elle lui envoie une bouffée de fumée et le cingle avec sa queue de lionne.)
BALANDARD. - Il est inconvenant, ce cochon de chien ! À ta niche, caniche ! (Il lui lance un coup de pied. Cerbère grogne et sort honteux.)