THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

BALANDARD. - Pas un traître mot !... Je croyais que nous allions dire des bêtises !


VIRGINIE. - Je vous passe cet épitrope.


BALANDARD. - Moi, je vous passe ce langage incompréhensible ! Vous me plaisez quand même et mon cœur est plein de votre aimable personne.


VIRGINIE. - Je ne vois pas ce que votre cœur vient faire en cette occurrence. Le cœur cube des sentiments et non une matérialité comme ma personne. C'est du spinosisme pur, ce que vous dites là !


BALANDARD. - Ça m'est égal ! vous êtes jeune et belle, vous devez être ma femme... Laisse-moi t'embrasser !


VIRGINIE. - Non ! vous obéissez à un instinct qui vous porte vers moi parce que, physiquement et moralement, je vous semble avoir les qualités de vos défauts, et vice versa. Pour arriver à une parfaite finalité, nous devons nous neutraliser l'un l'autre comme les alcalis et les acides se neutralisent dans les sels neutres.


BALANDARD. - Va pour neutraliser... je veux bien. Oh ! ma Nini, neutralisons-nous. (Il gratte la guitare.)


VIRGINIE. - Finissez donc, monsieur ! votre guitare m'agace.


BALANDARD. - Ce n'est pas ma guitare... c'est l'inconnu qui vous trouble, c'est le mystère que vous sentez autour du mariage et que vous ignorez encore.


VIRGINIE. - Oh ! quant à cela, j'en sais autant que vous.


BALANDARD, effrayé- Oh ! mon Dieu !


VIRGINIE. - Rassurez-vous, je n'ai que les théories que l'on nous a enseignées en philosophie. L'amour est une névrose de l'âme bien connue des physiologistes. Il a deux ressorts : l'un, immatériel, éthéré, la céladonie ; l'autre, matériel, la lubricitas. Êtes-vous, comme le dit Fourier, céladonique ou lubricus ?


BALANDARD. - En principe je serais céladon, mais il y a des moments où je penche...


VIRGINIE, avec un soupir- Ah ! je vois avec regret que votre amour n'a rien de commun avec celui de Schopenhauer.


BALANDARD. - Qui, Schopenhauer ?... un rival ? (À part.) Mon bottier s'appelle Schopenhauer.


VIRGINIE. - Non, Schopenhauer est un philosophe qui connaît l'amour et a su le contenir dans les bornes métaphysiques d'où il ne doit jamais sortir. Si vous m'aimez, vous le lirez en allemand ; car en français il perd beaucoup.


 

BALANDARD, tragique- Oui ! je le lirai !... Je vais l'acheter tout de suite. (À part.) Je suis complètement aplati !... Zut !... (Il sort du cabinet et va s'asseoir dans la salle à manger.)


VIRGINIE, à part- Zut ! Que veut dire ce mot ? Consultons le dictionnaire de Littré. (Elle prend un litre sur la bibliothèque, le feuillette.) S... P... Q... R... C'est la formule romaine !... Z... la dernière lettre... et le dernier mot, le mot de la fin ! (Elle lit.) « Zut — interjection très familière, par laquelle on exprime que les efforts faits pour atteindre un but sont en pure perte. » (Elle s'évanouit sur les couvercles.)



SCÈNE XI

BALANDARD, LA BONNE, DUFIGNON et
MADAME DUFIGNON, au fond.



BALANDARD, étourdi, assis- Oh ! oui. Zut !


LA BONNE. - Monsieur ne se sent pas bien ? Monsieur veut-il un petit verre de rhum ?


BALANDARD. - Oui, ça me remettra ! Connais-tu Schopenhauer, toi ?


LA BONNE. - Non, monsieur.


BALANDARD. - Sais-tu raccommoder des chaussettes pas bleues ?


LA BONNE. - Oui, monsieur.


BALANDARD. - En ce cas, je t'épouse.


LA BONNE. - Ce serait avec plaisir ; mais je suis mariée et mère de famille.


BALANDARD. - Zut ! Zut ! Zut ! (Il prend son chapeau et va pour sortir.)


 

DUFIGNON. - Où vas-tu, mon fils ?


BALANDARD, à part- Il me tutoie à présent ! (Haut.) Je vais acheter Schopenhauer pour le lire en famille... la semaine prochaine. (À part.) Je vais aller déjeuner. (Il sort.)


DUFIGNON. - Comprends pas.


MADAME DUFIGNON. - Oh ! je comprends, moi ! il s'en va ! C'est le fruit de la belle éducation que vous avez donnée à votre fille ! Si vous lui aviez inculqué quelques principes religieux, nous n'en serions pas là !..


DUFIGNON. - Alors !... Demain je la flanque au couvent et je vote désormais avec l'extrême droite.


VIRGINIE, dans le cabinet- Oh ! de l'oxygène ! de l'air ! (Elle lève un des couvercles en se débattant.) Rien que des vapeurs ammoniacales !!! (Les papiers s'envolent et tourbillonnent partout. Elle retombe asphyxiée. La toile tombe.)



BALANDARD, au public, devant le deuxième rideau de manœuvre-

Mesdames et messieurs,

Public aussi intelligent qu'éclairé, je suis confus de l'accueil bienveillant que vous daignez faire aux quelques bluettes que j'ai fait jouer et jouées moi-même devant vous. Permettez-moi de vous en témoigner ici toute ma gratitude.


Mesdemoiselles, les plus belles fleurs de mon parterre (car je n'ai qu'un parterre à ma disposition), si parfois dans mes petites scènes il s'est glissé quelques pointes, pardonnez-moi ; mais un peu de poivre ne peut pas nuire dans une salade comme celle que je viens de vous présenter. Je sais bien que comme auteur, je n'aurais pas dû jouer dans ma pièce : quand je dis ma pièce, permettez, elle n'est pas de moi seul. J'ai emprunté avec sa permission, à l'un de mes plus aimables confrères, monsieur Albert Millaud, pas mal de scènes et de mots des plus spirituels. Quant au comité de lecture, il a décidé que je devais paraître en personne sur la scène, car j'ai un comité, comme au Théâtre-Français et même à l'Odéon. Je ne veux pas dire de mal de ce genre de laminoir ; pourtant, je vous ferai remarquer que les trois quarts du temps les gens appelés à juger soit des poètes, soit des auteurs dramatiques ou autres coupables d'œuvres littéraires, se mêlent souvent de ce qui ne les regarde pas ; vu qu'ils n'y entendent pas grand-chose. Pour prendre un exemple ; moi, je n'irais pas dire à un marchand de pruneaux que ses pruneaux sont bons ou mauvais. D'abord, je n'aime pas les pruneaux, et je n'en fais pas ; mais ce qui me surprend, c'est que ledit marchand de pruneaux vienne décider que ma comédie est bonne ou mauvaise ! Ainsi va le monde en littérature comme en politique. Si les marchands de pruneaux sans être épiciers de naissance, mettent les mains dans le pétrin, ce ne sont alors que des pâtissiers, qui font naturellement des boulettes...


 

LE POMPIER, entrant- Voulez-vous un verre d'eau ?


BALANDARD. - Pourquoi ?


LE POMPIER. - Vous avez bien assez bavardé ce soir, vous devez avoir soif...


BALANDARD, au public- Il me blague ! Il est du comité !


LE POMPIER. - J'éteins le gaz !...


BALANDARD. - Bonsoir !...



Rideau.





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