THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

LA BONNE. - Que j'appelle mademoiselle ? Ah bien ! En voilà une qui ne s'occupe pas du ménage ! (Elle arrange les chaises, va à l'office, baisse son garde-manger et prend le poulet.) Il sent bien un peu ! (Elle en tire le pâté.) — Pas frais du tout depuis huit jours ! Il a comme un goût. (Elle prend un plat d'huîtres.) Tiens ! elles se sont ouvertes toutes seules. — Comme ça se trouve ! je ne savais pas comment les ouvrir. (Elle remonte le garde-manger et passe dans la salle à manger. — Elle pose le poulet sur la table.) Je passerai les huîtres. (Elle sort.)



SCÈNE VII


BALANDARD, DUFIGNON, entrent par le fond.


DUFIGNON. - Entrez donc, mon cher ami ! C'est ma salle à manger !... Vous voyez quatre couverts. Vous étiez attendu ! impatiemment...


BALANDARD. - Trop aimable !


DUFIGNON. - Oh ! pas de compliments, pas de cérémonies... ici, nous sommes en famille et nous ne ferons bientôt plus qu'un. Vous avez visité le parc ?


BALANDARD. - Très confortable ! de beaux ombrages.


DUFIGNON. - Quatre hectares ! sans compter la fabrique de guano. Je vous ferai visiter les lieux après déjeuner. C'est la dot de ma fille, cela peut rapporter dans les vingt-cinq mille francs, bon an mal an.


BALANDARD. - Vous êtes dans l'aisance.


DUFIGNON. - Mais oui, car je possède encore quelques lopins de prés, vignes, sans compter mes capitaux placés en actions de Suez et de Panama, une première valeur... J'avais pris de l'Union...


BALANDARD. - Vous avez été nettoyé.


DUFIGNON. - Complètement !


SCÈNE VIII


LA BONNE, LES PRÉCÉDENTS.


LA BONNE, une serviette sur le bras- Monsieur est servi.


BALANDARD, à Dufignon- Vous avez habité les colonies ?


DUFIGNON. - Moi jamais ! Pourquoi ?


BALANDARD. - Je croyais, à cause de cette femme de couleur, madame Dufignon...


DUFIGNON. - Ah ! vous croyez que c'est là votre future belle-mère ? niais non, c'est ma bonne ; on ne trouve plus de blanches pour servir. Et puis je n'ai pas de préjugés !...


BALANDARD. - Ni moi non plus ! C'est une belle brune !


DUFIGNON. - J'entends ces dames ! Tenez-vous !


BALANDARD, à part- Drôle de bonhomme ! En guano !



SCÈNE IX

MADAME DUFIGNON, VIRGINIE, LES PRÉCÉDENTS.


DUFIGNON, à sa femme- Bobonne ! je te présente mon bien cher ami, Balandard !... (Bas, à sa fille.) Sois aimable ! fais des frais ! comment le trouves-tu ?


VIRGINIE. - Mais à première vue, son faciès est présentable.


BALANDARD. - Mademoiselle, je n'ose espérer que vous vous souveniez du dernier bal de la présidence, où j'ai eu le bonheur de valser avec une personne aussi charmante que vous ?


VIRGINIE. - C'est peut-être un peu d'hyperbole.


BALANDARD. - Hyperbole ? je ne le crois pas. Nous avons, monsieur votre père et moi, beaucoup parlé de vous et je suis heureux de connaître une perle d'instruction, telle que vous l'êtes.


VIRGINIE. - Oh ! perle d'instruction ! j'aime cette catachrèse !... mais, de grâce, épargnez ma modeste entité !... Je ne suis qu'une jeune lauréate.


DUFIGNON. - Lauréate ! lauréate ! mieux que ça ! Sortie première du lycée Fénelon, tu as remporté huit prix, dix accessits ; oui, mon cher Balandard ; dix-huit en tout ! Elle a même passé sa thèse en latin et a été décorée des palmes de l'Académie pour une ode en grec dédiée à monsieur Grévy.


BALANDARD. - Est-ce qu'il l'a lue ?


DUFIGNON. - Allons ! à table ! (Bruits d'assiettes, de fourchettes et de verres.)


LA BONNE, passant les huîtres- Monsieur le gendre, une huître !


VIRGINIE. - Prenez donc de ces intéressants mollusques. C'est l'ostrea edulia notre grand-mère !...


BALANDARD, riant- Ah ! charmant !...


VIRGINIE. - Ne riez pas ! La nature est une et vous l'avez divisée.


BALANDARD. - Pas moi, je vous assure !


VIRGINIE. - Je veux bien croire que vous ne vous opposez pas aux progrès dans les sciences naturelles. Il y a trois ans, on nous disait encore : Par les rapports et la filiation des êtres organisés, vous êtes les fils des singes. Cela est ; mais grâce à la vivisection et aux travaux d'Haeckel, le savant allemand, nous pouvons et nous devons remonter plus loin dans l'échelle naturelle. Comme pères et grands-pères, les singes et les chiens sont dépassés. Les huîtres seules ont le droit de se dire nos ancêtres.


BALANDARD, à part- Elle est pleine d'esprit ! (Haut.) Le fait est qu'en les regardant avec attention, je leur trouve quelque chose d'humain... de profil.


DUFIGNON. - Dis donc, petite femme, ne trouves-tu pas que notre futur gendre a un faux air de monsieur de Lesseps, le Grand Français ?


BALANDARD. - Farceur !


MADAME DUFIGNON. - Je ne trouve pas. Monsieur ressemble à l'archevêque de Bourges.


VIRGINIE. - Ah, par exemple ! quelle synecdoche ! Monsieur a le profit romain. Il me rappelle Vespasianus à l'œil glauque et clignotant, ocuto glauco et titilando, comme dit Pétrone, le critique véridique et sévère des voluptés impériales.


BALANDARD. - Pétrone ! il est raide pour une jeune fille ! Vous l'avez lu ?


VIRGINIE. - Tout entier !...


BALANDARD, à part- Ils ont l'air de se moquer de moi ! (Haut.) Alors je ressemble à ce bon Vespasico, l'inventeur des lunettes...


DUFIGNON. - Tiens ! je ne savais pas qu'il fût opticien !...


VIRGINIE. - Je comprends ce que monsieur veut dire. Il manie l'ironie par l'hypallage.


MADAME DUFIGNON. - Prenez donc un peu de beurre.


BALANDARD. - Il y a dessus une petite bête qui a des pattes : ça a l'air d'une punaise ?


VIRGINIE. - C'est un petit coléoptère de la tribu des ptinèles, le plinus bipunctatus ou pelio, dont la larve vit dans les parquets.


BALANDARD. - Vous savez aussi l'histoire des insectes ?


VIRGINIE. - Vous voulez dire l'entomologie ?... sans doute. Cette classe de l'histoire naturelle se divise en plusieurs ordres. Nous avons les orthoptères, les hémiptères, névroptères, lépidoptères, hyménoptères, coléoptères, diptères, et aptères.


MADAME DUFIGNON. - Ma fille ! découpe donc le poulet !


VIRGINIE. - Moi ! quelle plaisanterie ! Je ne suis pas apte à ces menus détails de ménage. Ah ! s'il s'agissait de dissection ou de vivisection, je ne dis pas !...


BALANDARD. - Charmant ! vous vivisectez ?


VIRGINIE. - De temps à autre ! Il le faut bien ! Vous comprenez, la science !...


BALANDARD. - Parfaitement !


MADAME DUFIGNON. - Mais vous ne mangez pas ! Prenez donc une aile de poulet. Il est excellent.


BALANDARD. - Parfait ! il sent la truffe.


MADAME DUFIGNON. - Il n'est pourtant pas truffé.


BALANDARD. - C'est du faisan ? Je ne l'aime pas.


MADAME DUFIGNON. - Mais non ; c'est du poulet. Il est frais comme l'œil. Le garde-manger est très bien aéré.


BALANDARD. - Je ne dis pas non ; mais l'émotion... ne faites pas
attention.

DUFIGNON. - Je te disais bien, ma petite femme, que notre gendre était très difficile !... Si on allait chercher autre chose ? Boule-de-Neige, apportez le pâté !... 
(La bonne enlève le poulet et pose le pâté sur la table.) Mon bon ami, une tranche ?


BALANDARD. - Non, merci ! rien, j'ai fini. Je suis très sobre.


VIRGINIE. - Monsieur a raison ! La sobriété est un brevet de longue vie. Le poulet, c'est fade. Vous croyez manger de la volaille et vous ingurgitez un mélange d'albumine, de phosphate de chaux, de fibrine, de cellulose, qui n'est d'aucun profit. Mangez du poulet tous les jours et vous mourrez du diabète.


BALANDARD. - Du diabète ?


VIRGINIE. - Oui, c'est la maladie du jour, très curieuse à étudier, à cause des analyses. C'est justement le sujet de ma thèse, au concours général. Mangez du bœuf pour rougir le sang artériel et donner de la force aux muscles. Prenez du pâté, ça engraisse, je vous recommande le lard qui fait grossir les os et embaume les viscères.


BALANDARD. - Soit ! pour vous faire plaisir.


VIRGINIE. - Passez-moi l'hydroclise.


BALANDARD. - L'hydro quoi ?


VIRGINIE. - La carafe, ça vient d'hydro, eau en grec, et de clyso, je coule, édulcorez avec un peu du contenu de cette œnochoé.


BALANDARD. - Enoch l c'est de l'histoire sainte ?


VIRGINIE. - Oh ! je ne l'ai jamais apprise... C'est un peu naïf !... Mais il ne s'agit pas d'Enoch qui fut transporté au ciel. La Bible ne dit pas dans quelle partie ; ce qui est vague...


MADAME DUFIGNON. - Mais c'est au paradis !


VIRGINIE. - Où prenez-vous ce pays illusoire ?


MADAME DUFIGNON. - C'est le séjour des bienheureux, à la droite du Seigneur, entouré de ses anges et de ses apôtres.


VIRGINIE. - Connais pas ça !... Passez-moi cette amphore, que le vulgus nomme bouteille, et versez dans mon entière cet amalgame de protoxyde d'hydrogène, d'alcool et de tannin teinté d'acide oxalique.


MADAME DUFIGNON. - Il n'y a pas besoin de tant de mots pour dire du vin.


DUFIGNON. - On est bien obligé d'en fabriquer depuis que le phylloxéra a détruit la vigne.


VIRGINIE. - Ah ! vous croyez au phylloxéra, mon père ! Vous êtes naïf ! Il n'existe pas. C'est un prétexte pour les propriétaires, afin de vendre leurs falsifications plus cher.


BALANDARD, reculant sa chaise- Vous êtes parfaite, accomplie, épatante !


VIRGINIE. - Vous êtes épanaleptique.


BALANDARD, se rapprochant- Épileplique ? moi, jamais !


VIRGINIE. - Je veux dire que vous vous répétez.


BALANDARD. - Oui, je rabâche. Je vous avoue que je ne comprends pas toujours vos mots savants.


VIRGINIE. - De votre côté, vous parlez une langue dépourvue d'élégance ; je vous le dis sans métabase.


BALANDARD. - Métabase !


VIRGINIE. - Oui ; c'est-à-dire, sans circonlocution, ex abrupto.


MADAME DUFIGNON, se levant- Je crois que nous ferions bien d'aller prendre le café au salon.


VIRGINIE. - Ma foi ! moi, je reste avec les hommes. Nous avons été assez sérieux, nous allons fumer et dire des bêtises !


BALANDARD. - Ça me va !


MADAME DUFIGNON. - Oh ! fumer ! pas ici, l'odeur du tabac reste dans les tentures.


VIRGINIE. - Mais l'odeur de la nicotine chasse les microbes, ces invisibles qui, par l'aspiration de nos organes respiratoires, s'introduisent dans nos viscères et sont le germe latent de toutes nos maladies.


DUFIGNON. - Raison de plus pour fumer, une fois n'est pas coutume. (À sa femme.) Viens, bobonne !


MADAME DUFIGNON. Mais ce n'est pas convenable de les laisser en tête à tête !


DUFIGNON. - Si fait ! il faut qu'ils se connaissent ! (Ils sortent au fond.)



SCÈNE X


BALANDARD, VIRGINIE.


VIRGINIE, à Balandard- Puisque ma mère ne veut pas qu'on fume ici, venez donc, j'ai des cigares par là. (Elle le fait passer dans le cabinet.)


BALANDARD. - Où m'entraînez-vous ?


VIRGINIE. - Dans mon cabinet de travail. C'est en même temps le garde-manger.


BALANDARD. - Ah ! bien, je m'explique le goût du poulet !... Tiens ! une guitare ? (Grattant sur les cordes.) Vous en pincez ?


VIRGINIE. - Non, c'est ma mère... pour donner des idées riantes à mon père quand il vient ici !


BALANDARD, grattant les cordes- Un joli son ! Vous aimez la musique ?


VIRGINIE. - Je la déteste ; c'est un art de convention, il n'existe pas ! C'est bon pour les peuples sauvages... moi, je suis tout aux études sérieuses. Voilà mes livres.


BALANDARD. - Des dictionnaires latins, grecs, allemands... ça vous amuse ?


VIRGINIE. - Dast ist sehr schön !


BALANDARD. - Pardon ! vous dites ?


VIRGINIE. - Je dis : c'est admirable ! Vous ne savez pas l'allemand ?





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