THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

ZUT !

OU

LA PETITE CHAUSSETTE BLEUE


À-propos plein de saveur et de haut goût en un acte.


 

Sand, Maurice.

1890

domaine public.




PERSONNAGES
BALANDARD.
DUPIGNON, député.
MADAME DUPIGNON, son épouse.
MADEMOISELLE VIRGINIE, leur fille.
UNE BONNE.
LE POMPIER.



     D'un coté à droite du spectateur, une salle à manger. Pendule, dressoirs, assiettes et appliques aux murs. Au fond, grand vitrail avec porte à deux battants ouvrant sur un jardin. Au milieu, une table sur laquelle le couvert est mis. Chaises à volonté.


     De l'autre coté à gauche, un cabinet de toilette servant d'office. Garde-manger suspendu au plafond, quelques rayons sur lesquels sont des pots de confitures et des livres et une guitare attachée par un clou. Au fond, un siège avec trois trous recouverts d'un couvercle ; au dessus, sur le mur, trois étiquettes sur lesquelles on lit : MONSIEUR, MADAME, MADEMOISELLE. Accessoires, comme balai, cruche, etc. Les deux pièces communiquent par une porte vitrée, il fait jour.


 

SCÈNE PREMIÈRE

BALANDARD, entrant par le fond dans la salle à manger.


BALANDARD, au public. - Mesdames et messieurs, l'usage du prologue dans les pièces du théâtre moderne s'est généralement perdu. Il n'est plus de mode ! C'est peut-être un tort ; car il est plus facile pour l'auteur d'un scénario d'exposer les personnages, l'époque et les lieux de l'action, que de faire trois ou quatre scènes préliminaires qui font longueur. Il est plus agréable aussi pour le spectateur aussi intelligent qu'éclairé auquel j'ai affaire, de savoir tout de suite de quoi il est question. J'entre donc en matière, sans plus de préambules. Je me nomme Pierre Balandard. Vous me connaissez tous, n'est-ce pas ? assez ! Nous sommes à Juvisy (Seine-et-Oise), station de Paris à Orléans (vingt kilomètres), renommée par sa bifurcation du chemin de fer de Corbeil et par sa caserne de gendarmerie. Nous sommes donc à Juvisy chez monsieur Dufignon, fabricant d'engrais naturels, député de Seine-et-Oise, lequel habile avec madame Dufignon, son épouse, et mademoiselle Virginie Dufignon, sa fille, cette villa qui paraît aussi riante que confortable. J'ai rencontré cette jeune personne tout récemment au bal de la présidence. J'ai piqué une polka avec elle ; je ne lui ai rien dit par convenance. Elle ne m'a rien répondu par le même motif, mais elle m'a plu ; oui, Virginie m'a plu, et comme j'ai fait le sacrifice de mon célibat et que je me suis décidé à associer à ma vie une compagne que l'on dit intelligente, laquelle, du côté plastique, ne laisse rien à désirer, j'ai fait ma demande au père et j'ai été agréé par lui-même. Aujourd'hui, je dois être présenté à la mère et je vais pouvoir faire part de mes sentiments à la fille. J'ai apporté un bouquet de bleuets, couleur d'espérance, et je voudrais qu'elle devinât l'azur de mes sentiments en le trouvant à sa place. (Il cherche sur la table.) Aucun indice pour savoir où elle se met à table. Où déposer ce bouquet ? (Il va et vient, puis entre dans l'office.) Tiens, cabinet de toilette et le reste ! (Il lit les étiquettes.) MONSIEUR, MADAME, MADEMOISELLE. Voilà bien une idée de fabricant de guano ! C'est un homme d'ordre. Mais voilà mon affaire ! Le troisième à droite le trou favori de la jeune personne ! (Il pose son bouquet sur le couvercle.) Ça y est ! maintenant, allons. Il est encore trop tôt pour me présenter ; je vais faire un tour dans le parc, qui me parait plantureux ! (Il sort.)


SCÈNE II


LA BONNE balaye dans la salle à manger, époussette avec un plumeau dans l'office, puis pose un café au lait. MADAME DUFIGNON, entrant par la porte de coté dans la salle à manger.


MADAME DUFIGNON. - Marie !... Marie !... Elle ne répond pas !... (Elle entre dans l'office.) Marie !... que faites-vous ?


LA BONNE. - Mais rien, madame Dufignon, j'apportais votre café au lait.


MADAME DUFIGNON. - C'est bien ! j'ai une faim que je n'en vois plus clair ; mais pourquoi ne répondez-vous pas, quand je vous appelle ?


LA BONNE. - Vous appelez Marie et je me nomme Bamboula.


MADAME DUFIGNON. - Toutes mes bonnes s'appellent Marie, et je suis habituée à ce nom-là ! Monsieur Dufignon est-il revenu de Paris ?


LA BONNE. - Je n'ai vu personne !


MADAME DUFIGNON. - Ah ! il tarde bien ! Qu'est-ce ça veut dire. Un bouquet sur le couvercle de ma fille ?


LA BONNE. - Je ne sais pas madame, c'est peut-être un amoureux pour mademoiselle.


MADAME DUFIGNON. - Pourquoi celle supposition saugrenue ?


LA BONNE. - À moins que ce ne soit pour madame, qui n'est pas encore d'âge à faire fuir un homme.


MADAME DUFIGNON. - Tais-toi, fille du désert ; va me chercher ma fille, je veux une explication.


LA BONNE. - J'y vais, madame. (Elle sort.)



SCÈNE III


MADAME DUFIGNON, puis VIRGINIE DUFIGNON.



MADAME DUFIGNON. - Si je prenais d'abord mon café, je l'adore ; mais il a l'inconvénient de se précipiter trop vite. Ici, je n'aurai pas loin à aller. (Elle boit son café.) Excellent, délicieux ! Ah ! Je m'y attendais ! (Elle lève le couvercle et va pour s'asseoir, on entend siffler le vent.) Oh ! le courant d'air ! quand cette porte n'est pas fermée. (Elle va pour fermer la porte ; mais des papiers poussés par le courant d'air s'envolent du trou, ils tourbillonnent, enfilent la porte de la salle à manger et disparaissent par la porte du jardin ; au moment où Virginie Dufignon entre, un papier se colle dans ses cheveux.)


VIRGINIE. - Quels sont ces papillons blancs ?


MADAME DUFIGNON. - Rien ! c'est le vent ! ça vient d'en bas ! Ôte donc ça ! (Elle enlève le papier.)


VIRGINIE. - Bonjour, petite mère, vous m'avez demandée ?


MADAME DUFIGNON. - J'ai à vous parler, ma fille. Venez par ici ! (Elles passent dans le cabinet.) J'irai droit au fait. (Montrant le bouquet.) Que signifient ces fleurs à votre adresse déposées là à votre place habituelle. Ce sont des bleuets des champs.


VIRGINIE. - Ça des bleuets ? jamais ! Ce sont des centranthus macrosiphon variété cornucopia.


MADAME DUFIGNON. - Moi, j'ai cru que c'étaient des bleuets.


VIRGINIE. - On croit tant de choses qui ne sont pas. Errare humanum est.


MADAME DUFIGNON. - Vous crachez du latin, comme s'il en pleuvait. Je sais que vous êtes très instruite ; mais ce n'est pas là le genre d'éducation que j'aurais voulu pour vous si j'avais été maîtresse au logis. J'ai laissé votre père pousser trop loin vos éludes laïques et j'ai négligé votre étude religieuse. Vous n'êtes plus une enfant et bientôt vous deviendrez femme ! Sachez, ma fille, qu'une demoiselle ne doit, sous aucun prétexte, se laisser poser des bouquets dans les cabinets ; quand vous serez mariée, vous ferez ce qu'il vous plaira ou plutôt ce qu'il plaira à votre mari. Le mien exige que je l'accompagne toutes les fois qu'il vient ici. J'ai cédé à ce désir, bien que j'aime mieux être seule. Mais votre pauvre père est tellement absorbé par les travaux de la Chambre, que nous n'avons que ce moment pour causer en paix de nos intérêts et de l'avenir de notre enfant.


VIRGINIE. - Et alors pour conclure ? Breviter concludendo.


MADAME DUFIGNON. - Précipitez ces fleurs au fond des cavernes infectes.


VIRGINIE. - Cette mesure me semble bien radicale.


MADAME DUFIGNON. - Ah ! vous savez alors qui dépose des macroscornes au pied sur voire trou ? Je sais ce qui me reste à faire.


VIRGINIE. - Vous êtes amphigourique.


MADAME DUFIGNON. - Qu'est-ce que tu dis ?


VIRGINIE. - Je veux dire que vous n'êtes pas claire. Votre syllogisme, parfait dans ses prémisses, pêche par ses conclusions. Vous abusez des figures gorgiaques dès la protase et l'exorde.


MADAME DUFIGNON. - Tu m'ennuies avec tes fleurs de rhétorique. Fiche-moi la paix.


VIRGINIE. - Ce lieu commun est un argumentum ad hominem ou plutôt ad feminam. (Elle sort.)


SCÈNE IV


DUFIGNON, MADAME DUFIGNON.


DUFIGNON, entrant avec ta valise et allant au cabinet. - Ah ! ma petite femme, tu es là ? ne te dérange pas.


MADAME DUFIGNON. - Oh, rien ne me dérange, si ce n'est cette prise d'air qui enlève tout ce qu'on jette dans la fosse d'aisances.


DUFIGNON. - C'est une réparation à faire. Je verrai ça.


MADAME DUFIGNON. - Il est bien temps d'arriver de Paris !


DUFIGNON. - Que veux-tu ? on n'en finit pas à la Chambre, et nous nous sommes donné un congé. Ça été difficile à enlever. Enfin, ça y est. Si je n'avais pas voté contre le ministère tout était perdu. Nos ministres ne sont pas jobards car, ici-bas, il n'y a que des jobards et des farceurs ! Moi ! je ne suis pas un homme ordinaire, j'ai senti d'où venait le vent et je me suis retourné.


MADAME DUFIGNON. - Comme une girouette.


DUFIGNON. - Il y a girouette et girouette ! une voix n'est rien, dit-on. C'est rien, c'est beaucoup. Député par vocation et par manœuvre électorale, j'ai toujours volé avec les plus forts, et aujourd'hui je penche vers la réaction. Mais qu'as-tu ? Tu sembles de mauvaise humeur.


MADAME DUFIGNON. - Il y a de quoi ! Il faut que je vous fasse part d'un fait aussi étrange qu'inattendu.


DUFIGNON. - Voyons le fait ! Va, j'ai été tellement occupé à la Chambre que je n'ai pas eu le temps matériel de vaquer aux nécessités de l'existence. Donne-moi mes rasoirs et ma savonnette.


MADAME DUFIGNON. - Vous allez faire votre barbe ?


DUFIGN0N. - Oui, tu m'embrasseras après. T'auras l'étrenne. Explique-toi. (Il fait sa toilette et se rase.)


MADAME DUFIGNON. - Eh bien, j'ai trouvé ici parmi les couvercles un bouquet de bleuets pour notre fille.


DUFIGNON. - Ah ! parfait ! c'est ce cher monsieur Balandard, notre futur gendre ! Ah ! tu n'es pas au courant ! c'est que je n'ai pas encore eu le temps de m'expliquer. Où est-il ?


MADAME DUFIGNON, sombre. - Je ne sais pas ? Et alors vous allez marier notre fille à cet homme que vous ne connaissez pas ?


DUFIGNON. - Il me suffit de voir un homme une fois pour le juger. J'ai un coup d'œil d'aigle. Les renseignements sur lui sont excellents. C'est un gaillard très intelligent.


MADAME DUFIGNON. - Qu'est-ce qu'il vend ?


DUFIGNON. - Il ne vend rien : il ne travaille pas ; mais il fait travailler les autres, le seul moyen de devenir millionnaire aujourd'hui.


MADAME DUFIGNON. - Encore un libre penseur, je parie ?


DUFIGNON. - Mais sans doute ! Comme moi, comme ma fille. Il faut des époux assortis.


MADAME DUFIGNON. - Oh oui ! Ah ! tenez, monsieur Dufignon, vous avez beau être député et passer pour un homme très fort, mon gros bon sens me dit que vous n'avez pas bien conduit l'éducation de notre fille, vous avez fait d'elle un bas bleu ou plutôt une petite chaussette bleue. Ah ! si je n'avais pas été si faible avec vous !... mais j'ai été trop faible !


DUFIGNON. - Vous l'auriez élevée sur les genoux de l'Église, vous lui auriez faussé le jugement ! mais moi, j'ai fait d'elle une fille libre et forte. Je veux qu'elle puisse connaître les hommes de valeur et voter comme moi pour un Tirard quand elle jouira de ses droits électoraux ; ce qui ne peut tarder. Taisez-vous, vous m'avez fait couper.


MADAME DUFIGNON. - Les femmes électeurs ! Eh bien, ça ne va pas déjà si bien ! Ça sera un joli gâchis !


DUFIGNON. - La République n'est pas un gâchis, vous parlez comme un maçon !


MADAME DUFIGNON. - Moi, un maçon ? C'est égal, un peu de religion ne peut nuire aux femmes... Alors vous pensez, gros matérialiste, ne pas marier votre fille à l'église.


DUFIGNON. - Je le pense bien !


.MADAME DUFIGNON. - Nous nous y sommes pourtant mariés tous les deux et nous n'en sommes pas morts. — Qu'est-ce que dira le monde de Juvisy ? Elle ne sera reçue nulle part, on dira qu'elle n'est pas mariée et monsieur le curé dans son sermon la traitera de concubine ?


DUFIGNON. - Le monde ! le curé, le trône et l'autel ! Et patati et patata ! allons ! vous me faites couper encore. — Ah ! ma chère. Êtes-vous assez encroûtée ? En voilà des préjugés !


MADAME DUFIGNON. - Je vous conseille de vous en plaindre. Si je n'avais pas de préjugés, vous seriez un joli coco !


DUFIGNON. - En voilà assez ! n'est-ce pas ? Veillez à ce que le déjeuner soit bon ! ce qui n'est pas toujours, quoique vous vous piquiez d'entendre quelque chose en cuisine. Je vous préviens que notre futur gendre est très difficile. Je vais au-devant de lui ; il est si timide !... (Il sort.)


SCÈNE V


MADAME DUFIGNON, puis LA BONNE.


MADAME DUFIGNON. - Ah ! ce n'est pas drôle le mariage ! j'en sais quelque chose : vous croyez épouser un agneau — les hommes sont si trompeurs, avant ! — et vous tombez sur un tyran. Je ne suis pas pour le divorce ; mais il a pourtant un bon côté ! Vive monsieur Naquet ! (Appelant.) Marie !


LA BONNE. - Madame m'appelle ?


MADAME DUFIGNON. - Un couvert de plus pour notre futur gendre !... Qu'est-ce qu'il y a pour déjeuner ?


LA BONNE. - Le reste des huîtres d'hier, un poulet froid d'avant-hier, et le pâté que madame a confectionné.


MADAME DUFIGNON. - Avec du beurre et des radis ; ça peut marcher ! Appelle ma fille pour t'aider ; moi je vais me donner un coup de bandoline, je suis tout ébouriffée ! (Elle sort.)





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