THÉÂTRE  DE  MARIONNETTES
 
 

SCÈNE IV


CORISANDE, ôte son chapeau, ouvre sa malle, en tire son bonnet de nuit, défait sa robe, ôte son corset, reste en peignoir et se couche tout en parlant. - Ah ! elle peut bien faire tout le train qu'elle voudra, je la défie bien de me réveiller avant l'heure. J'ai été élevée comme ça, moi ! fille d'un chasseur, bercée par les hurlements des chiens courants, réveillée dès l'aurore au son de la trompe... Mon pauvre père !... j'espère bien qu'il sera à la noce de sa petite-fille... après ça, il n'était pas à la mienne. Il n'a jamais vu mon mari. Ce que c'est que d'être trop bon. On se laisse gouverner. J'en tiens, moi, de celle faiblesse-là. J'ai supporté un mari qui n'était pas agréable tous les jours. Enfin ! il n'y est plus et on ne m'y reprendra pas à sacrifier ma liberté, (Elle se couche.) Oh ! quel vent par cette porte ! c'est comme un soufflet de forge ! Ah bah ! c'est comme ça dans toutes les auberges. Je connais ça, mais j'ai un moyen. (Elle va chercher son parapluie, l'ouvre, le met sur son lit et s'endort dessous en fredonnant après avoir soufflé sa bougie.)


SCÈNE V


CORISANDE, puis MARIETTE et BALANDARD.


     (Roulement d'une chaise de poste. Coups de fouet. Grelots, La voiture s'arrête, on entend confusément une discussion animée en bas.)

CORISANDE. - Pas possible ! Si fait, si fait, n'importe où. — Trop de monde. — Ça m'est égal. (On entend distinctement madame Friturin.) 

MADAME FRITURIN. - Mariette ! va donc voir chez moi...

MARIETTE, entrant arec une valise à la main et tenant une bougie allumée. - Va donc voir si elle dort... Eh oui, qu'elle dort... avec un parapluie ?... Ah ! c'est le courant d'air de la porte... Eh bien, si elle dort, c'est bien commode, elle saura pas... Et puisqu'il paye double aussi, lui ! (Elle porte la valise sur une chaise et la bougie sur la table de nuit, va à la porte et dit à ta cantonade à voix couverte.) Montez, montez, monsieur ! puisque madame quitte son lit pour vous faire plaisir... Elle couchera ben dans le bureau.

BALANDARD, entrant. - Elle est très aimable, la patronne. Tu l'appelles ?...

MARIETTE. - Madame Friturin.

BALANDARD. - Eh bien, je lui réserve deux stalles de premières quand je viendrai donner une représentation à Châteauroux.

MARIETTE. - C'est-y que vous êtes comédien ?

BALANDARD. - Oui, comédien et directeur de troupe.

MARIETTE. - Eh ben, et moi ? j'aime tant ça, la comédie !...

BALANDARD. - Toi ! je te ferai entrer pour rien, et tu auras du sucre d'orge... à la menthe. (À part.) Dieu ! qu'elle sent l'ail !

MARIETTE. - Ah merci ! et quand que c'est qu'il y aura la comédie ?

BALANDARD. - De demain en cinq ou six ans. Mais, dis donc, il y a quelqu'un dans ce lit ? Est-ce que c'est Monsieur Friturin ?

MARIETTE. - Non, monsieur, c'est un voyageur de commerce qui s'en va dans deux petites heures.

BALANDARD. - Ah ! bon ! mais est-ce qu'il pleut dans la chambre, qu'il a un parapluie sur le nez ?

MARIETTE. - Non, c'est le coulant d'air. Partez-vous point pour La Châtre par la diligence de trois heures ?

BALANDARD. - Trois heures du matin ? merci ! La Châtre ? jamais... Je ne connais que les bons billets qu'il a de La Châtre ! j'en ai eu souvent comme ça !...

MARIETTE, gracieuse. - Je sais pas ce que vous dites ; ça doit être des bêtises ! vous avez l'air farceur !

BALANDARD. - Tu te trompes... (À part.) Je n'aime pas l'ail.

MARIETTE, froidement. - Monsieur déjeunera-t-il ?

BALANDARD. - Le mieux possible.

MARIETTE. - C'est à dix heures, monsieur.

BALANDARD. - Non ! à onze et tout seul.

MARIETTE, à part. - C'est un riche ! (Haut.) Monsieur a besoin de rien ?

BALANDARD. - Si ! j'ai besoin de dormir. Ma valise ? Ah ! la voilà ! Bonsoir !

MARIETTE. - Bonsoir, monsieur. (À part.) Il est fier ! (Elle sort.)



SCÈNE VI

BALANDARD, CORISANDE, endormie.


BALANDARD. - (Minuit sonne.) Minuit ! Je tombe de sommeil, dormons. Pourvu que le camarade ne me réveille pas trop matin ! Il va bien, lui, sous son parapluie ! Il s'est retiré sous sa tente et ne s'inquiète de rien. Un voyageur de commerce, ça dort partout. Voilà des gens heureux ! moi, je suis trop nerveux, un sommeil de héron toujours sur une patte. Un rien m'irrite, et alors, va te promener... Grâce à Dieu, Châteauroux est une ville pieuse et tranquille. (En parlant, il a ouvert sa valise, il se déshabille.) Voyons, ai-je toutes mes petites affaires, mon bonnet de coton ?... Qui croirait que j'use encore de ce meuble classique ! Mais on peut en rire ; moi, j'y tiens. Pour mon rhume de cerveau chronique, il n'y a que ça ! Où mettrai-je ma montre ? Là, sur la cheminée. (Il met sa montre sur la cheminée, et regarde les adresses qui sont au cadre da la glace.) Madame Ducatillon, couturière pour dames ; P. Verdot, photographe à Châteauroux (Indre). Elles sont bien, ses photographies ! j'irai demain chez lui ! Monsieur Jules, voyageur de commerce. Ah ! ça doit être mon camarade de chambre, l'homme au parapluie... Après ça, peut-être qu'il voyage pour placer cette marchandise-là. (lisant la carte.) Non, voyage pour les huiles, savons de Marseille, et cætera. Ah ! (gasconnant.) tu es de Marseille, mon bon ! troun de l'air, tu viens de la Canebière ! (Corisande ronfle.) Ah ! Ah ! nous ronflons ! il doit avoir le nez retroussé ; j'ai remarqué que les nez courts et en trompette... les natures apoplectiques... mais il ne s'agit pas de tout ça... Les draps sont-ils blancs ? ils en ont l'air, pourvu qu'il n'y ait pas... je vais laisser ma bougie allumée, ça les éloigne. (Il se couche. Arrivée d'une diligence sous la fenêtre. On entend les grelots et le piétinement des chevaux que l'on dételle.) Qu'est-ce que c'est que ça ? je commençais à m'endormir. Ah ! c'est une diligence qui part... non, elle arrive...
     
(Dialogue à haute voix dans la cour.)

PREMIÈRE VOIX. - Hue donc, rossard !

DEUXIÈME VOIX. - Elle ne veut plus rien faire, quoi !

PREMIÈRE VOIX. - Dame ! Frémijet, c'est pas pour dire : mais que c'est un bon brin de chemin tout d' même d'Écueillé à ici.

DEUXÈME VOIX. - Moi, j'y ai dit à Monsieur Friturin, c'te cheval-là, il fera pas le service. Il le fera qu'il m'a dit. Il fera pas que j'y réponds. Le fait-il ? le fait-it pas ? Il ne le fait pas ; qui qu'a tort, qui qu'a raison ?

PREMIÈRE VOIX. - Tout ça veut rien dire ! Houspille-le !
     
(On entend un coup de feu et le cheval qui redresse la tête en agitant ses grelots et en piétinant sur le pavé.)

DEUXÈME VOIX. - Méfie-toi d'ta lanterne ! Tu mettrais bien le feu. Il y a d'la paille en tas dans l'écurie.

BALANDARD, se levant furieux. - Est-ce qu'ils ne vont pas se taire bientôt ? (Il ouvre la fenêtre.) Dites donc, là-bas ! Allez donc causer plus loin !

PREMIÈRE VOIX. - À cause ?

BALANDARD. - Vous empêchez les voyageurs de dormir, sacrebleu !

PREMIÈRE VOIX. - Ah ! on s'en va.

BALANDARD. - C'est pas malheureux ! (Il referme la fenêtre et va pour se recoucher, il entend les poulets qui pépient dans le panier.) Qu'est- ce que c'est encore que ça ? (Il regarde dans le panier.) Des poulets ? Ils sont gentils : petits ! Petits !... mais vous allez vous taire ! (Il va pour se coucher, il éternue.) Aïe donc,va ! je me suis encore enrhumé par cette fenêtre ouverte. Dort-il, ce voyageur ! Heureux Jules ! (Il soulève un peu le parapluie sans voir la figure de Corisande.) Ah ! ah ! il garnit bien un lit ! riche nature ! un hippopotame... (Il se recouche, un moment de silence. La pendule de la cheminée sonne une heure.) Voilà une pendule qui fait trop de bruit. (Il se relève et va à la pendule.) Attends, toi ! je vas t'arrêter. Pas besoin de savoir l'heure pendant que je dors. (Il arrête la pendule et va se recoucher pendant que toutes les autres, jusqu'à celle de la cathédrale, sonnent à leur tour.) Diable ! je ne peux pas les arrêter toutes. (Un coq chante dans la cour.) Est-ce que c'est celui du panier ? Quelle voix ! pas possible, non, c'est dans la cour. (Un chien jappe à plusieurs reprises.) En voilà un chien assommant ! Il est enragé ! Attends, je vais te faire taire ! (Il se lève.) Qu'est-ce que je pourrais bien lui jeter ? Ça ? Un tire-botte... ma foi, oui. (Il ouvre la fenêtre ; ie chien jappe encore plus.) Allez coucher, au chenil, à la paille ! (Le chien redouble ; il lui jette le tire-botte. On entend un carreau brisé.) Allons, bon ! le tire-botte a rebondi dans la fenêtre d'en bas. J'ai manqué le chien, mais il a eu peur et il se sauve. (Une chauve-souris vole autour de sa bougie.) Quoi, encore ? une chauve-souris ! Ah ! mais, c'est que je n'aime pas ces bêtes-là... je ne peux pas les souffrir. Heureusement la bonne a laissé son balai. (Il prend le balai et fait le moulinet sans attraper la chauve-souris.) C'est fatigant et inutile, je vais lui mettre la bougie sur la fenêtre. (Il met la bougie, le vent l'éteint, il ferme la fenêtre.) Va au diable ! Je crois qu'elle est partie ! (Il regagne son lit à tâtons et se couche. Un train de marchandises passe.) Ah l çà ! C'est donc tous les trains de la terre qui passent ici... (Il se met sur son séant.) Nom d'un chien ! j'ai la colique... C'est cette fenêtre ouverte, j'ai attrapé un courant d'air, comme dit la fille à l'ail. De l'ail ! je n'en ai pourtant pas mangé, moi ! Ah ! j'y suis ! j'ai mangé du canard aux oignons à Jeu-Maloches. Heureusement, ça se passe, ce ne sera rien ! Dormons. (On entend ruisseler la pluie.) Hé ! hé ! dites donc, le camarade ! Monsieur Jules ! vous avez rudement bu de la bière hier soir... Encore ? toujours donc ? Eh non, c'est la pluie... une pluie d'orage ! Le mastodonte n'y est pour rien. Il se contente d'imiter le violoncelle en ronflant, c'est en mi bémol... ça change, le voilà en sol dièse, il ronfle faux. C'est une toupie hollandaise, ce garçon-là. Hé ! Jules ! Il n'entend rien. J'étais sûr qu'il ronflerait, il doit avoir le nez trop court ! Je vais siffler, on dit que c'est le moyen. (Il siffle à plusieurs reprises.) Ça fait quelque chose, ça diminue. (Il bâille, les ronflements de Corisande redoublent.) Allons ! à présent, c'est un tonnerre lointain. Non, ça ne peut pas durer comme ça ! Il faut qu'il s'éveille ou que je reste éveillé toute la nuit. Mais, comment l'éveiller ? Jules ! Monsieur ! Gros bonhomme !... Il est probablement sourd, il faut le secouer un peu. (Il prend son édredon et frappe avec sur le parapluie dont le bout perce l'édredon. Le duvet se répand en nuage. Corisande effrayée se réveille.)

CORISANDE. - Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Un tremblement de terre ?

BALANDARD. - Tiens, liens ! affreux ronfleur !

CORISANDE, à part. - Madame Friturin ? (Haut.) Êtes-vous somnambule ? Réveillez-vous !

BALANDARD. - Me réveiller ? je ne fais que ça ! Tiens, attrape ! (Il la frappe arec l'édredon à moitié vide.)

CORISANDE, à part. - Ah mais, elle veut m'assassiner, elle est furieuse ! Je me défendrai ! (Elle saisit son édredon, se lève. Combat dans les ténèbres. On attrape la pendule qui tombe et se brise en sonnant toutes ses heures.)

BALANDARD. - Qu'est-ce qu'il se passe ? Trêve ! je demande une trêve. Je n'en peux plus, ouf !

CORISANDE. - Et moi donc ! vous voilà calmée, recouchons-nous ; votre pendule est cassée, c'est votre faute, c'est vous qui avez commencé.

BALANDARD, à part. - Ma pendule, ma pendule, pour qui me prend-il avec sa voix flutée ? Il ronfle trop, il perd sa voix par le nez.

CORISANDE. - Hein ? Quoi ?

BALANDARD. - Rien, dormez, la paix est faite.

CORISANDE. - Je ne demande que ça, moi ! Mais comme vous êtes enrhumée du cerveau, ma chère !

BALANDARD. - Ma chère ! il me prend pour madame Friturin... Je tombe sur un mystère d'iniquités. (Dans l'obscurité, en regagnant son lit, il te trompe et se met dans celui de Corisande où Corisande va pour se coucher.) Ah non ! par exemple ! vous êtes trop gros, mon cher !

CORISANDE, à part. - Mon cher ! elle rêve encore. (Riant.) Mais c'est mon lit que vous avez pris.

BALANDARD. - Pas du tout, c'est le mien.

CORISANDE. - Alors, c'est que je me trompe. (Elle va au lit de Balandard, s'y couche ; à part.) D'ailleurs, je ne veux pas la contrarier, elle a le cauchemar mauvais. (Elle se rendort.)

BALANDARD. - Et le voilà reparti à ronfler, ça ne l'a pas corrigé, et je suis éreinté, moi. Si ça pouvait me rendre sourd ! Comme cet oreiller sent la pommade ! Je n'en mets pourtant pas... Qu'est-ce que j'ai fait de mon bonnet de coton ? je l'aurai perdu dans la bataille. Je vais me fourrer sous la couverture.
     
(Il s'enfonce sous les draps. Au dehors deux heures sonnent à toutes les pendules et horloges. Attelage et bâchage de la diligence, bruits et dialogues de voix rauques et embrouillée dans la cour.)

PREMIÈRE VOIX. - Comm' ça, c'est la Grise que vous voulez ? hi donc !

DEUXIÈME VOIX. - Dam ! le Rossard est trop écorché !

PREMIÈRE VOIX. - Avez-vous la caisse pour le capitaine ?

DEUXIÈME VOIX. - Quel capitaine ?

PREMIÈRE VOIX. - Le capitaine Vachard à La Châtre ; c'est un uniforme neuf qu'il attend pour sa noce.

DEUXIÈME VOIX. - J' l'ai pas ! Ah ! si, le v'là bien.

PREMIÈRE VOIX. - Et c'te paquet d'arbres, ça se tient tout droit comme un cierge, ça rangera jamais sous la bâche.

DEUXIÈME VOIX. - Mettez-le d'ssus avec des cordes.

PREMIÈRE VOIX. - Ça tient pas, j'ai pas d' cordes.

DEUXIÈME VOIX. - Ah ! bougre de maladroit, ça sait pas s'y prendre... tiens, regarde, ça y est ; c'est pas pus malin que ça !

PREMIÈRE VOIX. - Et le gros violon à c' musicien qui va à la noce ?

DEUXIÈME VOIX. - Y a plus d' place.

PREMIÈRE VOIX. - Faut ben l' prendre, c'est pour faire danser les mariés.

DEUXIÈME VOIX. - Pique-le sous ces malles.

PREMIÈRE VOIX. - Y veut pas entrer.

DEUXIÈME VOIX. - Y veut pas ! pousses-y donc la queue !... il a pété un coup !

PREMIÈRE VOIX. - Ça fait rien ! amène les chevaux !

BALANDARD, se mettant sur son séant. - C'est d'un puissant intérêt, ce qu'ils disent, mais c'est assommant ! (Il se lève et va ouvrir la fenêtre, on entend ruisseler la pluie. Avec ironie.) Dites donc, si vous vouliez monter, je me mêlerais à votre conversation.

PREMIÈRE VOIX, d'en bas. - Hein ? quoi qu'il y a ?

BALANDARD. - Mais c'est comme si vous parliez dans ma chambre.

DEUXIÈME VOIX. - Il va pas nous flanquer la paix, celui-là ?


 




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