THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE VI


PROSERPINE, LES PRÉCÉDENTS



PLUTON. - Ah ! voici enfin mon épouse ! Eh bien, Proserpine, vous ne vous pressez guère. Je pense que vous avez bien dormi la grasse matinée ?


PROSERPINE. - Allez-vous me reprocher mon sommeil ? Avec ça que vous faites beaucoup attention à moi. Croyez-vous que ce soit bien amusant pour une jeune femme d'avoir un vieux coureur comme vous ?


PLUTON. - Pas de scène de ménage devant nos employés.


PROSERPINE. - Ils sont jolis nos employés. Il n'y a qu'à regarder les têtes qu'ils ont.


PLUTON. - Le fait est qu'ils ne sont pas beaux ; mais je les choisis comme ça exprès.


PROSERPINE. - Par jalousie, vous craignez la comparaison.


PLUTON. - Assez, n'est-ce pas, nous nous expliquerons ailleurs. En attendant, veuillez tenir le bureau pendant que j'irai me remplir l'estomac.

PROSERPINE. - Allez déjeuner, moi je n'ai pas encore faim.


PLUTON. - Quel est le menu du jour ?


PROSERPINE. - Une gigue de bacchante aux petits pois.


PLUTON. - Aux petits pois ? Ça marche ensemble ! S'il vient du monde, vous me ferez avertir. (À part.) Je vais un peu tâter cette bonne sœur sur ce qu'elle sait faire. (Il sort.)


BELZÉBUTH, aux autres démons. - Le patron va béquiller, si nous en faisions autant ?


LES DÉMONS. - Oui, oui, allons-y un brin ! (Ils sortent.)



SCÈNE VII

PROSERPINE, BALANDARD, dans un coin.



BALANDARD. - Bigre ! voilà une belle femme qui tient le comptoir. L'air un peu diabolique ; mais ça se comprend ici. (Haut.) Mademoiselle, votre serviteur !


PROSERPINE. - Âme errante, que veux-tu ?


BALANDARD. - Je ne suis pas une âme errante, je suis un mortel, bien vivant, et qui n'a pas envie de casser sa pipe.


PROSERPINE. - Il ne s'agit pas de pipe. Tu dis que tu es vivant. Alors que viens-tu faire aux Enfers ? Ce n'est pas un endroit banal où l'on vienne par partie de plaisir, et depuis Orphée, personne n'a osé pénétrer ici.


BALANDARD. - Je croyais pourtant que Dante y était venu aussi.


PROSERPINE. - Jamais ! Il a abusé de la crédulité de ses lecteurs avec un Enfer de son invention. Mais toi, que viens-tu faire dans mon sombre Empire ?


BALANDARD. - Votre sombre Empire ? Seriez-vous la reine Proserpine ?


PROSERPINE. - Je suis elle-même. Approche et parle sans crainte. Je ne suis pas si méchante.


BALANDARD. - Belle reine des Enfers, c'est justement vous que je cherchais !


PROSERPINE. - Moi ? Et que me veux-tu ? qui es-tu ?


BALANDARD. - Je suis Balandard, acteur et directeur de théâtre. Je viens sur les ailes de la Chimère qui m'a dit de me recommander d'elle auprès de vous ; mais elle m'a lâché à l'entrée des Enfers. Elle a peur des chiens à trois têtes. Passons... Enfin je viens chercher l'âme du joyeux Anacréon, le poète grec, pour nous donner un coup de main à l'occasion d'une pièce en vers que mon ami Porel veut monter à l'Odéon.


PROSERPINE. - Quelle drôle d'idée ! C'est la Chimère qui t'envoie, ça ne m'étonne pas de la part de cette folle ! Permets-moi de consulter le Bottin des enfers. (Elle feuillette le livre.) Anacréon, notable commerçant !


BALANDARD. - Ce ne doit pas être celui-là.


PROSERPINE. - Anacréon, bottier ; Anacréon, vidangeur... Il y en a cent-cinquante-huit des Anacréons.


BALANDARD. - Je n'en demande qu'un, le vrai !


PROSERPINE, lisant toujours. - Anacréon de Théos en Ionie, poète lyrique, ami de Polycrate, tyran de Samos et qui mourut à l'âge de quatre-vingt et un ans en avalant un pépin de raisin.


BALANDARD. - C'est bien celui-là !


PROSERPINE sonne ; Satanas paraît. - Satanas ! Vous allez faire une course, allez aux champs Élysées me chercher le poète Anacréon et ramenez-le ; un confrère le demande.


SATANAS. - Oui, patronne, j'y cours. (Il sort.)


PROSERPINE, à Balandard. - Jeune mortel, c'est brave de descendre aux Enfers pour avoir un simple renseignement et j'aime les hommes courageux ; car tu me parais être un gaillard !


BALANDARD. - Oui, reine pleine de grâces, j'ai beau être un simple mortel, je sais apprécier les charmes des divinités et vous avez des yeux qui font bondir le cœur, sans compter que vous êtes moulée.


PROSERPINE. - Ah ! tu trouves ?... Tu es drôle, tu m'amuses ; mais voyons, parlons raisonnablement. Causons, veux-tu ? J'aime assez le bavardage, car je suis très femme.


BALANDARD. - Je le vois bien et j'en suis ravi.


PROSERPINE. - Vraiment ? Eh bien, dis-moi un peu ce qui se passe sur terre. Vois-tu, je m'ennuie ici à force d'y être enfermée. Cela n'est pas gai, je l'avoue.


BALANDARD. - Je vous crois, et si c'était possible, je vous proposerais bien un petit tour de terre, si le cœur vous en disait.


PROSERPINE. - Le cœur m'en dirait bien... Mais Pluton est d'une jalousie...

BALANDARD. - Ça se comprend, quand on a une jolie femme comme vous êtes.

PROSERPINE. - Je vois que tu m'apprécies.


BALANDARD. - Dites donc, vous n'avez pas un endroit où il fasse moins chaud qu'ici pour parler d'Anacréon.


PROSERPINE. - Si fait ! mes appartements donnent sur le Styx où il fait plus frais.


BALANDARD. - L'eau doit être bouillante.


PROSERPINE. - C'est ce qui te trompe, Veux-tu venir y prendre un bain ? Tu verras, nous déjeunerons après.


BALANDARD. - Vous baignez-vous, aimable déesse ?


PROSERPINE. - Mais... sans doute !


BALANDARD, à part. - Ah ! Bigre ! Prendre un bain et déjeuner en tête à tête avec la reine des Enfers, ce n'est pas banal. (Haut.) Allons-y gaiement !


PROSERPINE. - Ton bras !


BALANDARD. - Voici mon bras, avec mon cœur. (Ils sortent du côté de la grille, à gauche.)



SCÈNE VIII

PLUTON, LES TROIS PARQUES ;
LES DÉMONS SUBALTERNES, puis les JUGES.


 

PLUTON, rentrant du coté par où il est sorti, à droite. - Ah ! ça va mieux ! je me sens tout guilleret et réconforté. Comment ! il n'y a personne ? la chaudière brûle pour rien ? On ne peut s'absenter un instant sans que tout mon monde file. Et ma femme ? où est-elle ? (Les trois Parques entrent.) Voici les Parques ! Bonjour, mesdames, je crois que vous en prenez à votre aise. Vous mangez fort et longtemps. (Les démons entrent.) Allons, messieurs, à votre poste ! Quel tas de flâneurs ! quelle maison !


L'HUISSIER. - Messieurs, la cour !


(Les trois juges entrent et s'assoient au fond. Minos a une tête de veau, Rhadamante celle d'un âne, Eaque une tête de cochon, ils sont vêtus de rouge en rabat blanc.)


PLUTON. - Enfin ! c'est pas malheureux! Asseyez-vous !


MINOS. - L'audience est-elle chargée ?


EAQUE. - Il fait bien chaud ici ! Si on donnait un peu d'air ? Je prendrais bien un bock d'ambroisie ou de nectar.


PLUTON. - Mon bon Lucifer, ouvrez donc le vasistas du nord.


LUCIFER, sort. On entend un roulement de tonnerre. - (Il revient.) Le système joue mal ; il aura besoin d'un coup d'huile.



SCÈNE IX

ANACRÉON, SATANAS, entrant par la grille.


PLUTON. - Que veut ce vieux birbe ?


ANACRÉON. - Je suis Anacréon, le joyeux poète ; j'étais en train de faire une partie de palestre avec Homère et Pindare, et vous m'avez dérangé. Que me voulez-vous ?


PLUTON. - Moi, rien. Allez vous asseoir près de la chaudière.


ANACRÉON. - Il y fait bien chaud !


PLUTON. - Ça cuira votre rhume. (Anacréon disparaît derrière la chaudière.)


SATANAS. - C'est madame qui l'a demandé pour aller à l'Odéon avec un nommé Balandard, faire une pièce pour un autre nommé Porel.


PLUTON. - Balandard ! Porel ! Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? des farceurs !


LUCIFER. - Voici la reine Proserpine et son ami qui pourront vous renseigner mieux que nous.



SCÈNE X

PROSERPINE, BALANDARD, entrant du coté par où ils
avaient quitté la scène.



BALANDARD. - Ce bain de Styx était délicieux, ni trop chaud, ni trop froid. Je ne suis presque plus enrhumé du cerveau. Le climat me convient, et j'y reviendrai faire une saison.


PROSERPINE, à Balandard. - Mon petit mortel, tu ne vas pas t'en aller encore ?


BALANDARD. - Oh ! non, ma petite déesse. Il faut bien que je retrouve Anacréon.


PROSERPINE. - Ah ! Anacréon ? avoue que ce n'était qu'un prétexte.


PLUTON, jaloux. - De quoi parlent-ils ? je la trouve familière avec cet intrus. (Haut.) Dites donc, là-bas ! je suis là ! je vous vois faire !


PROSERPINE, surprise, à Balanlard. - C'est Pluton ! mon mari.


BALANDARD. - Je l'ai déjà vu ! c'est un vilain coco.


PROSERPINE. - Ne l'irrite pas ! Il a l'air furieux. Tu ferais mieux de t'en aller pour éviter toute explication. Tu reviendras bien sûr un jour ou l'autre. En attendant, je t'écrirai.


BALANDARD. - M'en aller, comme un fouinard ! Ton époux croirait bien que j'ai peur de lui !


PLUTON, s'avançant. - Je trouve incroyable l'audace de ce farceur. Oser parler ainsi à ma femme, c'est de la dernière outrecuidance.


BALANDARD. - Je ne dis pas que ce soit très moral ; mais ici la la morale n'a que faire.


PLUTON. - Misérable ! on ne sort plus des Enfers quand on y est entré. Tu y es venu, tu y resteras !


BALANDARD, calme. - Je me ris de ta colère, j'ai pris un bain de Styx, etje suis devenu invulnérable comme Achille.


PLUTON. - Atropos, coupez-lui donc le fil.


ATROP0S. - Il faudrait d'abord que le tribunal l'ait jugé.


BALANDARD. - Dites donc, Pluton, je crois que cette belle dame vous envoie promener.


PLUTON. - Tu la trouves belle, tu aimes les antiquailles ; elle a trois-mille ans.


BALANDARD. - Je ne lui en aurais pas donné plus de vingt-cinq. On n'a jamais que l'âge qu'on parait avoir.


PLUTON. - Va donc l'embrasser.


BALANDARD. - Si elle le permettait ?...





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